La gauche américaine après Bernie Sanders1
Kristian Hernandez
Membre du comité politique national de Democratic Socialists of America et militante de Dallas, Texas
Nombre de familles latinx2, dont la mienne, naviguent dans la politique américaine dans le sillage des électrices et des électeurs de première génération. Même s’il était citoyen américain depuis un certain temps, mon père n’avait jamais voté avant 2016. Il a cependant démontré davantage d’intérêt quand je me suis engagée dans un organisme local de défense des droits des immigrantes et immigrants et que je l’ai invité à se joindre à nous. Il a été épaté de voir un groupe de jeunes mettre sur pied tout un programme pour venir en aide à notre communauté. Il s’est toujours senti le bienvenu, car nous avions de la musique, de la nourriture et de la traduction espagnole. C’est grâce à ces manifestations et à ces ateliers, ainsi qu’à nos nombreuses discussions autour du programme de Bernie Sanders, que mon père a commencé à « Feel the Bern3 ». Et nos parents n’ont pas hésité à nous consulter au sujet de la course à la présidence, nous, les millions de jeunes et de millénaires latinex. En effet, quand nous étions enfants, nous avons traduit leurs documents juridiques et nous leur avons servi d’interprètes dans les banques et dans les épiceries. Essentiellement, cette grande confiance était mutuelle, car notre génération a pu compter sur les nombreux sacrifices que nos parents ont consentis pour assurer notre survie.
C’est un progrès remarquable que de voir nos jeunes latinx devenir des leaders politiques dans leur communauté partout dans le pays. Un puissant bloc d’électrices et d’électeurs s’organise autour d’une nouvelle vision fondée sur des valeurs multigénérationnelles partagées. Cela prouve ce que les militantes et les militants ont toujours su : que notre avenir politique repose sur la force de nos relations personnelles et sur la solidarité entre nos différentes collectivités. Au moment où Bernie a interrompu sa campagne 2020, mon père avait arpenté son quartier, travaillé comme secrétaire d’élections, voté dans deux élections présidentielles et dans chacune des élections locales entretemps. Il relayait régulièrement les messages de Bernie sur Facebook. Bref, il commençait à comprendre son propre pouvoir.
Bernie Sanders n’a pas remporté mon État, le Texas, mais il y a mis au jour un nouveau paysage politique, en particulier auprès des électrices et électeurs latinx. Bernie a récolté 39 % du vote latinx, pas loin derrière les 49 % de la Californie et l’énorme 53 % du Nevada. « Tio Bernie », c’était davantage qu’une expression affectueuse, c’était une marque de confiance. Cela n’aurait pas été possible sans le personnel de la campagne qui savait où aller pour échanger avec les gens de ma communauté (dans les supermarchés, à la porte des églises, dans les matchs de soccer ou à travers les émissions de radio en espagnol), un changement de culture délibéré par rapport à la façon dont on mène habituellement les campagnes, une démonstration du puissant mantra de tout militant ou toute militante, « rencontrer les gens là où ils sont ».
La campagne a également su aller au-delà du stéréotype de l’électrice ou de l’électeur latinx qui ne se préoccupe que d’immigration. Bernie s’est adressé à nous en tant que personne à part entière, intéressée par un salaire décent, l’accès au collège pour toutes et tous et des soins de santé. Les électrices et électeurs latinx, qui représentent le segment démographique le moins assuré au Texas et dans tout le pays, ont soutenu Bernie à cause de son engagement profond pour l’accès universel aux soins de santé. Pour les parents immigrants qui veulent surtout envoyer leurs enfants au collège, son programme en faveur du collège pour toutes et tous représentait aussi une promesse d’espoir. Et pour des mères qui arrivent tout juste à joindre les deux bouts, un salaire minimum à 15 dollars l’heure signifiait un avenir viable.
Même si je considère que la deuxième campagne présidentielle de Bernie a été un succès à plusieurs égards, on doit néanmoins se demander quelles leçons on peut en tirer, où peut-on faire mieux, et réfléchir à la suite des choses. Comment la gauche au sens large peut-elle apprendre à construire un pouvoir dans un climat où règnent la confiance, le sens des relations et du collectif ? Comment reproduire ce que plusieurs parmi nous ont vécu au niveau local ? Ces questions sont particulièrement urgentes dans la mesure où Trump pourrait obtenir un second mandat, les démocrates n’étant pas prêts à lui opposer une véritable solution de rechange politique.
