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Valleyfield, mémoires et résistances

Pourquoi un dossier sur Valleyfield ?

Ce dossier des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) a été conçu en partant de l’idée que ce qui se passe à Salaberry-de-Valleyfield peut offrir des enseignements à toute la gauche au Québec. Sans nier les importants défis qu’elle doit relever, on peut dire que cette gauche campivallensienne est bien vivante. Elle a su notamment créer, consolider et entretenir un pôle combatif qui a remporté des victoires importantes, entre autres lors de luttes syndicales et environnementales. Pour les NCS, il s’agissait d’aller à la rencontre des protagonistes de cette gauche pour voir comment son expérience peut nous aider à mieux couvrir certains angles morts de la pratique et de la pensée militante au Québec.

« Je me souviens »

Pour plusieurs générations militantes du Québec, Valleyfield a longtemps représenté un site de mémoire et de réjouissances. Au moment où la Révolution pas-si-tranquille s’esquissait, une grève héroïque paralysait la Montreal Cotton, la plus grosse entreprise de textile au Canada. Pendant 100 jours, de juin à septembre 1946, 3000 ouvrières et ouvriers ont tenu tête aux patrons, aux briseurs de grève, aux gros bras de la Sûreté du Québec déployés par le premier ministre Maurice Duplessis. Finalement, la victoire a été arrachée par toute une communauté soudée derrière les grévistes, et avec l’aide de deux militants syndicalistes et communistes exceptionnels, Madeleine Parent et Kent Rowley (voir le texte d’Andrée Lévesque et Pierre LaGrenade). Soixante-treize ans plus tard, si notre devise nationale nous dit qu’il faut se souvenir, ce sont les luttes de Valleyfield que nous devons commémorer.

Le syndicalisme de combat

Plus tard, dans le tourbillon des années 1970, des jeunes de Valleyfield et des environs ont plongé tête première dans le militantisme, en particulier dans les syndicats des grandes usines de la région (voir le texte de Guillaume T.-Boily). En plus de leurs succès syndicaux – renforcement de la santé et sécurité au travail, maintien des emplois, amélioration des conditions, etc. – ils et elles ont mis sur pied un réseau militant qui a su se mobiliser à des moments clés (comme la bataille du Suroît contre la centrale thermique que raconte Marc Laviolette). Parallèlement au syndicalisme de combat, une gauche campivallensienne prenait forme à travers des luttes à plusieurs niveaux renforcées par des coalitions syndicales-populaires inédites. En s’enracinant dans un milieu et en s’impliquant dans la durée, un noyau militant a pu laisser des traces qui se perpétuent depuis[2].

Ensemble, c’est mieux que de rester chacun dans son coin

Une des pièces maîtresses du réseau militant de Valleyfield, aujourd’hui comme hier, est la solidarité, comme en témoigne l’expérience de la coalition intersyndicale COTON 46[3] (voir le texte de Pierre LaGrenade, « Une classe ouvrière qui résiste »). À peu près unique au Québec, cette coalition a contribué à politiser davantage l’action syndicale, à la faire sortir des murs du milieu de travail pour en faire profiter toute la communauté. Elle a joué un important rôle de soutien dans plusieurs luttes syndicales et a lancé et financé de nombreuses initiatives favorisant la solidarité et le développement social, économique et culturel de la région. Encore récemment, la solidarité a été au rendez-vous, en 2018, lors d’une grève de neuf mois à l’usine CEZinc. Les travailleurs et les travailleuses ont tenu tête à une entreprise multinationale réputée pour ses pratiques répressives. Le syndicat a organisé des manifestations où s’est retrouvée une partie importante de la population, et il est allé chercher l’appui de syndicats à Toronto et à Bogota ! La victoire arrachée à la fin n’était pas fortuite, résultant d’un minutieux travail d’organisation et d’une vie syndicale très active (voir l’entrevue de Daniel Malette). Il est intéressant de constater que le syndicalisme étend son influence au sein des nouvelles PME qui s’installent dans la région.

