Nous vivons actuellement le rêve éveillé de la gouvernance par les nombres, qui nous dispenserait de la compréhension et de la confrontation des expériences, nous épargnerait ainsi de la peine de juger et donc de penser. Ce rêve ne peut tourner qu’au cauchemar. Prétendre « évaluer » la qualité d’un travail au moyen d’indicateurs de performance déconnectés de l’expérience singulière de ce travail est à la fois destructeur, illusoire et pathogène. Postuler la justice de la distribution des revenus qui résulte de l’« ordre spontané du marché » conduit à creuser des inégalités aussi vertigineuses qu’injustifiables[2].
L’évolution d’un système de santé reflète tout à la fois les enjeux sociosanitaires de l’heure, le niveau de développement socio-économique et l’état du rapport de force entre les dominants et les dominés au sein d’une société. Ainsi, l’on trouve dans les institutions et les politiques de santé, tout comme dans les débats qui entourent leur mise en place, un reflet des idées politiques d’une époque donnée.
Parcourir l’histoire de l’origine et de l’évolution du système de santé québécois nous permet de prendre la mesure des changements politiques, structurels et idéologiques qui le traversent et le transforment. Ainsi, par un bref retour sur le passé, nous chercherons à éclairer comment la rationalité néolibérale contemporaine et la logique marchande qui en découle s’incrustent au sein du système de santé québécois.
D’une part, nous verrons comment l’État joue un rôle de facilitateur des intérêts privés en santé – les privatisations étant certainement les politiques illustrant le mieux ces « concessions » – et nous analyserons, d’autre part, comment l’État intègre aujourd’hui les valeurs de l’entreprise privée et se transforme peu à peu lui-même en entrepreneur. Nous aborderons enfin la question de la gouvernance en santé, qui apparaît anodine et plus technique que politique, mais qui modifie pourtant radicalement le fonctionnement et les fondements mêmes de notre système de santé et de services sociaux.
De la Révolution tranquille à la réingénierie de l’État
L’évolution du système de santé québécois peut être divisée sommairement en trois époques : la première est celle de la création d’un vaste réseau public de santé et de services sociaux dans un contexte plus large de mise en place de l’État-providence au cours des années 1960-1970; la deuxième époque est quant à elle teintée par les tentatives de réformes des années 1980-1990 dans un contexte de contrôle des coûts, et la troisième époque, celle des années 2000, est marquée par une privatisation grandissante du système et par le recours accru à la gouvernance d’entreprise. Il est à noter qu’aucune de ces trois époques ne correspond à l’application sans équivoque d’une doctrine de gestion particulière puisque même si nous identifions des tendances lourdes, on observe simultanément, à chacune des périodes, des logiques de développement contradictoires ainsi que des débats récurrents.
De la démocratisation des services publics
La construction d’un réseau public de santé s’inscrit dans la foulée de la Révolution tranquille. À cette époque, les principaux véhicules politiques proposent tous un développement de politiques sociales coordonnées par l’État. Le Québec en particulier connaît une période féconde d’initiatives publiques qui se manifestent dans pratiquement toutes les sphères de la société, de l’éducation à la santé en passant par les ressources naturelles avec la nationalisation de l’hydroélectricité en 1962.
La construction d’hôpitaux ayant précédé cette ère de transformations, ce qui caractérise les années 1960-1970 est la création d’un réseau public centralisé et coordonné. Ce réseau d’établissements aura pour mission d’offrir des soins accessibles à tous et à toutes, mais aussi de poser un regard d’ensemble sur la santé de la population. C’est la vision qui émerge de la Commission Castonguay-Nepveu (1967-1972) qui recommande la création d’un ministère des Affaires sociales (MAS) regroupant tant les services de santé que les services sociaux de même que l’application des politiques liées au revenu. Cette approche plus englobante des enjeux de santé et des services sociaux qui relie les problèmes sanitaires d’une communauté à un ensemble de déterminants sociaux qui dépassent largement la maladie des individus continue d’ailleurs de faire l’objet de revendications aujourd’hui, alors que nous nous sommes éloignés de ce type d’approche au profit d’une médicalisation et d’une individualisation des problèmes sociaux.