Au moment où nous nous engageons dans un projet de transformation à long terme de la société, la crise de la COVID-19 vient ajouter à l’urgence de nos tâches. Le besoin de nous réorganiser se fait sentir, nos efforts d’organisation se révèlent inefficaces. Il est important de profiter de ce moment pour nous ancrer dans une vision à long terme des objectifs de nos luttes, et pour réfléchir aux moyens de concrétiser cette vision alors que le terrain de la lutte politique se déplace. Il faut repolitiser celles et ceux qui risquent le plus d’être désabusés par l’élection présidentielle, ainsi que celles et ceux qui ont toujours été les oubliés de la politique.
La pandémie offre aussi l’occasion de se démarquer en tant que classe : de redéfinir la ligne séparant les travailleuses et travailleurs de la classe dominante. Plusieurs d’entre nous sont exclus des décisions qui affectent nos vies et la gauche doit démystifier qui exerce le pouvoir sur nous. Il est essentiel d’exposer qui a le pouvoir de décider des choses qui nous empêchent de vivre pleinement notre vie : de démasquer les systèmes qui nous oppriment. Mais pour gagner, il ne suffit pas de nommer nos opposants ou de proposer une analyse « juste ».
Democratic Socialistes of America (DSA), la plus importante organisation socialiste des États-Unis, met l’accent sur le recrutement, car nous savons que seul un mouvement de masse pourra venir à bout du programme de la droite. Celles et ceux qui sont déjà acquis à la cause sont assez nombreux pour permettre de remporter une victoire, certainement. Mais si on veut éviter de recommencer à zéro à la fin de chacune de nos luttes, il faut poursuivre le travail d’organisation sciemment et sans relâche au sein de nos réseaux. En menant des campagnes qui rejoignent les intérêts des gens dans notre collectivité, nous pouvons établir la confiance et approfondir nos rapports aux autres.
Avec du temps et de la détermination, ces relations serviront de base aux structures démocratiques dans nos milieux de travail, nos quartiers, nos écoles, nos vies quotidiennes. Personne n’édifiera ces organisations pour nous, et c’est urgent si on veut contrer l’hégémonie de ces monstres capitalistes que sont les grands médias et autres institutions qui tentent de réfréner notre imagination politique. Les abstractions abondent dans notre façon de parler de celles et ceux que nous voulons intégrer à la gauche (par exemple, la notion abstraite de « diversité »), et elles doivent céder le pas à des efforts concrets pour collaborer avec des groupes, organisés ou non, dans des luttes pertinentes et stratégiques. Notre rayonnement doit être le fruit d’un échange, pas une transaction. Il y a beaucoup à apprendre de celles et ceux qui ne sont pas encore organisés, et si nous croyons pouvoir nous renforcer grâce aux alliances avec d’autres groupes, nous devons avoir confiance en leurs positions.
Quelle que soit la voie que nous choisissons, il ne faut rien céder à la banalisation et à l’avancement de la droite. Le nationalisme blanc est particulièrement affirmé, ici et à l’étranger, et les griffes du capitalisme se sont enfoncées plus profondément à l’occasion de cette crise mondiale. La situation actuelle n’a fait que nous enliser davantage dans la peur et la colère. Même si aucune de ces émotions n’est « mauvaise », ce ne sont pas là les meilleurs outils pour bâtir une gauche forte et résiliente. La peur se nourrit de l’incompréhension, des traumatismes et de l’ignorance ; de la colère, de l’absence de droits, de l’injustice et de l’impatience. À quoi ressemblerait notre mouvement si nous nous unissions plutôt dans la solidarité ? Si la libération collective était au cœur de notre lutte pour un avenir meilleur ?
Un tournant culturel nécessaire
Dans la gauche, on dit souvent qu’on remporte la guerre des idées. On évoque des indicateurs de progrès, comme la popularité et la généralisation de l’idée d’un salaire minimum à 15 dollars, la santé en tant que droit humain et l’accès universel au collège. Cependant, concevoir notre lutte comme une guerre d’idées traduit fondamentalement une perspective idéaliste. Les idées doivent se concrétiser dans la pratique, et celles-ci ne deviennent réalité que dans leur rapport avec d’autres. « Il n’y a pas de nouvelles idées, a dit Audre Lorde. Il n’y a que de nouvelles façons de les faire sentir. » Nos revendications doivent nous transformer tout comme elles le font des systèmes que nos combattons.
