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Il s’agit de révolutions dans le monde arabe

Aux premiers moments d’une nouvelle étape dans la vie des sociétés du monde arabe, il est évident que les questions à voir et à dire sont multiples et entremêlées, mais allons aujourd`hui à ce qui me semble être des points essentiels, pourtant largement méconnus ou occultés.

 

I – Pourquoi parler d’espoir, de reprise de confiance en soi, et de dignité est éminemment politique.

Les révolutions en cours ont montré que des donnes tels que l’espoir, la reprise de la confiance en soi et du sentiment de dignité, considérées d’habitude peu mesurables, sont au cœur de l’événement. Elles y occupent une place importante à fois dans les motivations des révoltés et dans les conclusions retenues. L’affirmer n`est pas de la poésie ni du romantisme, mais relève d`une compréhension intime et globale de l`état du monde arabe.

Pour dominer ces sociétés, il a fallu installer des corps de police gigantesques et redoutables, un système corrompu au point de radier toute notion de droit, une paupérisation qui jette la population dans le dénuement le plus total. Mais aussi il a fallu travailler inlassablement et sciemment, par tous les moyens, pour faire intérioriser un profond sentiment d`impuissance, de désillusion, de désespoir et de mépris de soi. L’offensive sur ce domaine n’a pas été moins agressive que les obus des canons. Ses moyens sont divers : Les faits d’abord, les discours ensuite, ou avec. Depuis que les Arabes, incrédules, découvrent Sadate à Jérusalem, jusqu’à l’occupation de Beyrouth en 1982, de l`Iraq en 2003, et enfin l’attaque sur Gaza assiégée en 2009, ceci constitue tout un dossier. L’autre étant une régression rapide et catégorique de tous les acquis obtenus ça et là : re-expropriations des terres distribuées aux paysans lors de la reforme agraire en Egypte pour les « rendre » aux féodaux ou les vendre à des entreprises privées, négligence et délabrement de l’éducation nationale publique et des services de santé, des taux de chômage hallucinants, et absence de tous projets publics qui auraient laissé une lueur dans l’avenir…

Les sociétés sont livrées à elles-mêmes, les populations traitées comme de trop, et une répression violente s’abat sur n`importe quelle protestation.

Les régimes en place – à divers degrés et suivant diverses modalités – ont fini non seulement par s’aligner sur l’approche néolibérale globale, mais par perdre tout projet et vision sociétaux. Ils se contentent de la fonction d’intermédiaires avec les acteurs étatiques et privés du néolibéralisme, « lumpenisant » leur population, et devenant eux-mêmes des phénomènes « hors sols », dont le rôle se limite à celui de la gestion de cet espace qu’ils dominent. S’y ajoutent toutes les théories, diffusées tant par des analystes internationaux que par des intellectuels locaux, sur le « retard arabe », « l’exception » de cette partie du monde qui régresse, dépassée par tout le reste…et une atmosphère de décadence délétère, que reflètent des séries télévisées, des chansons bas de gamme etc.

L’absence de vision et les défaites accumulées avaient plongé ces sociétés dans un profond état de lassitude et de perte de repères.

La capacité de libérer le sud Liban en 2000, puis et surtout la défaite israélienne de l’été 2006, avaient eu un effet énorme dans l’ensemble de la région, concernant le « donc, nous pouvons », même si la réponse était « oui, mais en payant un prix exorbitant » .

Cette déduction avait justement inquiété Israël, les EU et les régimes arabes, parce qu`elle démentait et démontait une construction soignée et multiple de l’image de « l’Arabe », incapable de réussir quoi que ce soit. Mais ces exemples restaient des ‘exceptions’, étaient finalement relatives au conflit avec Israël et n’effaçaient pas le profond sentiment de cafouillage et d’impuissance en ce qui concerne l’état interne de ces sociétés.

Les régimes en place avaient aussi exploité au maximum le risque de chaos, en ressassant beaucoup l’exemple iraquien, ou l’effondrement du régime de Saddam Hussein avait entrainé une décomposition de la société, et même en évoquant l’exemple somalien. Ils ont également exploité la menace d’une possible mainmise de al Qaeda.