L’instauration du MAS n’est pas le seul particularisme québécois mis de l’avant au moment de la création du réseau. Les Centres locaux de santé communautaire (CLSC) en sont un deuxième. Inspirés des cliniques populaires[3] qui ont été implantées dans certains quartiers paupérisés, les CLSC doivent devenir une porte d’entrée dans le réseau, une « première ligne » tout ouverte à une population locale qui participe même à la direction des établissements. Selon cette approche, non seulement les services sont aisément accessibles, mais c’est le système lui-même qui va à la rencontre de la population en cherchant à mettre de l’avant une médecine plus préventive, certes, mais surtout le développement de nouvelles pratiques sociales agissant sur l’ensemble des conditions et des milieux de vie des populations concernées[4].
La Loi sur les services de santé et les services sociaux (L4S), pour sa part, sous-tend une nouvelle organisation des services qui précise les responsabilités des établissements, crée des instances régionales et prévoit la participation de la population, du personnel et des usagerEs dans les conseils d’administration, favorisant ainsi une certaine participation démocratique au sein du réseau. La L4S sera fréquemment amendée au fil des années, notamment sur la question des structures territoriales. L’équilibre s’avère en effet difficile à atteindre entre les pouvoirs respectifs du ministère, des régions et des établissements.
Des réformes néolibérales et du contrôle des coûts
Au cours des années 1980, la conjoncture politique et idéologique a déjà considérablement changé. L’État québécois qui s’est développé dans la foulée de la Révolution tranquille subit un ressac d’autant plus abrupt que le capitalisme lui-même connaît une mutation profonde : c’est le début de l’ère néolibérale. La Commission Rochon, mise en place par un gouvernement péquiste, est en partie motivée par la volonté de mieux contrôler les coûts du système et évoque déjà plus les limites que les avancées potentielles. Pour certains, le rapport anticipe déjà la prochaine époque puisqu’il « proposait le maintien du régime public universel en même temps qu’une réorganisation du système fondée sur l’application de principes managériaux issus de la nouvelle gestion publique »[5].
C’est durant les années 1980 que l’on procède aux premières « désassurances », si on nous permet ce néologisme, c’est-à-dire que l’on commence à soustraire certains soins à ce qui est défini comme médicalement requis, et donc couvert par l’assurance-maladie universelle, au lieu d’élargir cette couverture comme c’était initialement prévu. Ce sera le cas par exemple des soins dentaires, des soins de la vue et de certains tests diagnostiques effectués en dehors du réseau hospitalier.
Le gouvernement Bourassa élu en 1985 lance une grande offensive pour réorganiser les fonctions de l’État. En 1986, les rapports Gobeil[6] sur l’organisation des fonctions gouvernementales, Scowen[7] sur la dérèglementation et Fortier[8] sur la privatisation s’inspirent nommément des politiques de Reagan aux États-Unis et de Thatcher en Angleterre. En santé, on préconise le contingentement des médecins pour restreindre l’offre de services, la possibilité de confier à des firmes externes la gestion complète des hôpitaux, la privatisation des petits et moyens hôpitaux, l’abolition des instances régionales, etc. Les ministres de la Santé qui se succèdent alors procèdent à un certain nombre de réformes qui érodent peu à peu l’héritage socialisant de la Révolution tranquille, mais qui n’affectent pas encore les fondements du système en place.
De l’austérité : « Privatiser en privant »[9]
Le premier coup asséné au système de santé et de services sociaux avec suffisamment de vigueur pour ébranler ses fondations survient lors des coupes visant l’atteinte du déficit zéro au milieu des années 1990 sous le gouvernement de Lucien Bouchard. Les compressions budgétaires, les fermetures d’hôpitaux et les départs à la retraite anticipés auxquels le ministre de la Santé Jean Rochon préside, sous prétexte de virage ambulatoire, préparent le terrain à l’intervention d’un secteur privé qui se présente dès lors parfois comme nécessaire, parfois comme providentiel et parfois même comme naturel.
C’est notamment en réponse au système affaibli par les coupes des années 1990 que les partisans du privé en santé deviennent de plus en plus audibles. Le Rapport Clair en 2000 est symptomatique de ce nouveau discours qui semble s’imposer comme une évidence. Nommé par le Parti québécois, Michel Clair propose une utilisation accrue des entreprises à but lucratif, notamment en ce qui a trait à l’hébergement de longue durée. Plusieurs de ses idées et orientations seront reprises sous prétexte d’une « modernisation » de l’État qu’inaugurent Jean Charest et le Parti libéral du Québec à leur arrivée au pouvoir en 2003. Cette « réingénierie » se présente en quelque sorte comme une réplique à la Révolution tranquille, quarante ans plus tard. Elle procède tant par le transfert au secteur privé de responsabilités assumées jusqu’alors par l’État, que par l’introduction au sein du secteur public d’une gouvernance de type entrepreneuriale dont nous discuterons plus loin.