Les groupes de gauche, DSA y compris, accordent une importance excessive à la primauté des idées, en particulier des idées issues de la théorie plutôt que de la pratique. On apprend dans les livres, oui, mais plus encore dans ce qui est ressenti et vécu. L’accès aux connaissances passe d’abord et avant tout par les luttes. Ce savoir empirique s’inscrit souvent dans des pratiques communes. Les pratiques culturelles partagées dans le travail militant sont ainsi un lieu important de transmission du savoir. Trop souvent, les leçons tirées des pratiques organisationnelles sont de nature parlementaire, bureaucratique, et elles reflètent les normes dominantes fondées sur la classe et la profession. Au fur et à mesure que nous élargirons notre base, il faudra ouvrir de nouvelles avenues de construction du savoir. Cela exige un changement culturel dans notre façon de travailler. Il faut sans relâche promouvoir cette autocritique de notre travail afin d’élargir nos coalitions.
Notre action pour conquérir les esprits et les cœurs ne se limite pas à faire appel à la conscience des gens. Il faut prendre en compte leurs intérêts. On ne peut pas s’attendre à ce que les personnes changent en leur disant : « Ne soyez pas racistes, ne soyez pas capacitistes ». C’est un processus de désapprentissage qui doit être soutenu par de l’éducation politique, de la transparence et des gestes de solidarité. On apprend tout cela en appartenant à une même organisation, là où la démocratie et la responsabilisation existent, en se mobilisant dans une campagne dont la maîtrise revient aux personnes elles-mêmes. C’est entre autres en s’engageant dans un tel processus qu’on peut combattre les divisions internes, car on y fait l’expérience du travail avec autrui et la découverte de nos intérêts communs. Le risque de perdre nous unit. La transformation réside dans l’acte même de lutter collectivement, et non dans la victoire ou le changement seulement. Le processus est essentiel car il arrive qu’on ne voie jamais l’aboutissement de nos luttes ; on ne possède pas la politique, on la fait. La façon dont nous menons ces campagnes et ces luttes est cruciale si le but de la campagne est de transformer radicalement les choses.
La gauche a failli à sa tâche en revendiquant le changement sans adopter des pratiques transformatrices. Dans l’urgence, on peut être tentés de s’organiser pour gagner plutôt que de chercher à changer les choses. Il peut sembler que « la victoire » est tout ce qui compte, surtout si on a certains besoins matériels à combler, mais il ne faut pas sous-estimer l’importance de transformer les systèmes et les personnes. Nous nous sommes battus, oui, mais nous devons également nous engager avec un but. C’est cette culture de l’organisation-pour-la-victoire qui conduit souvent à former des groupes composés de militantes et de militants cooptés qui établissent des hiérarchies dans les tâches et dans la direction, et qui pratiquent un militantisme axé sur la performance. Ces approches peuvent être aliénantes et écrasantes, au point où certaines personnes quittent les milieux et les organisations, dépitées. Le leadership ne saurait être réservé à ceux et celles qui ont le plus de temps libre, la parole facile, la meilleure éducation ou l’analyse la plus « juste ». Le leadership doit au contraire évoluer pour inclure ceux et celles qui renforcent et font progresser notre travail collectif.
Il faut encore développer une autre pratique culturelle : chercher à apprendre et non seulement à enseigner. La pire chose à faire est de croire qu’il est possible d’atteindre l’apogée de la croissance politique. L’intégration délibérée d’un nombre grandissant de personnes va nous faire réfléchir, nous transformer, et changer notre façon de penser et d’apprendre. Les militantes et militants de gauche ne sont pas là simplement pour éclairer la classe ouvrière, ils sont là plutôt pour construire à partir de ce que la classe ouvrière sait déjà. On doit faire confiance aux travailleuses et travailleurs qui connaissent leur situation, et ne pas infantiliser nos camarades, surtout celles et ceux qui n’ont connu à ce jour que des luttes pour la survie. Il existe une certaine glorification des « travailleuses et travailleurs » et de la « classe ouvrière » qui ne sert qu’à les objectiver, à décrire ce qu’ils « devraient » être. Il faut plutôt ancrer notre travail dans ce qu’est la classe ouvrière en 2020, avec toutes les contradictions que cela suppose. Cela nous permet d’avancer vers ce que nous pourrions être : notre potentiel révolutionnaire. Revendiquer tout le pouvoir aux travailleuses et aux travailleurs exige d’avoir confiance que la classe ouvrière peut et va se mobiliser au fil du temps dans les luttes et les pratiques démocratiques.
