Si le capital cognitif constitue un régime mettant sur le marché des processus digitalisés fonctionnant en réseaux, les jeux vidéo et sur ordinateur sont parmi ses composantes les plus importantes. L’article traite de la constitution transnationale d’une industrie des jeux dans laquelle le logiciel joue un rôle central.
Par Nick Dyer-Witheford
MULTITUDES
octobre 2002
La composition de classe formée de « travailleurs de la connaissance », de « prosumers », et du « nouveau prolétariat du Hard » est mise en évidence ainsi que les pratiques de lutte et de résistance du secteur. Il conclut sur les virtualités subversives et transformatrices des jeux.
Si le capital cognitif constitue un régime mettant sur le marché des processus digitalisés fonctionnant en réseaux, les jeux vidéo et sur ordinateur sont parmi ses composantes les plus importantes. En trois décennies, le jeu digital s’est transformé, passant d’un caprice de chercheurs désœuvrés du Pentagone au secteur de plus forte croissance de l’industrie du loisir. Le marché américain du jeu interactif est actuellement plus vaste que celui du box-office hollywoodien. Lara Croft, héroïne pulpeuse et néo-colonialiste de Tomb Raider, est une célébrité dans le vent, les aires de jeux sont balayées par des épidémies de Pokémon ; des communautés virtuelles regroupées autour de jeux comme Quake, Counter-Strike et Everquest sont le dernier espoir de l’e-commerce. À plus d’un titre, les entreprises de jeux interactifs sont les propagandistes de la « nouvelle économie » du capitalisme de l’information, car, comme le note Nicholas Garnham, elles « sont en réalité les premières compagnies à avoir créé un marché de produits multimédia global et victorieux. » [1]
L’industrie des jeux vidéo et sur ordinateur
Les jeux digitaux émergèrent dans les années 1970 comme un dérivé des appareils de simulation du complexe militaro-spatial américain. Les expériences ludiques des hackers-scientifiques furent adaptées pour le marché domestique et des jeux d’arcades, d’abord par des petits entrepreneurs de logiciel, ensuite par de vastes groupes des médias et du jouet. Durant les années 1980 et 90, les cycles explosifs de la destruction créative anéantirent plusieurs entreprises individuelles novatrices, mais contribuèrent également à mettre l’ensemble du business sur une trajectoire de croissance critique : son revenu annuel global atteint aujourd’hui quelque 17 milliards de dollars. [2]
Il y a deux versants dans cette industrie : les jeux vidéo et les jeux sur ordinateur. Les jeux vidéo sont exercés sur des consoles spécifiques qui sont ou connectées aux postes de télévision, ou joués manuellement. La production de consoles est un business oligopolistique, dominé par Sony avec ses Play-stations, Microsoft avec son X-Box, et Nintendo avec ses Game Cubes et Game Boys. Ces compagnies opèrent sur le mode « rasoir et lames ». Les profits viennent des logiciels de jeux, les « lames », mais la prééminence dépend de la vente des consoles, les « rasoirs », afin d’établir une base de marché. La seconde plateforme est l’ordinateur personnel. Le PC étant un appareil à finalités multiples, il n’y a pas ici d’équivalent aux « trois grandes » compagnies de production de consoles, même si le contrôle exercé par Microsoft sur les operating systems lui donne clairement une position avantageuse. Et le jeu étant vital pour l’industrie du PC prise comme un tout, beaucoup d’analystes suggèrent que les demandes de vitesse de traitement, d’affichage graphique et de capacité de mise en réseaux, émanant du noyau dur de la culture du jeu, déterminent la trajectoire d’ensemble de l’industrie.