Commence ainsi une époque d’une incantation « décomplexée » des soi-disant vertus intrinsèques du secteur privé et des pratiques, importées de l’entreprise privée, présentées comme naturellement plus efficaces puisque forcées de survivre sur les marchés. Monique Jérôme-Forget est l’une des figures associées à ces discours en faveur du privé. De retour d’un séjour en Angleterre où elle a été séduite par l’héritage de Tony Blair et de la « troisième voie » – soit la transformation de la social-démocratie en social libéralisme[10] – Jérôme-Forget préconise l’instauration de « marchés internes » pour stimuler les services offerts par l’État. C’est aussi elle qui contribue à populariser au Québec la formule du partenariat public-privé (PPP) qui connaîtra nombre de déboires et qui demeure toujours le modèle à suivre pour la construction et la gestion des centres hospitaliers universitaires (CHUM et CUSM[11]) de Montréal, qui sont deux des plus grands et des plus coûteux projets d’infrastructure au Québec.
De la re-marchandisation des services publics
Ainsi, bien que le système de santé au Québec soit encore majoritairement public en matière de services hospitaliers et de soins médicaux, le privé n’a jamais été complètement éliminé et il prend désormais de plus en plus d’espace, générant des inégalités que l’État-providence visait à amoindrir. Loin de continuer dans la direction du projet initial, l’État néolibéral cherche à re-marchandiser les acquis sociaux de son prédécesseur et il le fait de différentes façons : désengagement et laisser-aller, financement public du secteur privé ou émulation de ce dernier au sein de ses instances. À cet effet, chaque fois qu’un gouvernement affaiblit le secteur public par des coupes, par le sous-financement ou par la détérioration des conditions de travail des travailleuses et des travailleurs, il favorise le développement du secteur privé qui cherche à s’introduire dans ces failles.
L’utilisation d’agences privées d’infirmières en offre un exemple éloquent qui a suscité la controverse au cours des dernières années. Le développement de celles-ci s’est fait à la fois aux dépens du système public et en réponse aux conditions de travail difficiles au sein du réseau pour cette catégorie de personnel. Dans certains cas, ces agences ont été créées par d’anciens cadres du réseau cherchant à transformer leurs connaissances des faiblesses du réseau en entreprise rentable, et aux dépens du réseau.
Des politiques favorisant le secteur privé ont récemment affecté le réseau dans ses fondements mêmes. À la suite de l’arrêt Chaoulli par la Cour suprême du Canada en 2005 (cause qui avait été lancée peu de temps après les politiques d’austérité du déficit zéro dans les années 1990), en prétextant vouloir régulariser la situation de cabinets de spécialistes où étaient pratiquées de plus en plus d’interventions autrefois réservées à l’hôpital, le ministre libéral de la Santé et des Services sociaux, Philippe Couillard, a notamment permis la création de petits « hôpitaux » privés en dérogeant à la règle voulant qu’un cabinet de médecins ne puisse être détenu que par les médecins qui y travaillent. Ainsi, des intérêts privés peuvent désormais détenir des actifs à l’intérieur de cliniques médicales, et par le fait même, avoir une influence plus ou moins directe sur les soins aux patients et aux patientes qui deviennent source de profits.
Le Québec a ainsi vu l’émergence de plusieurs cliniques de chirurgie constituées en Centres médicaux spécialisés (CMS) dont certains sont détenus en partie par des investisseurs dans des structures corporatives complexes. Ces centres obtiennent parfois des contrats avec des centres hospitaliers, mais le plus souvent, ils font partie d’un système parallèle de plus en plus important où toutes sortes de stratégies se développent en termes de frais directs imposés aux patients[12].