La confiance, aussi, doit faire partie intégrante de notre culture organisationnelle si nous voulons avoir la moindre chance contre l’hyperindividualisme qui mine notre solidarité. On ne doit pas laisser une culture de la perfection orienter notre pratique politique et la façon dont nous interagissons. Je pense que c’est l’idée que veut saisir la maxime populaire : « présumer de la bonne foi ». Cette entente toute simple ne tient plus si on y voit un mandat ou un acquis, plutôt qu’une pratique collective de guérison, de réconciliation. Les transformations que l’on connaît à travers les luttes font évoluer notre imaginaire et nos positions, mais il faut un processus de guérison pour se défaire des points de vue oppressifs, des traumatismes et de la domination. Militer, c’est devenir plus humain, davantage capable d’établir des relations de confiance les uns avec les autres. Mais là où il aurait fallu de l’humilité et de la patience, nous avons souvent formé des cliques, des hiérarchies, et négligé la culture. Les erreurs deviennent des prétextes pour écarter des personnes. On leur fait mal pour les déshumaniser. On s’aménage des lieux sûrs, sans défi, on exige un appui aveugle. On ne saurait s’attendre à combattre efficacement l’oppression sans promouvoir la patience, l’éducation et un langage commun. On ne peut espérer échapper au cycle de la violence à moins de renoncer aux pratiques répressives. Dans la tâche de construction de nos organisations, il faut expressément chercher à réduire les préjudices et à promouvoir la guérison, à la fois pour celles et ceux qui ont été blessés, et pour celles et ceux qui en ont été la cause.
L’avenir de la gauche
La gauche a besoin de changements culturels dont plusieurs sont rendus nécessaires par notre attitude face aux défaites. Aux prises avec la peur ou la souffrance, on s’est habitués à serrer les rangs et à tourner le dos aux autres, mais il est d’autant plus important de montrer notre vulnérabilité, d’opter pour la compassion et la confiance, car les militantes et les militants ne peuvent exister dans l’isolement. Militer, c’est être en relation avec les autres, et il vaut la peine de se rappeler que ce que nous sommes est inextricablement lié à ce que nous faisons. Nous devons nous préparer au long combat qui nous attend en tissant des liens plus forts avec les autres et en faisant ce qu’il faut pour mettre fin aux préjudices que nous subissons régulièrement sous le capitalisme et dans nos rapports les uns avec les autres.
La campagne présidentielle 2020 de Bernie a fait ressortir le besoin de revenir à la base et de faire preuve d’humilité. Gagner ou perdre, c’est quelque peu subjectif. Considéré à l’échelle de l’histoire, le projet socialiste apparaît souvent comme une abstraction. Il faut être honnête dans notre action et relancer l’organisation sur une base plus large et plus profonde. En fin de compte, l’organisation ne consiste pas en une série de gestes séparés qu’on pourrait classer soit dans les « victoires », soit dans les « défaites ». C’est le processus par lequel les personnes, les institutions et les rapports se transforment. Ce qu’on tente constamment de faire, c’est de rendre tout cela très concret pour les gens. Dans les luttes communes, nous souhaitons que les personnes sentent les chaînes et comprennent qu’ils ne sont pas libres. La campagne de Bernie a permis de populariser ce sentiment, résumé par « lutter pour quelqu’un qu’on ne connaît pas ».
Il faut se rappeler que la crise qui sévit n’est pas qu’une lointaine possibilité. À bien des égards, le fascisme est déjà là. On peut avoir l’impression d’encaisser tous ces évènements, mais il est alors d’autant plus important pour nous de faire bouger les choses. Il faut être tenace et honnête dans notre action, écouter et apprendre avant d’enseigner, et s’engager à militer pour des changements sociaux. Ce moment de crise ouvre des possibilités, et il vaut la peine de saisir la moindre occasion que nous avons de nous en sortir ensemble. La gauche aura un avenir brillant dans la mesure où nos rapports seront forgés dans la solidarité et où nos actions laisseront place à l’attention aux autres et à la compassion. Nous vivons une époque où les frontières entre le possible et l’impossible sont floues. Aujourd’hui, nous pouvons assumer nos responsabilités mutuelles dans la lutte pour un monde meilleur, pour les uns et pour les autres.
1 La traduction est de Colette St-Hilaire.
2 Néologisme visant à décrire de façon non discriminatoire les personnes issues de l’immigration de l’Amérique latine. (Ndt)
3 Expression de soutien à Bernie Sanders qui est en même temps un jeu de mots : Feel the Bern est un homonyme de Feel the Burn, qui signifie Relevez le défi ou encore Sentez que ça chauffe. (Ndt)