Le logiciel constitue l’élément vital de cette industrie. Sans une variété suffisante de jeux de haute qualité, le jeu de console comme celui sur ordinateur mourraient. Il n’y a pas de compagnie unique ayant les moyens de monopoliser la création de logiciel. Même les grandes compagnies de consoles doivent acquérir des droits auprès de tiers-développeurs afin de pouvoir porter des jeux sur leurs ordinateurs, alors que l’architecture ouverte du PC rend le développement indépendant relativement aisé. Plusieurs des jeux interactifs les plus connus – Tetris, Doom, Myst, Ultima – furent créés par des petites entreprises. Les coûts de production et de marketing croissants ont pratiquement évincé les développeurs agissant en « loups solitaires », donnant à une poignée d’éditeurs de jeux dominant les chaînes de marketing et de promotion une position de commandement plus importante encore. Mais les grands groupes ont souvent du mal à rassembler les talents et à capter les fluctuations des courants culturels, et choisissent ainsi de nouer des alliances avec des compagnies plus petites, plus créatives. Tout cela génère des arrangements complexes, fluides avec une diversité considérable dans l’échelle et dans l’organisation des entreprises.
L’impact de ce nouveau média sur la culture populaire et sur la pratique des loisirs a été extraordinaire, comparable à celui du cinéma dans les années 1920-1930. En comptant les ordinateurs et les consoles, plus de la moitié des foyers nord-américains, et quelque 80% de ceux avec enfants, possèdent un dispositif de jeux . Longtemps considérés comme des « jeux pour garçons », les jeux interactifs semblent sortir de leur créneau jeune et mâle : la tendance est nette du point de vue des tranches d’âge, avec un joueur moyen de 28-29 ans, plus hésitante au niveau des sexes, de plus en plus de femmes et de jeunes filles se mettant aux jeux électroniques, même si la plupart des aficionados durs restent masculins Les jeux interactifs sont tissés dans la toile synergétique des géants griffés tels Sony et Microsoft, avec des connections vers le monde du cinéma, de la télévision et du marketing en tout genre. Les jeux en ligne, à travers des consoles comme sur ordinateurs, sont généralement perçus comme l’horizon du futur. Même si seule une petite proportion des revenus industriels en provient actuellement, de nombreuses compagnies parient que les jeux importants en ligne et à joueurs multiples, où les participants, dans une véritable création collective, contrôlent des aventures menées dans des mondes virtuels, constitueront le média de loisir majeur du nouveau siècle.
Le marché des jeux est transnational, avec des ventes réparties, en gros, équitablement entre les secteurs nord-américain, européen et asiatique. Alors qu’une grande partie de la force motrice de l’industrie est concentrée aux USA, les compagnies japonaises et européennes jouent un rôle prépondérant. Mais même si elle est globale, l’industrie du jeu n’est pas universelle : pour le tiers de la population mondiale subsistant avec moins de deux dollars par jour et par personne, le coût d’une console ou d’un ordinateur reste évidemment impensable. Le contraste entre les dépenses consacrées aux jeux digitaux, effectuées principalement dans les zones avancées du capital planétaire, et les besoins humains restant sans réponse dans d’autres régions de la terre n’est pas plus grand que pour d’autres objets de luxe (cosmétiques, glace, nourriture pour chiens et chats, etc). Il n’en est pas moins fort instructif. Les 8,8 milliards de dollars de revenu annuel de la seule industrie américaine ne constituent qu’un tout petit peu moins que les fonds annuels supplémentaires qui seraient nécessaires pour fournir la population de la terre entière en eau propre et en systèmes d’égouts sûrs, ou un tout petit peu plus que ce qui serait nécessaire pour donner une formation de base à tous les habitants de la terre. [3]
Le travail comme jeu ? Le procès de travail du jeu
Les jeux vidéo et sur ordinateur sont fabriqués dans un tissu complexe et transnational de travail rémunéré et non rémunéré. Nous pouvons identifier trois segments dans lesquels le capital répartit les collectivités suivantes : les ouvriers de la connaissance, les « prosumers » et le nouveau prolétariat.
