À la (re)découverte du concept de classe
« Classes Moyennes » | Enuêtes | Références
Introduction au dossier
Depuis quelques années, le concept de classe est disparu de la scène au Québec (et dans la plupart des pays occidentaux). Dans l’univers médiatique, politique et intellectuel, les classes, comme la bourgeoisie et le prolétariat (les deux classes «fondamentales» dans les formations sociales capitalistes), sont disparues comme par enchantement. La vulgate médiatique le dit partout, tout le monde (ou presque) fait partie d’une vaste «classe moyenne», à part les «très riches» et les «très pauvres». Cette classe moyenne est définie par des critères vagues : un emploi (relativement) stable et des revenus «moyens», ni «trop riche» ni «trop pauvre».
Les «classes moyennes» comme enjeu
Dans le discours de droite entretenu par les think-thank comme l’Institut économique de Montréal, le véritable ennemi de cette «classe moyenne» est le système de sécurité sociale qui avantage les «pauvres». Pour Mario Dumont et Stephen Harper, les «classes moyennes» sont pénalisées et ponctionnées. Elles paient «trop d’impôt». Elles travaillent trop «pour le bénéfice des assistés sociaux». Les programmes sociaux qui sont trop généreux «coûtent trop cher» et ne servent pas les intérêts de cette «majorité silencieuse». Les conséquences politiques de cette évolution sont bien sûr dramatiques. Non seulement on crée les conditions pour la construction d’un projet populiste réactionnaires. Mais aussi on paralyse les classes populaires. Celles-ci, qui sont essentiellement des salariés et en très grande majorité des travailleurs manuels et intellectuels, se font dire qu’elles ne sont pas une classe (historiquement définie par Karl Marx de «prolétariat»), mais un groupe qui doit se défendre contre les exclus.
Le tournant des intellectuels
À un premier niveau, la réalité du «monde du travail», pour ne pas parler du prolétariat, ne fait plus partie des «champs prioritaires de recherche» dans les domaines où cela a été traditionnellement important pour les intellectuels (la sociologie par exemple).
À un deuxième niveau, les arguments de cette dérive sont repris autour d’un certain nombre de points-clés :
- Le capitalisme n’est pas une structure politiquement imposée dans la société, mais un «état naturel» représentant l’évolution de la société. C’est la «fin de l’histoire» comme le dit le politicologue néoconservateur états-unien Francis Fukuyama.
- Le concept de classe simplifie la réalité qui est faite de multiples «identités» et n’est pas opérant.
- Les méga théories dont le marxisme sont une vieillerie qu’il faut mettre de côté.
- Le concept de classe se réfère à une pensée archaïque et violente qui promeut la lutte pour la lutte et vise à disloquer la société.
La domination d’une sociologie «post-moderniste» a ainsi extirpé la recherche sur les classes et les formations sociales des institutions produisant des recherches, du savoir et du sens.
Ce n’est pas seulement la droite
Mais l’offensive de la droite n’explique pas totalement la «disparition» des classes dans l’univers des débats. De plusieurs manières, la gauche et les mouvements sociaux s’en sont désappropriés eux-mêmes dans une évolution complexe et contradictoire :
– Les concepts de classe et de luttes de classes sont identités à un marxisme «vulgaire» associé aux mouvements d’extrême gauche des années 1970.
– Plusieurs militants et chercheurs ne veulent pas que le concept de classe occulte les autres fractures sociales découlant du genre, de l’identité culturelle, etc.
– La notion de classe est devenue confuse dans un contexte où le capitalisme contemporain «dématérialise» la production sociale, ce qui en partie au moins disloque les classes dans un éclatement à la fois spatial et technique.
Une certaine gauche peut ainsi se «réfugier» dans des catégories en apparence plus «accueillantes» de peuples, de nations, de communautés. À l’analyse de la formation sociale et des luttes des classes se substitue un certain moralisme faisant appel à l’«humanité», au «dialogue», à la «tolérance». Le but des mouvements anti-systémiques est d’humaniser la réalité sociale, non de la transformer.
Retrouver la substance du matérialisme historique
Face à ces grandes transformations, nous voulons entreprendre un certain nombre de travaux dans le but de se réapproprier le concept de classe. Pas seulement (ou principalement) par nostalgie d’une certaine époque «glorieuse» du marxisme. Mais par nécessité : les concepts en question sont indispensables pour comprendre le monde.
