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La Commune, un débat qui continue jusqu’à aujourd’hui

Michael Löwy, Europe solidarités sans frontière, 12 décembre 2011

 

La tradition des opprimés

Il existe au cimetière Père Lachaise de Paris un mur, connu comme « Le Mur des Fédérés ». C’est là qu’ont été fusillés, en mai 1871, par les troupes versaillaises, les derniers combattants de la Commune de Paris. Toutes les années, des milliers – et parfois, comme en 1971, des dizaines de milliers – de personnes, des français mais aussi des gens du monde entier, rendent visite à cet haut lieu de mémoire du mouvement ouvrier. Ils viennent seuls ou en manifestation, avec des drapeaux rouges ou des fleurs, et chantent parfois une vieille chanson d’amour, devenu le chant des communards : « Le Temps des Cerises ». On ne rend pas hommage à un homme, un héros ou un grand penseur, mais à une foule d’anonymes, qu’on refuse d’oublier.

Comme le disait Walter Benjamin dans ses Thèses « Sur le concept d’histoire » (1940) : la lutte émancipatrice se fait non seulement au nom de l’avenir mais aussi au nom des générations vaincues ; le souvenir des ancêtres asservis et de leurs combats est une des grandes sources d’inspiration morale et politique de la pensée et de l’action révolutionnaire.

La Commune de Paris fait donc partie de ce que Benjamin appelle « la tradition des opprimés », c’est à dire, de ces moments privilégiés (« messianiques ») de l’histoire où les classes subalternes ont réussi, pour un moment, de briser la continuité de l’histoire, la continuité de l’oppression ; des courtes – trop courtes – périodes de liberté, d’émancipation et de justice qui vont, à chaque fois, servir de repères et d’exemples pour des combats nouveaux. Depuis 1871 elle n’a pas cessé de nourrir la réflexion et la pratique des révolutionnaires, à commencer par Marx lui-même – ainsi que Bakounine – et ensuite, au XXe siècle, Trotski et Lénine.

Marx et la Commune de 1871

Malgré leurs désaccords au sein de la Première Internationale, marxistes et libertaires vont coopérer fraternellement dans le soutien à la Commune de Paris, cette première grande tentative de « pouvoir prolétarien » dans l’histoire moderne. Certes, les analyses respectives de Marx et de Bakounine sur cet événement révolutionnaire étaient aux antipodes. On peut résumer les thèses du premier dans les termes suivants :

« La situation du petit nombre de socialistes convaincus qui ont fait partie de la Commune était excessivement difficile… Il leur a fallu opposer un gouvernement et une armée révolutionnaires au gouvernement et à l’armée de Versailles ».

Face à cette lecture de la guerre civile en France, qui oppose deux gouvernements et deux armées, le point de vue anti-étatique du deuxième était tout à fait explicite :

« La Commune de Paris fut une révolution contre l’Etat lui-même, cet avorton surnaturel de la société ».

Le lecteur attentif et informé aura corrigé de lui-même : la première opinion est celle de… Bakounine lui-même dans son essai « La Commune de Paris et la notion de l’Etat » [1]. Tandis que la deuxième est une citation de… Marx, dans le premier essai de rédaction de « La Guerre Civile en France, 1871 » [2]. Nous avons fait exprès de brouiller les cartes, pour montrer que les divergences – certes bien réelles – entre Marx et Bakounine, marxistes et libertaires, ne sont pas aussi simples et évidentes qu’on le croit…

D’ailleurs, Marx s’est réjoui du fait que, au cours des événements de la Commune, les proudhoniens aient oublié les thèses de leur maître, tandis que certains libertaires observent avec plaisir que les écrits de Marx sur la Commune oublient le centralisme au profit du fédéralisme.

Karl Marx avait proposé, comme mot d’ordre politique central de l’Association internationale des Travailleurs – la Première Internationale – cette formule qu’il a inscrit dans l’Adresse inaugurale de l’AIT en 1864 : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Si la Commune de 1871 était tellement importante à ses yeux, c’est précisément parce qu’elle a été la première manifestation révolutionnaire de ce principe fondateur du mouvement ouvrier et socialiste moderne.

La Commune, écrit Marx dans l’Adresse qu’il a rédigée au nom de la Première Internationale en 1871, « La guerre civile en France » (et dans les notices préparatoires) n’a pas été le pouvoir d’un parti ou d’un groupe, mais « essentiellement le gouvernement de la classe ouvrière », un « gouvernement du peuple par le peuple », c’est-à-dire, « la reprise par le peuple et pour le peuple de sa propre vocation sociale » [3]. Pour cela, on ne pouvait pas se contenter de « conquérir » l’appareil d’Etat existant : il fallait le « briser » et le remplacer par une autre forme de pouvoir politique, comme l’ont fait les Communards, dès leur premier décret – la suppression de l’armée permanente et son remplacement par le peuple en armes.