De la gouvernance d’entreprise en santé
La réingénierie de l’État entamée par le gouvernement Charest en 2003, inspirée par les concepts de la « nouvelle gestion publique », misait sur l’implantation d’une gouvernance entrepreneuriale au sein du réseau de la santé et des services sociaux. Les Agences de la santé et des services sociaux (ASSS) qui succèdent aux régies régionales se voient confier une forme d’autonomie qui instaure une « concurrence gérée », notamment par l’achat de services[13]. Les réformes qui accompagnent l’extension du concept de gouvernance modifient aussi la composition des conseils d’administration des établissements du réseau. En vertu de cette philosophie de gestion, on limite progressivement les représentantEs du public ou du personnel d’un établissement afin de leur substituer des administrateurs dits « indépendants », recrutés dans le secteur privé.
La gouvernance est un concept issu du monde des affaires et du développement international, où des économistes ont vu un problème classique de rapport « principal-agent », le principal étant celui qui donne les ordres et l’agent celui qui les exécute. Lorsqu’appliquée aux services publics, la gouvernance a pour vocation le remplacement de la gouverne démocratique par une « science » de la gestion optimisée. Ainsi, au lieu de voir dans la fonction publique la concrétisation de droits sociaux acquis de haute lutte et les fonctionnaires comme les gardiens de ces droits, dont le rôle est de combattre les forces qui chercheraient à réintroduire le marché dans les services socialisés, la gouvernance la voit comme une force à dompter : la fonction publique doit devenir la simple exécutante des politiques élaborées par le gouvernement central, de la même manière que s’il s’agissait d’un contrat de service avec, par exemple, une entreprise à but lucratif. Il n’y aurait donc aucune distinction entre le secteur public et le secteur privé, sauf sur la nature des ordres donnés. L’évolution du système de santé québécois décrite sommairement ci-dessus, ainsi que la multiplication des « meilleures pratiques » au sein des organismes internationaux (OMS, OCDE, UE[14]) nous permet de dessiner les contours de cette doctrine, dont on peut déjà nommer la caractéristique principale : dans un milieu où les enjeux sociaux sont au cœur de la citoyenneté démocratique – donc au cœur de la polis[15] – la gouvernance se veut apolitique.
Dans un domaine comme la santé, où les services, reconnus nécessaires, peuvent être très dispendieux, l’État joue forcément un rôle-clé, tant au niveau du financement que de l’organisation des services hyperspécialisés qu’aucun marché ne pourrait soutenir. Ces services, sans l’intervention de l’État, ne seraient tout simplement pas donnés. Ce n’est donc pas la privatisation que vise le paradigme de la gouvernance, mais bien le parasitisme par le privé de l’intervention sociale publique. En ce sens, le privé ne veut s’emparer que des domaines marchandisables et se faire payer par la demande solvable, tout en maximisant les occasions de profit. Selon le degré de risque et l’étendue du coût, ceux-ci seront générés par des individus (par exemple pour les frais accessoires), par des groupes (par exemple par les assurances offrant de payer pour une chambre privée à l’hôpital) et par l’État (pour tout ce que le privé ne veut pas, par exemple les complications, les maladies chroniques, les soins complexes ou de longue durée, etc.).
La privatisation dans le domaine de la santé ne constitue en fait qu’une stratégie marginale par rapport à la manne qui pourrait à terme provenir de l’appropriation progressive du plus grand nombre de fonctions possible au sein du système public. La gouvernance s’avère une arme efficace pour dompter un secteur public trop activiste ou trop conscient de son rôle démocratique et conquérir des marchés nouveaux en son sein même. Voyons comment les mécanismes de financement, de prestation et de gestion permettent de tracer les contours de l’univers idéalisé de la « bonne » gouvernance.
Assurance médicaments
Au niveau du financement d’abord, c’est le modèle de l’assurance médicaments qui illustre l’articulation parfaite entre le public et le privé. L’assurance médicaments, adoptée en 1996, est le troisième grand régime d’assurance ayant favorisé la couverture des risques liés à la santé au Québec. Contrairement aux deux premiers toutefois, à savoir l’assurance hospitalisation (1960) et l’assurance maladie (1970), l’assurance médicaments n’est pas une assurance universelle : toutes les citoyennes et tous les citoyens du Québec ne sont pas couverts selon les mêmes modalités. Les assureurs privés choisissent leurs risques, de pair avec les employeurs, et ce choix devient une obligation légale des employéEs et de leur famille, pour qui les primes varient selon des contrats négociés et non en fonction de leurs moyens et de leurs besoins. Pour tous les autres, celles et ceux que le privé juge non rentables, c’est la caisse publique. Ainsi, la Régie de l’assurance maladie n’est plus qu’un acteur de dernier ressort et perd son statut de chien de garde des droits sociaux de toute la population.