Pour cela, nous devons revisiter un certain nombre d’approches s’inscrivant dans la tradition du matérialisme historique (une expression plus juste que celle du «marxisme»). Dans cette tradition en effet, les classes ne sont pas des «objets», des «catégories sociologiques», mais des rapports sociaux : c’est dans la lutte de classes que se définit l’identité de classes. Prolétariat et bourgeoisie ne s’expliquent pas sans la dialectique des luttes s’opposant les unes aux autres dans une formation sociale spécifique, en l’occurrence, le capitalisme.
La définition classique de Lénine dans ce contexte nous semble encore valide :
« les classes sont des vastes groupes d’hommes différents les uns des autres par la place qu’ils occupent dans un système historiquement déterminé de production sociale, par leurs rapports … aux moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail, par la dimension de leur appropriation des richesses sociales et par leur mode d’appropriation».
Par définition donc, les classes sont des concepts changeants, mobiles. Même à l’intérieur du capitalisme, les classes changent parce que le capitalisme change. La bourgeoisie n’est plus la même sous l’impact de la globalisation, de la financiarisation et des nouvelles techniques de contrôle capitaliste. De même que le prolétariat, dont l’essence est d’être désapproprié des moyens de production et forcés de vendre sa force de travail, est en constante évolution.
Prolétariat, un concept à travailler
Le prolétariat du début du XXe siècle par exemple, basé sur la main d’œuvre des premières manufactures est devenu une autre réalité au tournant du keynésianisme et de l’ouvrier de masse.
Aujourd’hui sous l’impact des formes contemporaines, le prolétariat est également en redéfinition. D’une part sous la forme d’une «multitude» déqualifiée, mobile et précaire, vulnérabilisée par une réorganisation capitaliste qui «émiette» le travail productif en segments spatialement et techniquement isolés les uns des autres.
D’autre part sous la forme de producteurs techniquement qualifiés qui manipulent des catégories immatérielles (dont l’informatique) actuellement au cœur du processus capitaliste. Ces prolétaires «en col blanc», au même titre que les sidérurgistes d’antan, produisent des richesses pour le capital qui leur achète leur force de travail. C’est la transition du capitalisme contemporain, explique Toni Negri «d’une organisation fordiste du travail à une organisation postfordiste, et du mode de production manufacturier à des formes de valorisation (et d’exploitation) plus vastes : des formes sociales, immatérielles ; des formes qui investissent la vie dans ses articulations intellectuelles et affectives, les temps de reproduction, les migrations des pauvres à travers les continents».
Dans une perspective de gauche donc, un travail théorique est nécessaire pour analyser cette évolution et notamment de la composition de classe, c’est-à-dire les transformations dans les classes à travers les identités qui se définissent à travers leurs luttes. Ce travail est rigoureux et exigeant : les classes en effet ne se révèlent pas à l’observation superficielle. On ne peut pas déceler des classes sur la base du comportement, de la technique, même des conditions de vie. C’est sur le mode d’insertion dans la lutte des classes et la réalité contemporaine du capitalisme que cela peut être décortiqué.
Un chantier à démarrer
C’est sur ces questions que le CAP entend consacrer une partie de ses énergies sous formes de textes, d’ateliers, de tables-rondes. Sur notre site internet, nous posterons de manière régulière des textes pertinents, écrits par nous-mêmes et par d’autres. Nous allons aussi publier des interventions datées sur cette question des classes, de façon à rendre plus facilement disponibles un certain nombre d’outils théoriques développés en d’autres temps et en d’autres lieux.
Vous trouverez donc dans ce dossier trois «cahiers» qui contiennent divers textes :
– un cahier sur les perspectives théoriques contemporaines
– un cahier de références, qui fait appel à un éventail d’auteurs classiques ou peu connus
– un cahier d’enquêtes sur les réalités multiples des classes et des luttes de classes.
-Un cahier sur la situation des « classes moyennes »
Chacun de ces cahiers sera alimenté régulièrement et constitue donc une base de données et d’analyses en évolution.
De cette manière nous entendons contribuer modestement à la recherche et aux débats.
Le CAP
Novembre 2007