Ces régimes avaient surtout pratiqué la politique du vide, c’est à dire l’installation d’une absence totale d’alternatives : 1) en écrasant les forces politiques, 2) en rétrécissant le paysage à leur dimension, par l’interdiction de toute initiative libre, même si elle n’était pas particulièrement politique.

Sauf à adopter une posture purement ‘savante’ (ou pédante), il est impossible de mesurer les soulèvements en cour à la lumière de critères et de règles indépendantes ou extérieures à cette réalité installée et instaurée, qui encadrait l’exercice du politique dans un sens large du terme.

Pour cette raison, la preuve du « nous pouvons », d’une victoire qui pourra être limitée, trahie, assimilée, ou pervertie (ce sont des risques réels), cette preuve est non seulement précieuse, elle est révolutionnaire. Récupérer l’espoir, la confiance en soi et la dignité ouvre la possibilité a une suite.

II – continuité et discontinuité historiques

La défaite de 1967 a été plus marquante que la Naqba de 48. Ceci s’explique par le fait que cette dernière est au final une conséquence de la domination coloniale qui s’est établie après l’effondrement de l’empire ottoman, que son avènement a quand même causé la chute des régimes arabes considérés rétrogrades et corrompus qui en étaient responsables. Tandis que la défaite de 1967 est celle justement des forces qui ont pris le pouvoir en riposte à la Naqba, à l’état de dislocation du monde arabe, et à celui de ses retards économiques, culturels et sociaux. La défaite de 67 a donné lieu à une offensive des forces les plus rétrogrades et à un dénigrement profond de toute les positions qui se disaient « révolutionnaires », qualifiées de « rhétorique vide et populiste » par l’idéologie qui a dominé depuis.

A partir de ce moment, tout a été altéré. S’est installée une discontinuité historique, une coupure avec les aspirations et espoirs qui motivaient cette partie du monde, et ce depuis au moins la fin du XIXe siècle, et les penseurs de la Nahda, et les organisations nées avec la lutte contre le colonialisme et pour l’essor social… luttes symbolisées justement par des mouvements et des héros tel que – entre autres – Omar el Mokhtar de Libye (dont on parle beaucoup ces jours-ci), ou la révolte de 1920 en Iraq (non moins évoquée actuellement)…

Entre-temps, l’Iran se réalisait, et plus tardivement la Turquie aussi. Ces frères si proches et si jalousés à cause d’une longue histoire commune. Le malaise était énorme, et la perte d’espoir, de confiance en soi et par conséquent de dignité, minaient tout un chacun autant que le ‘collectif’. D’ailleurs cet effondrement permettait la trahison des élites, soit par la fuite vers des solutions individuelles, soit en théorisant le « retard arabe » et en appelant à la reddition : laisser de coté les visions et les ambitions et chercher à vivre. Il y a eu pendant 40 ans un « silence », qui laissait tomber le projet de la réalisation de soi (la Nahda) et celui de la libération nationale. Durant cette période, il y a eu beaucoup de défaites et de régressions, de désespoir, au point qu`un événement comme l`occupation de l’Iraq par les américains a pu se produire au milieu d`un déroutement général, de ‘justifications’, sinon de collaborations.

Il y avait bien évidemment des explosions de colère (les soulèvements du pain, les manifs gigantesques pour l’Iraq ou Gaza) mais sans plus. Pas de REALISATION. Et soudain une jeune génération ose, sans trop de programmes et de théories, de crier son ‘y en a marre’ : du muselage, de la famine, de la corruption… la revendication de « al hurria », la liberté, est traduite par : l’abolition des lois d’urgence ou d’exception, de la police politique, et la comptabilité des responsables devant une justice transparente. Mais aussi elle exprime le refus des médias bidons, et l’exigence que l’Etat soit au service du peuple, qui dit « dégage » quand ca ne lui plait pas. L’Etat doit être un organe objectif, de droit pour tous ses citoyens égaux. C`est ce que disent maintenant et durant ces soulèvements, les libéraux et la gauche, mais aussi les Frères Musulmans d’Egypte, le mouvement Nahda de Tunisie, le cheikh Ali Salman du mouvement Wifaq au Bahrein, et le cheikh Ali Sriti de libye.