Financement à l’activité
Toujours au niveau du financement, la réforme sans doute la plus emblématique de l’introduction d’une logique privée au sein du réseau public est celle qui entend maintenant remplacer le financement historique des établissements par le « financement à l’activité ». Cette méthode d’allocation des ressources entre les composantes du système procède par une véritable mise en concurrence des établissements les uns avec les autres, imitant ainsi le mécanisme d’un marché de services. Les hôpitaux qui recevront le plus de financement seront ceux qui effectueront le plus d’épisodes de soins. Un prix sera attribué à chacun de ces épisodes, en fonction de sa complexité, par les Diagnosis Related Groups (DRGs)[16]. Ainsi, plus les hôpitaux répéteront la procédure, plus ils augmenteront leurs revenus et leurs chances d’engranger des « marges de remboursement », une sorte de profit servant de récompense indirecte et censée stimuler l’activité.
De très nombreux problèmes accompagnent un tel mode de financement[17]. Premièrement, comme le budget global reste fixe, il s’ensuit qu’il y a des services gagnants et des services perdants, des établissements gagnants et des établissements perdants. La qualité des services, loin d’être uniforme sur tout le territoire, redevient différenciée aléatoirement selon la performance des établissements, exactement le genre de problème auquel la mise en place d’un système public tentait de pallier. Ensuite, la comptabilisation des épisodes de soins mène à un alourdissement important des structures administratives. Le financement à l’activité est particulièrement complexe et nécessite la production de nombreux indicateurs de performance – indicateurs dont le choix est discutable – qui par ailleurs aideront le secteur privé à identifier les interventions qui pourront être rentables et ainsi faire pression pour se les approprier.
Pour mettre en place le financement à l’activité, tant le ministère que les établissements doivent embaucher du personnel chargé de produire des indicateurs et de conseiller les directions d’établissements sur les épisodes de soins à prioriser afin de s’assurer un meilleur financement[18]. Enfin, les tactiques visant à hausser artificiellement les remboursements attendus dans un établissement (par exemple : juger comme plus sévère le cas d’un patient puisque ce diagnostic garantit un financement plus avantageux) accompagnent le financement à l’activité là où il est implanté. En somme, la voie de la concurrence qui s’inspire du secteur privé est diamétralement opposée à celle de la coopération que l’on a pourtant cherché également à favoriser au fil des ans dans le réseau, en essayant, par exemple, d’éviter le fonctionnement « en silos ». C’est aussi un virage à 180 degrés sur le principe que des services reposants sur « un réseau technique unique à l’échelle du territoire, répondant à des besoins également partagés par toute la population et dont la gestion et l’entretien s’inscrivent dans un temps long qui n’est pas celui des marchés », devraient être soustraits à ceux-ci[19].
Prestation privée
En ce qui a trait à la prestation de services, la distinction entre participant et non-participant pour les médecins est attaquée afin que ceux-ci aient le choix de travailler dans le système public seulement dans la mesure où la demande privée serait insuffisante. Les médecins pourraient ainsi facturer les frais directement aux patientEs ou à leurs assureurs, qui verraient alors leur rôle étendu, surtout à travers l’assurance-groupe[20]. Quant aux hôpitaux publics, ceux-ci limiteraient leurs services aux risques les plus lourds, laissant les interventions les plus prévisibles – donc les moins complexes – à des fournisseurs privés. C’est le modèle des CMS décrit plus haut, ou celui des « independent surgical facilities » d’autres provinces[21]. Au sein même des hôpitaux, les différentes composantes seraient fractionnées et ne seraient gardées que celles qui correspondent au « cœur de compétence », le reste étant soumis aux règles des marchés publics, et donc aux accords de libre-échange applicables, menant à une perte de compétences et à une fragilisation de la main d’œuvre.