Voici ce qu’écrivait Marx dans une lettre à son ami Kugelmann le 17 avril 1871, donc au cours des premières semaines de la Commune : « Dans le dernier chapitre de mon ’18 Brumaire’, je remarque comme tu verras si tu le relis, que la prochaine tentative de révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici, mais à la détruire. C’est la condition première de toute révolution véritablement populaire dans le continent. C’est aussi ce qu’ont fait nos héroïques camarades de Paris ». [4]

Ce qui semble à Marx décisif, c’est non seulement la législation sociale de la Commune – dont certaines mesures, comme la transformation des usines abandonnées par leurs propriétaires en coopératives ouvrières, avaient une dynamique socialiste – mais surtout sa signification politique comme pouvoir des travailleurs. Comme il l’écrit dans l’Adresse de 1871, « cette nouvelle Commune, qui brise le pouvoir d’Etat moderne » a été l’œuvre de « simples ouvriers », qui, « pour la première fois, osèrent toucher au privilège gouvernemental de leurs ‘supérieurs naturels’, les possédants ». [5]

La Commune n’était ni une conspiration, ni un coup de main, elle était « le peuple agissant pour lui-même et par lui-même ». Le correspondant du journal Daily News n’y trouve aucun chef exerçant « l’autorité suprême », ce qui appelle un commentaire ironique de Marx : « Cela choque le bourgeois qui a un immense besoin d’idoles politiques et de ‘grands hommes’ » [6]. Certes, les militants de la Première Internationale ont joué un rôle important dans les événements, mais la Commune ne peut pas être expliquée par l’intervention d’un groupe d’avant-garde. En réponse aux calomnies de la réaction, qui présentaient le soulèvement comme une conspiration tramée par l’AIT, Marx écrivait : « L’entendement bourgeois, tout imprégné d’esprit policier, se figure naturellement l’Association internationale des travailleurs comme une sorte de conjuration secrète, dont l’autorité centrale commande, de temps à autre, des explosions en différents pays. Notre Association n’est, en fait, rien d’autre que le lien international qui unit les ouvriers les plus avancés des divers pays du monde civilisé. En quelque lieu, sous quelque forme, et dans quelques conditions que la lutte de classe prenne consistance, il est bien naturel que les membres de notre Association se trouvent au premier rang » [7].

Si Marx parle tantôt d’ouvriers et tantôt de « peuple » c’est parce qu’il est conscient que la Commune n’est pas seulement l’œuvre de la classe prolétarienne au sens strict, mais aussi de secteurs des classes moyennes appauvries, des intellectuels, des femmes de diverses couches sociales, d’étudiants et de soldats, tous unis autour du drapeau rouge et du rêve d’une République sociale. Sans parler des paysans, absents du mouvement, mais sans le soutient desquels le soulèvement de Paris ne pourrait qu’échouer.

Un autre aspect de la Commune sur lequel insiste Marx c’est son caractère internationaliste. Certes, le peuple de Paris s’insurge en 1871 contre les politiciens bourgeois capitulards qui se réconcilient avec Bismarck et l’armée prussienne. Mais ce sursaut national ne prend nullement une forme nationaliste ; non seulement à cause du rôle des militants de la section française de la Ire Internationale, mais aussi parce que la Commune fait appel à des combattants de toutes les nations . La solidarité de l’Association Internationale des Travailleurs, et les meetings de soutien à la Commune tenus à Breslau et d’autres villes allemandes, à l’initiative des ouvriers socialistes, sont l’expression de cette signification internationaliste du soulèvement du peuple parisien. Comme l’écrira Marx dans une résolution adoptée par une meeting pour célébrer l’anniversaire de la Commune en mars 1872, les communards étaient « l’héroïque avant-garde…de l’armée menaçante du prolétariat universel » [8].