1.Les ouvriers de la connaissance. Aux États-Unis, l’industrie du jeu digital emploie quelque 30 000 personnes (environ un dixième des salariés du cinéma) ayant un niveau de qualification, de sécurité et de rémunération fort variable. [4] Mais le noyau dynamique de cette force de travail est constitué par les développeurs de jeux. Concevoir, écrire et programmer des mondes virtuels requiert une synthèse de capacités narratives, esthétiques et technologiques, déployant les connaissances rassemblées du codeur digital, du designer graphique, du testeur de logiciel, du scénariste, de l’animateur, du technicien du son et du musicien. Les conditions de production sont celles d’un studio, avec des équipes de six à vingt membres. Les projets nécessitent parfois plusieurs années de travail avant d’être.réalisés. C’est une industrie de jeunes, recrutant dans la culture même qu’elle a créée, se nourrissant principalement d’une réserve de jeunes gens fascinés par la technologie et familiers de ce type de design par leur pratique incessante du jeu. Un tel « travail immatériel » étant tout à fait incompatible avec les techniques de management tayloristes/fordistes, [5] l’industrie du jeu est une arène centrale pour l’expérimentation du travail en équipe, le leadership charismatique, les emplois du temps ultra-flexibles, les bureaux paysagers ouverts, les hiérarchies aplaties, les stock-options, une gestion participative des ressources humaines et un ethos du « travail comme jeu ». Ce qui implique commandement soft, cooptation « cool » et exploitation mystifiée, avec horaires sans fin, épuisement physique et mental et insécurité chronique, organisée en dehors de toute tradition syndicale et de protection ouvrière établie. Mais cela confirme aussi, du moins partiellement, les prophéties optimistes sur le post-fordisme comme lieu d’un artisanat digital émergeant, offrant à quelques jeunes hommes (et à un très petit nombre de femmes) un travail plus intéressant et mieux rémunéré que le travail à la chaîne auxquels ils auraient été assignés une génération plus tôt.
2. Les « prosumers ». L’éthique du « travail comme jeu » a une autre dimension. Beaucoup de jeux, surtout les bons, sont une création de réseaux dépassant le cadre du lieu de travail. Ces réseaux incorporent, de plusieurs façons, l’activité productive non-rémunérée des consommateurs dans le développement des jeux. Ce processus de mobilisation des « prosumers » digitaux comprend la récupération d’information sur les goûts et les préférences des joueurs par des procédures de surveillance du réseau et de lignes ouvertes, la création de centres expérimentaux de loisir interactifs, et l’utilisation sur simple appel d’une force de travail de réserve, celle des amateurs de jeux. [6] Les équipes rémunérées des développeurs professionnels – la toile A – devient ainsi le simple noyau d’un ensemble diffus de créativité – la toile B – enveloppant créateurs non-rémunérés, personnes se soumettant aux essais, informateurs experts et travail bénévole. L’incitation au « modding »(aux modifications) des jeux par les joueurs eux mêmes, à travers shareware, « open source » et possibilité de personnalisation des jeux revêt une importance toute particulière. Les cas paradigmatiques sont ici ceux de Doom et de Quake, tueries labyrinthiques de monstres épiques dont les récits originaux sont interminablement développées par l’addition de strates nouvelles créées par des joueurs et circulant sur Internet. Ce processus est maintenant courant pour tout ce qui concerne les jeux sur ordinateurs, où il sert à créer non seulement un renouveau d’intérêt pour les jeux, mais aussi comme une sorte d’aire d’entraînement bénévole et de recrutement pour les futurs ouvriers de l’industrie.