Le slogan « le peuple veut la chute du régime » est un condensé de tout cela : il y a vouloir et il y a régime. Ce dernier, mot abstrait, signifie changement total. D’ailleurs un trait commun à tous les soulèvements est l’exigence d’assemblées constituantes. En 2003, avec la chute de Saddam Hussein et l’invasion américaine de l’Iraq, des groupes iraquiens qui étaient dans l’opposition au régime dictatorial mais qui étaient également hostiles à l`offensive américaine, ont appelé à une constituante, comme porte de sortie opposée au lancement de ce qu’on appelait « l’opération politique » qui se déroulait sous et avec l’occupation, la légitimant ainsi. Personne n’avait compris. Aujourd`hui, tout le monde revendique une « constituante ». C’est une notion très importante, qui exprime à la fois la volonté d’installer une refondation totale du contrat social, et une conscience du degré de destruction et du champ de ruine laissés par ces quarante ans de désastre, qui a d`ailleurs atteint à la fois la société et les structures politiques, qu’elles soient étatiques ou pas.

III – Pourquoi ceci a été possible maintenant ?

Je ne crois pas que ce sont les outils facebook et twitter qui ont fait l’événement, mais qu’ils l’ont servi. Je ne crois pas non plus que Jazeera en soit l’origine, même si elle a joué un rôle indéniable dans la communication et même le réseautage. Les révoltes actuelles viennent à la suite des luttes politiques et sociales qui ont été menées durant de longues années, souvent sans qu`elles aboutissent. Il y a ici un effet d`accumulation. Par contre, le ‘pourquoi maintenant’ revient à l’alchimie de l’Histoire.

Mais dans la décortication de cette alchimie, il faut souligner l`importance de la prise de conscience de la faiblesse américaine. Elle a été déterminante. Ces régimes qu’on a renversé ou qu’on tente de faire, n’étaient plus protégés par une superpuissance invincible. On peut parler de la crise du régime néolibéral globalisé, de la déception Obama, mais ce sont surtout la perte américaine de tout contrôle en Afghanistan et en Iraq, et l’effondrement du projet du Grand Moyen Orient qui ont été intériorisés par ceux qui feraient ces révoltés. Si le grand protecteur est faible que dire de ses protégés ?! C’est comme cela que le mur de la peur est tombé.

On ne peut pas négliger aussi les effets des contextes précis : la première révolte a éclaté en Tunisie, et la fuite précipitée de Ben Ali a enhardi les insurgés. Ceux-là sont partis des régions les plus pauvres et négligées, qui survivaient grâce à des structures sociales de solidarité très forte, que leurs conditions de vie ont renforcé. La bourgeoisie traditionnelle tunisienne et l’armée (la première malmenée par la couche prédatrice et hors sol à la tête du pouvoir, la deuxième marginalisée par les bataillons de sécurité spéciale mis en place) ne tenaient pas particulièrement à Ben Ali et pensaient pouvoir s’en débarrasser pour récupérer le pouvoir et le « réformer », objet aujourd’hui d’une grande bataille sur le comment et le combien… peut-on spéculer sur le fait que ces éléments (parfois de circonstances) ont servi la victoire de la révolution tunisienne, et que cette victoire a fortement encouragé les autres révoltes ?

La conclusion qui s’impose est celle des vases communicants entre les sociétés du monde arabe que beaucoup de voix durant ces dernières 40 ans s`étaient levées, tant à l’international qu`au plan local, via des experts formés dans les grandes écoles d’Europe et d’Amérique de façon totalement aliénée, pour nier jusqu`à son existence : si les américains cafouillent en Iraq et en Afghanistan, pourquoi donc les magrébins ou les égyptiens ressentent cela comme un élément décisif pour eux ?