Un tissu associatif qui reste vigoureux

Le syndicalisme enseignant, dans les écoles et au cégep, témoigne également d’une certaine vitalité (voir le texte de Jonathan Scott et Pierre LaGrenade), qui se concrétise surtout lors des affrontements, y compris lors de la grève étudiante de 2012. Il faut se souvenir en effet que le premier mandat de grève générale illimitée de l’hiver 2012 a été voté au cégep de Valleyfield. Les militantes et militants étudiants de la région se réclamaient d’une tradition syndicale et politisée. « L’école de Valleyfield, c’est un peu l’école de la vie militante et politique » explique un membre de l’AGECoV (voir le texte de Trycia Lanthier et Jonathan Scott). À l’image de ce qui a dominé dans le mouvement syndical, les liens se sont multipliés entre les réseaux étudiants, féministes (voir le texte de Denise Boileau et de Marie Reynolds), communautaires et écologistes, où les pratiques prédatrices des grandes entreprises industrielles menacent la santé de l’environnement et des personnes (voir les textes d’Yvon Boucher et de Louis-Philippe Boucher).

Valleyfield fragilisée

Aujourd’hui, comme plusieurs centres industrialisés, Valleyfield se retrouve fragilisée par divers processus découlant d’un contexte de transformations sociales, économiques et politiques. Capitale du Suroît, siège de diverses institutions régionales, Valleyfield est affectée par le phénomène de « banlieuisation », l’étalement urbain qui atteint les sous-régions plus proches de Montréal (dont les municipalités de Beauharnois et de Vaudreuil-Soulanges), ce qui affaiblit toute la région et Valleyfield indirectement. Même si la ville de 40 000 habitants conserve un certain dynamisme économique (voir l’article de Pierre Spénard, « Une économie en transition »), on sent l’impact du vieillissement, du départ des jeunes et de la persistance d’importantes poches de pauvreté. On constate que le taux d’insécurité alimentaire est élevé et que les catégories les plus pauvres vivent souvent dans des logements insalubres. Ces facteurs produisent un impact négatif sur la santé de la population (voir les textes de Louis-Philippe Boucher) et dans le domaine de l’éducation, où le taux de décrochage est parmi les plus élevés au Québec (voir le texte de Dominique Reynolds). Cette détérioration sociale a été aggravée par les politiques néolibérales très dures durant les 13 longues années de gouvernement libéral qui, entre autres, ont considérablement modifié et affaibli l’action communautaire (voir l’entrevue avec Émile Duhamel, dans « Mouvement communautaire et enjeux de la pauvreté »).

Des enjeux locaux

Pendant des décennies, Valleyfield a été une « company town » où la collusion entre les grandes entreprises, le gouvernement provincial et les autorités municipales était omniprésente (voir le texte d’Yvon Boucher, « Une ville sous influence »). Traditionnellement, les vieux partis, l’Union nationale et le Parti libéral, entretenaient de puissants réseaux d’influence et de patronage. Des pratiques douteuses étaient connues, notamment dans les rapports entre l’administration municipale et des entreprises impliquées dans le développement des infrastructures[4]. Depuis 2017, un vent de renouveau souffle sur la ville, animé par de jeunes militants issus des traditions syndicales et communautaires (voir l’entrevue avec Jason Grenier par Pierre Spénard dans « Des enjeux urbains en mutation ») qui veulent faire évoluer les structures un peu sclérosées vers la participation citoyenne et la protection de l’environnement.

Les sentiers escarpés de la politique

Dans l’effervescence politique et sociale évoquée plus haut, un grand nombre de citoyennes et de citoyens de Valleyfield se sont investis politiquement. Depuis le milieu des années 1970, c’est le Parti québécois (PQ) qui a dominé[5]. L’effectif péquiste est resté très élevé, en particulier chez les syndicalistes. À la fin des années 1970, le Parti communiste ouvrier a bénéficié d’un appui substantiel parmi les jeunes syndicalistes, sans par ailleurs être en mesure de développer un pôle d’attraction politique et de prendre place sur la scène électorale. Entretemps, la mobilisation pour l’indépendance est demeurée marquante, jusqu’à la lente érosion du PQ ces dernières années[6].