Le saut de tigre dans le passé : Octobre 1917

Il existe, selon Walter Benjamin, toujours dans ses Thèses de 1940, une constellation unique entre un moment présent dans la lutte des opprimés, et un événement précis du passé, une image unique de ce passé qui risque de disparaître si elle n’est pas reconnue. C’est ce qui s’est passé lors de la révolution russe de 1905. Seul Léon Trotski a perçu la constellation entre la Commune de 1871 et le combat des Soviets russes en 1905 : dans sa préface, rédigée en décembre 1905, à l’édition russe des écrits de Marx sur la Commune, il observe que l’exemple de 1871 montre que « dans un pays économiquement plus arriéré, le prolétariat peu arriver au pouvoir plus tôt que dans un pays capitaliste avancé ». Or, une fois au pouvoir, les travailleurs russes seront conduits, comme ceux de la Commune, à prendre des mesures qui combinent la liquidation de l’absolutisme avec la révolution socialiste [9].

En 1905-1906, Trotski était tout à fait isolé dans la défense du modèle de 1871 pour la révolution russe. Même Lénine, malgré ses critiques à la tactique menchévique de soutien à la bourgeoisie anti-tsariste, refuse de considérer la Commune comme un exemple pour le mouvement ouvrier en Russie. Dans son ouvrage de 1905, Les deux tactiques de la social-démocratie, il critique la Commune de Paris pour avoir « confondu les buts de la lutte pour la république avec ceux de la lutte pour le socialisme » ; pour cette raison elle est « un gouvernement auquel le nôtre [le futur gouvernement démocratique révolutionnaire russe] ne doit pas ressembler » [10].

Les choses se passeront tout autrement en 1917. Dès les Thèses d’Avril, Lénine prend la Commune de Paris comme modèle pour la République des Soviets qu’il propose comme but pour les révolutionnaires russes, précisément parce qu’elle a opéré la fusion dialectique entre la lutte pour la république démocratique et la lutte pour le socialisme. Cette idée sera aussi largement développée dans L’Etat et la révolution et tous les autres écrits de Lénine au cours de l’année 1917. L’identification avec les communards était tellement forte que, selon les souvenirs des contemporains, Lénine avait célébré, avec fierté, le jour où – quelques mois à peine après Octobre 1917 – le pouvoir des Soviets avait réussi à tenir un jour de plus que la Commune de 1871…

La révolution d’Octobre est un donc un exemple frappant de cette idée proposée par Walter Benjamin dans ses Thèses : toute révolution authentique est non seulement un saut vers l’avenir, mais aussi « un saut de tigre dans le passé », un saut dialectique vers un moment du passé chargé de « temps du présent » (Jetztzeit).

Aussi bien Marx qu’ Engels, Lénine ou Trotski on critiqué certaines erreurs politiques ou stratégiques de la Commune : par exemple, ne pas prendre l’argent de la Banque de France, ne pas attaquer Versailles, attendre l’ennemi dans les barricades de chaque quartier. Ils n’ont pas moins reconnu dans cet événement un moment sans précédent dans l’histoire moderne, la première tentative de « prendre le ciel d’assaut », la première expérience d’émancipation sociale et politique des classes opprimées.

Actualité de la Commune de Paris au XXIe siècle

Chaque génération a sa propre lecture, sa propre interprétation de la Commune de 1871, en fonction de son expérience historique, des besoins de son combat présent, des aspiration et utopies qui la motivent. Qu’est-ce que ferait son actualité aujourd’hui, du point de vue de la gauche radicale et des mouvements sociaux et politiques du début du XXIe siècle, depuis les Zapatistes du Chiapas jusqu’au « mouvement des mouvements », le mouvement altermondialiste ?

Certes, la grande majorité des militants et activistes d’aujourd’hui connait peu de choses sur la Commune. Il n’existe pas moins, entre l’expérience du printemps parisien de 1871 et celle des luttes d’aujourd’hui certaines affinités, certaines résonances qui méritent d’être mises en avant :