3. Le Nouveau Prolétariat. Jusqu’ici, nous avons souligné le rôle de l’industrie dans la création d’une force de travail « immmatérielle ». Mais le capital cognitif débouche sur un dispositif d’emploi fortement polarisé. Si le haut de l’échelle correspond à « l’idéal du modèle post-Fordiste » des travailleurs qualifiés de la connaissance, le bas – la force de travail rendue moins coûteuse par l’automatisation et la mobilité globale – est bien plus proche de l’expérience ouvrière de l’« l’accumulation primitive » du capital. [7] Les systèmes de jeux, comme tous les ordinateurs, cristallisent dans leurs circuits microscopiques deux types de travail fort contrastés : la fabrication du logiciel (software), et celle du matériel (hardware). Tous les deux impliquent l’ouvrage digital, mais il s’agit de doigtés bien différents : dans un cas du code binaire manipulé par des programmateurs mâles dans le monde développé, et dans l’autre des « petites mains » agiles d’une force de travail globale sous payée principalement féminine, recrutée pour sa docilité et sa disponibilité supposées, assujettie à une discipline de travail féroce dans des conditions qui minent la santé en quelques années. Tous les systèmes de jeux, sur consoles et sur ordinateurs, partagent une composante vitale avec d’autres parties de l’économie digitale : les micro-puces. Ils ont également des exigences spécifiques pour l’assemblage des consoles, des cartouches et des périphériques. Les puces et le matériel sont les produits d’une industrie mondialisée dont les usines se trouvent dans les maquiladoras et les zones industrielles du Mexique, de l’Amérique centrale, de la Chine du Sud, de la Malaisie, des Philippines, de Taiwan ou de la Corée. Nintendo, Sega, Sony et Microsoft sous-traitent tous la création des consoles de jeux et du matériel dans ces régions, où ils construisent le nouveau prolétariat global. Et la dépendance du jeu dans le Nord global à l’égard du dur travail du Sud va plus loin encore, jusqu’au clasique « coeur des ténèbres ». Les consoles de jeux comme la PlayStation de Sony dépendent du coltan, un minéral rare extrait pour un salaire de misère par des mineurs ruraux du Congo, où les revenus de cette matière première précieuse sont devenus un facteur majeur d’incitation à une guerre civile épouvantable. [8] La créativité du travail immatériel concentré dans le nord global s’appuie ainsi sur un socle de travail paupérisé dans le Sud planétaire.
Turn over, Piratage et Grèves
Même si l’industrie du jeu prêche l’idéologie du divertissement, la production ne va pas sans luttes. Plus précisément, elle est le lieu de tumultes et de turbulences qui pourraient bien être paradigmatiques des contestations émergeant au sein du capital cognitif.
Au sommet de la hiérarchie cette contestation est en sourdine – ou du moins elle s’exprime par la fuite bien plus que par la lutte. Chez les ouvriers de la connaissance, où il y a peu ou pas d’organisation ouvrière collective, le mécontentement se manifeste par un turn over d’employés mobiles partant pour d’autres compagnies ou fondant la leur propre, ou éventuellement par des actes occasionnels de sabotage digital – implantation d’« œufs de Pâques » malins dans certains jeux – plutôt que par des protestations organisées. Si désagréable que ce puisse être pour le management, cela ne constitue pas un obstacle majeur au processus de capitalisation d’ensemble.
Bien plus problématique pour les capitalistes cognitifs est le piratage, cette transgression inséparable de la mobilisation, par l’industrie elle même, des joueurs-créateurs que sont les « prosumers ». Le jeu digital, né du jeu non-autorisé des programmateurs militaro-industriels, est l’enfant du « hacking ». L’information en elle même ne tend peut être pas plus à être gratuite que payante, mais beaucoup de gens veulent de l’information gratuite, et des jeux gratuits, et savent comment les obtenir. Les technologies de piratage – émulateurs [9] permettant qu’un logiciel destiné à une plate-forme puisse être utilisé sur une autre, gravure illicite de CD – appartiennent à part entière à la culture de jeu. Sur internet, un système sophistiqué d’« économie du don », de « warez » [10]existe depuis des années. Selon les organisations industrielles, les pirates font circuler chaque année pour la valeur de 3 milliards de dollars, l’équivalent de presque 20% des ventes légitimes. [11] De telles estimations se fondent sur la supposition improbable que tous les jeux piratés auraient été achetés au prix du marché, mais quoi qu’il en soit, le logiciel illicite et gratuit a clairement un impact majeur, et l’explosion des relations de pair à pair le renforcera.