Mais je voudrais ajouter à tout cela l’insensibilité des régimes en place. Ils étaient habitués à un discours légitimant des plus simplistes : la stabilité, la guerre contre le terrorisme etc… totalement dépassé par la réalité, et inaudible. Entretemps, et puisque sans vision ni projet, ils se contentaient de plus en plus du rôle d’agents locaux et d’intermédiaires. Tout ceci a accentué certains traits de leurs structures, et il y a eu glissement vers des pouvoirs extrêmement restreints et déracinés, exagérément répressifs et corrompus, qui ont laissé pourrir une situation déjà éprouvée.

IV- A quoi faut-il s’attendre ? Esquisses.

Même si cette reprise de l’espoir, de la confiance en soi et de la dignité est très importante, la tâche reste immense. Les réponses se forgent entre stratégies et tâtonnements. Le sens commun des peuples force l’admiration. Il y a eu, et continue d’avoir, des épisodes de réelle sublimation, autre signe révolutionnaire authentique. Il y a de la joie, de la détermination et une merveilleuse intelligence collective. Regardez la riposte contre la ‘sécurité d`Etat’ en Egypte, organe encore effrayant il y a un mois, l’exigence du départ des gouvernements qui portaient trop le stigmate de la continuité avec les régimes précédents en Tunisie et en Egypte. Les luttes au Bahreïn, au Yémen, les manifs sans précédents en Iraq, l’installation d`un comité de coordination de la révolution en Libye qui a clairement refusé de se faire ‘libérer’ par des forces occidentales.

Des millions de personnes sont rentrées en politique en un laps de temps record. Ceci représente une formidable dynamique. Ce qui reste à faire est évidemment énorme, mais cette lucidité ne doit pas pousser au cynisme des postures froides et septiques (qui réduisent ce qui a été réalisé à peu de choses au regard de l’énormité de la tâche restante, ou qui attendent l’effondrement dans le prochain quart d’heure). Les conflits et divergences sur les choix sont l’expression même de cette entrée en politique. Ils dévoilent par ailleurs un constat majeur : l’exercice du politique est descendu sur terre ! Il se déroule devant nos yeux, et est bien réel, loin des prises de positions de ’principe’, qui n`espéraient pas accéder à l’application.

La question de la Palestine est à peine implicite au milieu de tout cela, n’en déplaise aux philosophes sionistes qui scrutent les textes et autres discours et slogans, et constatent qu’Israël est épargné, qu’il s’agit d’autre chose : de démocratie et de développement. Ils autorisent alors ces révolutions en répondant « pourquoi pas »…comme pour se rassurer. Par contre Israël lui-même a montré sa panique. Ehoud Barak a déploré devant ses soldats stationnés face au Sud Liban ces événements en disant « la région change ». Israël est conscient que ces changements sont en sa défaveur : il perd des alliés arabes précieux qui le couvraient et l’aidaient en assurant une « stabilité » de la domination occidentale. Mais aussi et surtout, avec ces révoltes, l’espoir, la reprise de confiance en soi et de dignité des peuples retrouvés, le rapport de force dans la région est encore plus modifié contre cette domination et l’aspiration à la liberté et à l’émancipation sans limite. La question de la Palestine inaugure avec ces révolutions une nouvelle étape de son parcours, où il s’agira beaucoup des articulations (re)naissantes et de leurs modalités. A suivre…

La rupture exprimée par la défaite de 67 et ce qui a suivi dans tous les domaines (et qui ne veut pas dire que cette défaite en était la cause, mais peut-être le symptôme avant-coureur et aussi leur cadre), laisse sa place à une reprise de la continuité : nous sommes de nouveau, sérieusement et pratiquement, devant la double tâche de la réalisation de soi et de la libération nationale. La foule de la place Tahrir a récupéré pour en faire sienne la chanson de Abdel Halim Hafez, après la nationalisation du canal de Suez en 1956 : « nous voulons tous une photo sous la bannière victorieuse » ! Quelle forte symbolique !

Nahla Chahal


• Conférence du 25 février 2011, à l`invitation des éditions de la Découverte et du site Contretemps, salle Jean Dame, Mairie du 2e arr, Paris.

• Nahla Chahal est coordinatrice de la CCIPPP, professeur de sociologie politique

 

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