Gestion et optimisation
Quant à la gestion, la comptabilisation est devenue le mot d’ordre : contrats avec cibles, heures-soins pour les soins de longue durée, minutage pour le travail des intervenants et des intervenantes, coût moyen selon le DRG pour les patientEs, etc. On soumet ainsi les droits autrefois conçus comme fondamentaux aux exigences de la gestion et des priorités de l’heure. Toutes ces pratiques offrent de nouvelles occasions d’affaires au secteur privé en plus de transformer une partie des fonctionnaires en gestionnaire de données. Dans chaque cas, le système public sert comme intervenant de dernier recours s’il y a des complications. Et dans chaque cas, cette comptabilité dresse pour les fournisseurs privés les contours de ce qui est ou n’est pas marchandisable, et à quel taux de profit.
Ainsi, les cibles peuvent être réduites pour moduler le degré de privatisation ou augmenter la pression sur les travailleurs et les travailleuses, et le gouvernement central ne devient plus qu’un gérant du système qui impose une standardisation des pratiques. Le pouvoir public se résume donc à une maîtrise d’œuvre et les intervenants ont perdu tout statut jadis relié à la fonction publique ainsi que leur autonomie professionnelle. Sous prétexte qu’un système de soins est là pour les patients et non pour les travailleurs du réseau, on court-circuite les lieux de décisions du personnel clinique, perdant de ce fait l’expertise et le savoir-faire au sein du système.
Divorcés du service public et de ses valeurs, les travailleurs et les travailleuses perdent les repères qui étaient essentiels à sa mission, le tout menant à une déprofessionnalisation graduelle en faveur de techniques managériales qui maximisent les résultats comptables aux dépens de la qualité et de l’adaptabilité des interventions. La méthode « lean »[22], modèle d’organisation du travail dont l’objectif premier est « d’optimiser » et de « faire plus avec moins », actuellement implantée dans différents milieux de travail (principalement au niveau des soins à domicile) illustre bien cette application de techniques managériales déshumanisées au cœur même des soins et des services aux plus vulnérables.
En somme,
[C] es techniques managériales ont pour effet d’affaiblir l’engagement du personnel de ces organisations et de minimiser la place du jugement de ceux qui donnent les services. Sous l’effet de ce managérialisme, les organisations ont tendance à être toujours plus grosses, plus désincarnées, plus abstraites et impersonnelles, ce qui les vide du sens de la mission, du sens du travail, du sens de l’engagement personnel et des responsabilités[23].
On trouve un cocktail de toutes ces tendances dans les PPP, dont le CHUM et le CUSM à Montréal ne sont qu’un exemple timide si on compare leur situation aux centres hospitaliers de soins de longue durée (CHSLD) en PPP, où même les services à la personne sont privatisés.
Ainsi, comme le décrivent Dardot et Laval :
Cette volonté d’imposer au cœur de l’action publique les valeurs, les pratiques et les fonctionnements de l’entrepriseprivée conduit à instituer une nouvelle pratique de gouvernement. […] Cette mutation entrepreneuriale ne vise pas seulement à accroître l’efficacité et à réduire les coûts de l’action publique, elle subvertit radicalement les fondements modernes de la démocratie, c’est-à-dire la reconnaissance de droits sociaux attachés au statut de citoyen[24].
Combien de temps encore?
Les débats relatifs au système de santé en général et à la place du privé en particulier sont récurrents. L’on peut néanmoins se demander combien de temps encore les principaux partis politiques pourront afficher une façade favorable au maintien d’un régime public. Tant au Québec qu’au Canada, même les conservateurs hésitent à prendre d’assaut le symbole que constitue encore aujourd’hui l’assurance maladie. Mais l’appui au système public risque de s’effriter au fil du temps s’il est maintenu dans un état de compressions perpétuelles, si les véritables facteurs de dépenses ne sont pas mieux contrôlés (prix des médicaments, rémunération des médecins, etc.), et si l’on introduit en son sein une gouvernance d’entreprise contre nature.
Un choc économique pourrait devenir l’occasion d’ouvrir le système de santé beaucoup plus largement au privé sous prétexte qu’il s’agit d’un système dont la société « n’a plus les moyens »[25]. Le discrédit que certains font porter aux services publics est tel que des segments entiers de la population risquent de se rendre à cet argumentaire même s’il renverse ce que nous enseignent les faits ici et ailleurs, à savoir que rien n’est plus dispendieux que le privé en santé et qu’il est incapable d’offrir des soins de qualité à l’ensemble de la population selon ses besoins.