Enfin, si nous nous tournons vers le nouveau prolétariat, nous voyons la continuation de lignes de conflit bien plus traditionnelles. Les opérations d’assemblage électronique en tous genres sont devenues les lieux d’un cycle sauvage de luttes ouvrières dans les zones récemment industrialisées. Prenons l’organisation des ouvriers d’une usine sous-traitante de Nintendo dans les maquiladoras mexicains. Des jeunes femmes assemblant des consoles et des cartouches de Game Boy travaillaient dix à douze heures par jour pour des salaires dérisoires. En été, des ambulances venaient trois ou quatre fois par jour ramasser celles qui tombaient d’épuisement dû à la chaleur. Les tentatives de syndicalisation furent contrées par des briseurs de grève, des tireurs de coups de feu et des faiseurs d’embrouilles, et n’ont abouti que lorsque les ouvriers mexicains et américains en ont fait un symbole des dispositions du NAFTA (North American Free Trade Agreement) à l’égard des travailleurs. Sony a récemment répondu à une grève des ouvrières de l’assemblage électronique indonésien, demandant le droit de travailler assises plutôt que de rester debout toute la journée, en menaçant de délocaliser au Viêt-Nam. Et ainsi de suite. [12]
Les grèves et le « hacking », les mouvements ouvriers et les réseaux de warez, semblent être des mondes séparés. Il se recoupent pourtant de deux façons. Tout d’abord à travers « la contre-façon tiers-mondiste » ou le piratage dans les marchés émergents. Si importants que soient au Nord l’économie du don et les réseaux de warez, les zones majeures de jeux de contrebande se situent en Chine, dans le sud-est asiatique, en Russie, en Amérique Centrale et en Amérique latine. C’est-à-dire précisément dans les aires de basse rémunération où la « nouvelle économie » du Nord localise ces établissements d’assemblage électronique peu coûteux. Dans beaucoup de pays de ces zones, 80 à 90% des ventes de jeux se font au marché noir, les mettant efficacement en dehors des limites de la production commerciale. Beaucoup de pirates du Sud légitiment leurs actions en les qualifiant d’anti-impérialistes ou de résistance de classe. Si intéressées que puissent être de telles affirmations appliquées bien souvent à des activités criminelles, les dimensions « objectives » du marché mondial ne leur en donnent pas moins un certain degré de vérité.
La deuxième connexion entre nouveau prolétariat d’un côté, et de l’autre prosumers et travailleurs de la connaissance du capital avancé, se fait à travers le cyber-activisme. Nous ne prenons connaissance de la plupart des grèves, comme celle de l’usine Nintendo au Mexique, que grâce à la circulation des nouvelles sur les différents réseaux des mouvements anti-mondialisation. Dans la mesure où les jeux vidéo et sur ordinateur sont devenus le moyen d’une sorte de processus de digitalisation de base pour des générations de jeunes, nous pouvons les remercier de répandre la connaissances et le savoir-faire nécessaires à la réappropriation des technologies digitales du capital cognitif. Les promoteurs du capital se répandent en éloges des « Nintendo-kids » iconoclastes sans se douter que cela pourrait justement déboucher sur une critique d’un monde sans frontières pour le seul business, du genre de celle montée par les électro-hippies de Seattle et par les Zapatistes du cyberespace.
Les virtualités contestées
Nous avons examiné la composition et la contestation du procès de travail du jeu. Mais qu’en est-il de la signification idéologique des mondes virtuels qu’il crée ? Les intellectuels de gauche ignorent généralement les jeux digitaux, ou les condamnent comme des choses puériles – jugement qui, sans être complètement juste, n’est pas dénué de fondement.
Les origines pentagoniennes de l’industrie créèrent une culture du jeu focalisée sur des scénarios violents et sur une subjectivité masculine militarisée. Même si la production commerciale brassait des genres variés – action/aventure, sport, tireurs, jeu de rôles – elle visait en général les phantasmes les plus sensationnalistes et simplistes des consommateurs les plus loyaux de l’industrie, à savoir les jeunes adolescents. La culture du jeu a ainsi habituellement relié la sophistication digitale aux récits ataviques du combat manichéen et de l’héroïsme individuel, créant un medium qui a souvent paru en accord avec l’ethos du néo-libéralisme compétitif et militariste.