Les défis actuels

Aujourd’hui, les progressistes de Valleyfield s’interrogent. Bien que l’attachement au PQ reste encore fort, le parti associé à la cause de la souveraineté faiblit, pendant que les appuis à Québec solidaire (QS) connaissent une embellie (voir l’entrevue avec Pierre-Paul St-Onge dans « Socialistes à Valleyfield »)[7]. Un clivage est apparent sur le plan générationnel, alors qu’un grand nombre de jeunes sont motivés par les enjeux environnementaux (d’où l’attractivité de QS auprès des 18-30 ans). La base d’appui du PQ reste encore forte parmi la classe ouvrière. Dans l’esprit de convergence qui a fait la marque de commerce des réseaux militants de Valleyfield, on se demande comment reconstruire des alliances (voir l’entrevue avec Pierre LaGrenade).

L’« autre » Québec militant

Pendant plus d’un an, un collectif composé essentiellement de camarades de Valleyfield avec l’aide de quelques ami-e-s des NCS ont mené une enquête dans le milieu militant de Valleyfield. Plus d’une trentaine de personnes ont participé aux travaux. À Valleyfield, les jeunes et les jeunes de cœur constatent bien les vulnérabilités de leur région, dans un contexte politique québécois ambigu, et ils ne se font pas trop d’illusions. Ils restent cependant ancrés dans leur milieu, avec des organisations de base qui tiennent le coup. Certes, on s’interroge sur l’impact des politiques du nouveau gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ) qui commencent un peu à se définir. Dans une région marquée par l’expérience syndicale, tout le monde a compris ce que le premier ministre François Legault voulait dire quand il a blâmé les courageux travailleurs d’ABI[8] à Bécancour, sous le coup d’un lock-out depuis 16 mois, parce qu’ils n’ont pas capitulé devant l’assaut patronal dans un secteur industriel encore fortement syndiqué.

À Valleyfield, mais aussi dans plusieurs régions du Québec, la réalité sociale est encore fortement ouvrière, ancrée dans le secteur industriel[9]. Bien que subissant d’énormes pressions, ce Québec ouvrier persiste et signe. On a parfois l’impression que les organisations progressistes, y compris Québec solidaire, ne sont pas assez attentives à cette réalité. Certes, cette accusation est entretenue par des médias malhonnêtes qui déversent des flots haineux et mensongers contre une gauche qu’elle associe à l’« élite » du Plateau Mont-Royal, aux profs et étudiants des études supérieures, et de manière générale, à la population des centres-villes des grandes agglomérations urbaines. Mais attention, il y a quelque chose de vrai dans cette mauvaise image. Le discours politique progressiste qu’on entend le plus, à part celui des organisations syndicales directement concernées, porte relativement peu sur ces régions périphériques et encore moins sur le secteur industriel (ou manufacturier).

L’importance du noyau ouvrier

Or, il est faux de penser que les luttes syndicales actuelles ne sont que des vestiges d’une époque révolue. Bien que les enjeux environnementaux acquièrent une très grande importance, des batailles importantes sont menées sur des questions de justice sociale, de lutte contre la pauvreté et sur des revendications concrètes sur le plan des conditions de travail. Les milieux progressistes denses, confiants et aguerris, notamment à Montréal, sont-ils assez conscients de cela ? Poser la question, c’est un peu y répondre. Tout au long de notre enquête, il est apparu que la gauche devait faire attention à ne pas se limiter à une certaine zone de confort. Valleyfield, de même que plusieurs municipalités et régions au Québec, demeurent des lieux fort importants dans le cadre de l’âpre lutte contre l’« austéritarisme 2.0 » mené par les partis dominants et les structures de l’État. À maints endroits, le noyau ouvrier et syndical résiste et même, plus encore, est en mesure de mener de grandes batailles qui remettent en question le (dés)ordre néolibéral dominant.

