Depuis toujours, les mouvements socialistes ont entretenu une sorte d’ « ambigüité » sur la question de l’État. Pour la gauche, la lutte contre le capitalisme est souvent présentée comme une lutte « contre l’État », un État vu comme l’ « outil des classes dominantes ». L’avènement d’une société post-capitaliste doit ouvrir la porte, après le renversement de cet État des dominants, à une société « sans État », à plus ou moins longue échéance. L’objectif n’est donc pas de substituer une domination étatique par une autre. Éventuellement affirme Marx,
À la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.
Les socialistes doivent alors « accélérer » cette transition par une lutte sans compromis contre le dispositif capitaliste qui inclut l’État. Certes, des batailles « partielles » peuvent et doivent être menées pour marquer des gains et améliorer la vie des classes populaires, mais l’objectif « final » ne doit pas être perdu de vu, car sans cela, le mouvement social être coopté par le système capitaliste.
Mais peu à peu apparaît une deuxième perspective, qui appartient également à la tradition socialiste. Pour celle-ci, l’enjeu est moins la destruction de l’État que sa « transformation » ou sa « reconversion, en le mettant « au service » des dominés. La destruction de l’État, comme des classes sociales qui en sont la base, reste un objectif vague et lointain, relativement peu pertinent pour la lutte immédiate. Éventuellement, la destruction espérée en question peut-être contre-productive dans la mesure où elle nécessite une véritable guerre civile avec tout ce que cela comporte de chaos. Il devient alors plus « réaliste » de procéder « à petits pas, d’imposer des réformes partielles et de donner « du temps au temps », jusqu’à ce que le capitalisme meurt de sa belle mort pour laisser la place à une nouvelle société qui aura été, grâce aux réformes et aux mouvements socialistes, longuement préparée.
Globalement, cette « oscillation a « habité la grande majorité de la «famille » socialiste, aussi bien ses courants radicaux que ses courants réformistes. Pendant longtemps, la grande majorité des mouvements de gauche, aussi bien ceux qui voulaient détruire l’État que ceux qui voulaient le transformer, se sont globalement retrouvés ensemble dans de vastes coalitions de gauche. Mais au tournant du vingtième siècle, deux grands courants ont émergé et sont devenus relativement hostiles l’un à l’autre, la « social-démocratie » d’un côté, et le « communisme » de l’autre. Cela serait simpliste de s’arrêter là, car d’un côté comme de l’autre, les social-démocrates que les communistes se sont fractionnés en de multiples tendances adoptant des points de vue fort différents sur l’État et sur la transition au socialisme.
Pourquoi revenir sur ces « vieux « débats ? D’une part, ces débats ont une pertinence dans le contexte actuel des luttes pour la transformation. Les mouvements socialistes contemporains, dans une large mesure, restent confrontés à des questions fondamentales et transversales qui occupent leur histoire d’hier à aujourd’hui et probablement même, demain. Le but donc de ce texte est de cartographier l’évolution des positions et des débats sur l’État, et d’en comprendre le sens en liant ces débats au contexte et aux luttes de classes. Pour que les lecteurs ne soient pas surpris, j’annonce ma conclusion : l’ambigüité de la gauche sur l’État, loin d’être une « défaillance » ou une « tare », a été et reste un reflet des luttes de classes et du mouvement social « réellement existant », face à l’amplitude et aux contradictions de ces luttes justement. Sur la durée, dans le « temps long », les socialistes doivent faire deux choses en même temps, lutter contre l’État et lutter dans l’État.