Mais tout cela est peut être en train de changer, sous l’effet combiné de la pression du marché et de la créativité de la multitude. Le désir d’augmenter les ventes en attirant femmes et adultes a créé une incitation commerciale à la diversification des contenus. La popularité de Sims, jeu entièrement consacré à la vie domestique des citoyens des banlieues, est le signe de ce changement. Il est vrai que l’adoption de thèmes plus « civils » et féminisés n’implique pas nécessairement celle d’une idéologie plus progressiste : la recherche insatiable de produits de consommation, caractéristique de Sims, est peut être plus réactionnaire que les massacres de Quake !. Mais l’exploration de nouveaux créneaux par l’industrie du jeu n’en ouvre pas moins des perspectives inattendues, comme le montre le succès de State of Emergency, où le joueur est un activiste anarchiste « black bloc » participant à une émeute urbaine du type Seattle contre une organisation du marché global. Les jeux, comme la musique et le cinéma commencent à déployer le ballet équivoque – entre cooptation et subversion – caractéristique de tous les médias qui se nourrissent aujourd’hui de l’ énergie de la rue. Ce changement est intensifié par l’importance croissante prise par l’activité des « prosumers » dans le renouvellement des cycles d’innovation de l’industrie. La prééminence des modifications provenant des joueurs impliqués dans les jeux collectifs à partenaires multiples rend le jeu interactif perméable à une créativité par le bas. La plupart du temps, il n’y a que développement et intensification de genres et de conventions routiniers. Mais il y a parfois des surprises. Des tireurs en ligne ont été pris pour cibles par des artistes « taggant » l’environnement du jeu avec des slogans anti-guerre. Les Game Boys de Nintendo ont, paraît-il, étés piratés pour créer des jeux politisés sur les droits des enfants ; les sites internet anti-mondialisation contiennent des jeux rudimentaires destinés à éduquer les gens sur la politique néolibérale. La culture du jeu et les capacités du travail immatériel sont maintenant suffisamment répandues pour empêcher la liquidation totale des contenus dissidents.
Cela veut tout simplement dire – ni plus, ni moins – que le jeu digital, comme d’autres média commerciaux, refuse désormais d’être confiné dans les limites prévisibles de la logique du marché, et devient susceptible de réappropriations et de transgressions. Mais est-il possible d’envisager, pour les jeux interactifs, des horizons plus radicaux que la simple insubordination sporadique ?
Peut-être. Les jeux proviennent des institutions militaires. Et la guerre n’est pas faite que de violence. Elle est faite également de planification : coordination et ordonnancement collectif des ressources et des populations, organisation du « bio-pouvoir. [13] » Les jeux interactifs constituent une exploration ludique des possibilités du développement humain collectif, y compris des altérations socio-économiques, environnementales et biologiques fondamentales. La simulation constitue une répétition virtuelle d’options – tactiques, stratégiques et sociétales – destinées à être mises en œuvre dans la société. Avec les jeux, c’est cette capacité qui passe dans l’ usage populaire : une version popularisée des technologies aujourd’hui utilisées au niveau du management, au niveau militaire et politique, afin de prendre des décisions critiques pour la société concernant la gestion des ressources et les trajectoires des hommes. Ces technologies n’ont été mises à disposition de la multitude qu’au titre de jeux et de divertissements. Pourtant l’on pourrait concevoir de tels médias dans un contexte où la simulation en réseaux ne serait pas un simple amusement, mais compterait aussi comme une composante de l’auto-organisation de la « vraie vie » sociale. Il est, en réalité, difficile d’imaginer la communauté du XXIe siècle sous une forme autre que celle d’un système interconnecté de communication collective – un « general intellect » [14] – ayant vocation à résoudre les problèmes de la répartition des ressources matérielles et immatérielles. Pouvons-nous envisager un monde où les capacités affinées par des générations de jeunes élevés à l’école informelle de Civilization ou de Pokémon trouveraient une place dans une vaste organisation participative des possibilités économiques et environnementales ? Et si nous ne pouvons voir ce mouvement émerger dans l’enclave confortable du capital avancé du Nord, oserons nous l’imaginer de la jeunesse globale et nomade du « Sud » relevant, avec armes volées, technologie de contrebande et logiciels piratés, le défi de la non existence à laquelle la condamne le capital cognitif ?