Revoir nos approches

Un certain marxisme caricatural, qui a partiellement dominé dans les années 1970, faisait de cette classe ouvrière un protagoniste au-dessus de tous les autres. Il ne faudrait pas s’engager de manière simpliste dans une voie inversée, qui nierait l’importance des luttes de classe « sur le plancher de la shop », si on peut se permettre d’utiliser l’expression. Aujourd’hui, constatons que le sujet de l’émancipation est multiple, ce qui doit inclure les réalités ouvrières dont on parle trop peu. Il y a donc une certaine réflexion à faire, qui doit être inspirée par l’histoire, mais pas seulement par l’histoire. C’est dans les luttes actuelles et les efforts de réorganisation qui traversent les mouvements sociaux, à Valleyfield et ailleurs, que nous trouverons des réponses.


  1. Pierre Beaudet est professeur associé à l’Université du Québec en Outaouais; Denise Boileau est syndicaliste retraitée de la fonction publique; Louis-Philippe Boucher est organisateur communautaire à Salaberry-de-Valleyfield; Yvon Boucher est intervenant communautaire et ex-journaliste à Salaberry-de-Valleyfield; Pierre LaGrenade est animateur de la coalition intersyndicale COTON 46 à Salaberry-de-Valleyfield; Dominique Reynolds est enseignant retraité; Guillaume Tremblay-Boily est doctorant en sociologie à l’Université Concordia.
  2. L’expérience de la centrale thermique du Suroît est instructive à cet égard. Dans la Municipalité régionale de comté (MRC) de Beauharnois-Salaberry, ce projet destructeur a été bloqué, alors qu’au même moment, un projet semblable a pu être réalisé à Bécancour. L’absence d’un militantisme local fort dans ce secteur a sûrement été un des facteurs déterminants de l’échec de la mobilisation.
  3. COTON 46 est un organisme à but non lucratif créé par les syndicats de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), de la Confédération des syndicats nationaux (CSN), de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), du Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ), de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS). On y retrouve aussi l’Association des retraité-e-s de l’enseignement (AREQ-Suroît) et l’Association générale étudiante du Collège de Valleyfield (AGECoV).
  4. La Commission Charbonneau, lors de son passage à Valleyfield en 2013, avait questionné des pratiques indiquant cette certaine proximité entre l’administration et des entreprises. On notait par exemple des réceptions payées par des entrepreneurs lors des congrès de l’Union des municipalités du Québec ou de la Fédération québécoise des municipalités (Journal de Montréal, 2 mai 2013). Par ailleurs, il est important de rappeler que la Commission n’a pas porté d’accusations, contrairement à ce qui est arrivé à Laval et à Mascouche, et que l’ex-maire Lapointe n’a pas été associé à quoi que ce soit d’illégal.
  5. Le PQ a gagné les élections du comté de Beauharnois de 1976 à 2018 avec une seule défaite en 1985 lorsque le libéral Serge Marcil a été élu.
  6. Aux élections du 1er octobre 2018, le comté a été emporté par la vague caquiste, en dépit d’un candidat sans grande implantation locale.
  7. Lors du scrutin du 1er octobre 2018, la candidate péquiste, Mireille Théorêt, a obtenu 21,8 % des votes contre 15 % pour le candidat de QS, Pierre-Paul St-Onge.
  8. Marilyn Marceau, « Lock-out à l’ABI : le syndicat doit faire des compromis, dit François Legault », Radio-Canada, 1er avril 2019.
  9. Selon le Portrait statistique du secteur manufacturier au Québec (Institut de la statistique du Québec, 2013) plus de 27,3 % de la population québécoise est encore employée dans le secteur de la fabrication, soit plus de 406 000 travailleurs et travailleuses. La Montérégie, région administrative qui recouvre le Suroît et donc Valleyfield, est la deuxième région la plus importante de l’industrie manufacturière (derrière Montréal). Près de 20 % du PIB de la Montérégie provient du secteur de la fabrication.

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