  1. La Commune était un mouvement d’auto-émancipation, d’auto-organisation, d’initiative par en bas. Aucun parti n’a tenté de se substituer aux classes populaires, aucune avant-garde n’a voulu « prendre le pouvoir » à la place des travailleurs. Les militants de la section française de la Première Internationale étaient parmi les partisans les plus actifs de l’insurrection populaire, mais ils n’ont jamais voulu s’ériger en « direction » auto-proclamée du mouvement, ils n’ont jamais tenté de monopoliser le pouvoir, ou de marginaliser d’autres courants politiques. Les représentants de la Commune ont été démocratiquement élus dans les arrondissements, et soumis au contrôle permanent de leur base populaire.
  2. En d’autres termes : la Commune de 1871 a été un mouvement pluraliste et unitaire, dans lequel participaient des partisans de Proudhon ou (plus rares) de Marx, des libertaires et des jacobins, des blanquistes et des « républicains sociaux ». Certes, il y avait des débats et des divergences, parfois même des affrontements politiques dans les instances démocratiquement élues de la Commune. Mais dans la pratique on agissait en commun, on se respectait mutuellement, on concentrait le feu sur l’ennemi et non sur le frère de combat avec lequel on avait des désaccords. Les dogmes idéologiques des uns et des autres pesaient moins que les objectifs communs : l’émancipation sociale, l’abolition des privilèges de classe. Comme le reconnait Marx lui-même, les jacobins ont oublié leur centralisme autoritaire, et les proudhoniens leurs principes « anti-politiques ».
  3. Comme nous l’avons vu plus haut, ce fut un mouvement authentiquement internationaliste, avec la participation de combattants de plusieurs pays. La Commune élit à la direction de sa milice un révolutionnaire polonais (Dombrowicz) ; elle fait d’un ouvrier hongrois-allemand (Leo Frankel) son commissaire du travail. Certes, la résistance à l’occupation prussienne a joué un rôle décisif dans le déclenchement de la Commune, mais l’appel des insurgés français au peuple et à la social-démocratie allemande, inspiré de l’utopie des « Etats Unis d’Europe », témoigne de cette sensibilité internationaliste.
  4. Malgré le poids du patriarcat dans la culture populaire, la Commune se distingue par une participation active et combattante des femmes. La militante libertaire Louise Michel et la révolutionnaire russe Elisabeth Dmitrieff sont parmi les plus connues, mais des milliers d’autres femmes – désignées avec rage et haine comme « pétroleuses » par la réaction versaillaise – ont pris part aux combats d’avril-mai 1871.

Le 13 avril les déléguées des citoyennes ont envoyé à la Commission Exécutive de la Commune une adresse qui fait état de la volonté de nombreuses femmes de participer à la défense de Paris, considérant que « la Commune, représentante du grand principe proclamant l’anéantissement de tout privilège, de toute inégalité, par la même est engagée à tenir compte des justes réclamations de la population entière, sans distinction de sexe – distinction créée et maintenue par le besoin de l’antagonisme sur lequel repose les privilèges des classes dominantes »

L’appel est signé par les déléguées, membre du Comité central des citoyennes : Adélaïde Valentin, Noëmie Colleville, Marcand, Sophie Graix, Joséphine Pratt, Céline Delvainquier, Aimée Delvainquier, Elisabeth Dmitrieff.

Sans avoir un programme socialiste précis, les mesures sociales de la Commune – par exemple, la remise aux ouvriers des usines abandonnées par leurs patrons – avaient une dynamique anticapitaliste radicale.

Il est évident que les caractéristiques des soulèvements populaires de notre époque – par exemple, l’insurrection zapatiste de 1994, ou celle du peuple de Buenos Aires en 2001 , ou encore celle qui a fait avorter le coup anti- Chavez au Venezuela en 2002, pour ne mentionner que quelques exemples récents d’Amérique Latine – sont très différentes de celles du Paris insurgé de 1871. Mais beaucoup d’aspects de cette première tentative d’émancipation sociale des opprimés restent d’une étonnante actualité et méritent de nourrir la réflexion des nouvelles générations. Sans mémoire du passé et de ses luttes il n’y aura pas de combat pour l’utopie de l’avenir.

 

Notes

[1] M. Bakounine, De la Guerre à la Commune, textes établis par Fernand Rudé, Paris, Anthropos, 1972, p. 412.

[2] Marx, Engels, Lénine, Sur la Commune de Paris, Moscou, Ed. du Progrès, 1971, p. 45.

[3] K .Marx, La Guerre civile en France 1871, Paris, Editions Sociales, 1953, p.5&, 56 et « Premier essai de rédaction », in La Guerre civile en France 1871, p.212.

[4] Marx, Engels, Lénine, Sur la Commune de Paris, Moscou, Editions du Progrès, 1970, p. 284.

[5] K. Marx, La Guerre civile en France, pp. 50,53.

[6] K. Marx, « Premier essai de rédaction »… pp. 192, 206.

[7] K. Marx, La guerre civile en France, pp. 68-69.

[8] Marx, Engels, Lénine, Sur la Commune de Paris, p.267.

[9] L.Trotski, Préface à Marx, Parizskaya Komuna, St. Petersburg, 1906, p.XX, in Leon Trotsky on the Paris Commune, Pathfinder Press, 1970, pp. 12-13.

[10] Lénine, Les deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution russe, ch. 10.

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