Hic Rhodus, hic salta
Prenons ces deux formulations.
1. Les jeux vidéo et sur ordinateur nous montrent l’extraordinaire succès du capitalisme cognitif, capable d’enclore les formes émergentes du general intellect dans un circuit global de marchandisation, souplement intégré et en expansion constante. Dans la production, il nous montre la fondation d’une nouvelle industrie construite sur la mobilisation d’une force de travail immatérielle d’élite, dont les activités sont soutenues par une pénombre d’activités vitales, mais peu ou pas payées, réalisées par des prosumers bénévoles, sur fond de travail paupérisé dans les maquiladoras. Au niveau de la consommation et de la reproduction sociale, les jeux diffusent des scénarios virtuels propres à un capital financier hyper-militarisé, avec investissements massif dans les arènes cyborg de la biotechnologie et de la digitalisation. Dans cette mesure, les jeux vidéos et sur ordinateurs illustrent la subsomption triomphante du biopouvoir par les forces du capital cognitif.
2. Les jeux vidéos et sur ordinateurs manifestent comment l’intellect général conduit au dépassement du capital. Au niveau de la production, ils révèlent la dépendance des nouveaux médias à l’égard des activités « dot.com(munistes) », comme l’ « open source » et le freeware, et l’implosion de la forme marchandise sous la pression du piratage croissant inhérent aux réseaux. Plus généralement, la socialisation digitale de la jeunesse par le biais des jeux ouvre une face subversive par la prolifération des pratiques cyber-activistes et « hacktivistes » qui explosent dans la culture des jeux et se répandent vers des sphères plus directement politiques. En faisant circuler, avec l’organisation sociale, les qualifications et la technologie nécessaires à l’expérimentation virtuelle, les jeux vidéo et sur ordinateurs ont, sans le savoir, démocratisé les capacités de planification populaire et d’auto-organisation collective jusqu’alors concentrées dans les mains du capital, de ses cadres militaires et de son management. Le jeu interactif nous montre ainsi la force corrosive avec laquelle le biopouvoir contemporain mine la marchandisation cognitive.
Ces discours sont tous les deux justes. C’est dans les plis de leurs affirmations simultanément existantes et pourtant mutuellement destructrices que se définissent les conditions de la lutte des classes dans le capitalisme cognitif. Hic Rhodus, hic salta – très librement traduit : « voici le jeu, jouons ! »
Traduit de l’anglais par Fédérika Spindler et François Matheron
[1] Nicholas Garnham, « Constraints on Multimedia Convergence, » in William Dutton ed. Information and Communication Technologies : Visions & Realities, Oxford University Press 1996
[2] Dean Takahashi, « Games Get Serious, » Red Herring, Dec 18, 200, 66.
[3] United Nations, Human Development Report. New York : United Nations 1999
[4] Interactive Digital Software Association, The State of the Entertainment Software Industry 1999 : An IDSA Report, IDSA : Washington, 1999.
[5] Michael Hardt and Antonio Negri, Empire, trad. Française Exils, Paris, 2000
[6] Alvin Toffler, The Third Wave, New York, Bantam Books 1981
[7] Martyn J. Lee, Consumer Culture Reborn : The Cultural Politics of Consumption, Londres, Routledge 1993
[8] Karl Vick, « Vital Ore Funds Congo’s War : Combatants Profit From Col-Tan Trade » Washington Post Foreign Service, lundi 19 mars 2001
[9] Émuler, c’est programmer les opérations de base d’un système informatique sur un autre système qui n’est pas prévu au départ à cet effet (on parle par exemple d’un émulateur mac pour windows), ce qui permet de faire tourner des programmes prévu pour un système sur l’autre (NdT)
[10] Logiciels illégaux distribués sur le net par des sites spécialisés généralement éphémères (NdT).
[11] IDSA
[12] Cf. Nick Dyer-Witheford,. « The Work in Digital Play : Video Gaming’s Transnational and Gendered Division of Labor. » Journal of International Communication 6:1, juin 1999, p. 69-93
[13] Hardt-Negri, op.cit.
[14] Ibid.