En santé comme dans les autres services assumés par l’État, la gouvernance entrepreneuriale est une approche de gestion qui modifie complètement le rapport de la population aux services publics. Ce faisant, elle répond aux souhaits grandissants d’une population qu’elle conditionne à ne plus croire dans la seule option pourtant viable, un système de santé public et démocratique.
Toutes les expériences passées et présentes montrent pourtant que le marché et ses techniques managériales sont incapables de répondre aux besoins de santé d’une population. Les patientes et les patients ne sont pas des consommateurs faisant le choix d’être malades et l’acte de soigner, dans toute sa complexité et dans toute son humanité, ne peut se laisser compartimenter, segmenter et techniciser sans perdre son âme.
Marie-Claude Goulet, Guillaume Hébert et Cory Verbauwhede[1]
[1] Les auteurEs tiennent à remercier Lucie Dagenais pour ses réflexions et sa relecture attentive.
[2] Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie : la justice sociale face au marché total, Paris, Seuil, 2010, p. 116 (notes omises).
[3] Le modèle des CLSC retenu dans la loi de 1971 (la première Loi sur les services de santé et les services sociaux) est toutefois édulcoré par rapport à celui qui a été développé par des groupes populaires.
[4] Anne Plourde, « Santé et capitalisme : ce que nous apprend le cas des CLSC », dans ce numéro des Nouveaux Cahiers du socialisme.
[5] Mélanie Bourque et Gaëlle Leruste, « La transformation des idées sur la privatisation du système de santé québécois depuis 1970 : le passage à un nouveau référentiel sectoriel ? », Politique et Sociétés, vol. 29, nº 2, 2010, p. 105-129.
[6] Rapport du Groupe de travail sur la révision des fonctions et des organisations gouvernementales, Québec, Gouvernement du Québec, 1986.
[7] Réglementer moins et mieux : Rapport du Groupe de travail sur la déréglementation, Québec, Gouvernement du Québec, 1986.
[8] Privatisation des sociétés d’État, orientations et perspectives, Québec, Gouvernement du Québec, Ministère des Finances, ministre délégué à la Privatisation, 1986.
[9] Alain Deneault, Gouvernance : le management totalitaire, Montréal, Lux, 2013, p. 49.
[10] Supiot (op. cit., p. 34) remarque qu’« interrogée après son retrait sur son plus grand succès politique, [Mme Thatcher] aurait répondu “Tony Blair”».
[11] CHUM: Centre hospitalier de l’Université de Montréal; CUSM: Centre universitaire de santé McGill.
[12] Marie-Claude Prémont, « Les paiements de patients pour des soins payés par les fonds publics », Revue vie économique, vol. 3, nº 1, septembre 2011, <www.eve.coop/?a=112>.
[13] Ce sont du moins les termes de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) lorsqu’elle décrit les mérites de cette forme de nouveau management public.
[14] OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques; UE : Union européenne.
[15] Polis: mot grec signifiant cité. (NdR)
[16] Il s’agit d’un système de classification hospitalier originaire des États-Unis. (NdR)
[17] Guillaume Hébert, Le financement à l’activité peut-il résoudre les problèmes du système de santé, Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), 20 juin 2012.
[18] Il suffit ici de se rendre compte de l’infinie complexité du système de facturation des médecins pour imaginer la complexité encore plus grande d’un système analogue au niveau des hôpitaux. Outre la longueur des ententes et la complexité des négociations continues entre le MSSS et les fédérations médicales, il y a une prolifération d’agences de facturation privées spécialisées dans telle ou telle partie des ententes, avec pour but de maximiser les revenus des médecins concernés. Voir, par exemple, le « Guide des agences de facturation » publié dans Santé inc., janvier-février 2011, <www.santeinc.com/file/janv11-04.pdf>, où l’on indique de manière révélatrice qu’« [o]n ne peut pas s’improviser agence de facturation et espérer connaître les ententes en détail sans s’y consacrer à temps plein ».
[19] Supiot, op. cit., p. 52-53 (nos italiques).
[20] Pour comprendre la nature de la mixité de pratique, il suffit de comprendre ce qui se passe dans le domaine de la radiologie, où plusieurs actes sont désassurés lorsqu’effectués hors du réseau hospitalier, donnant à ces médecins le droit de facturer à la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) lorsqu’ils pratiquent à l’hôpital, et de facturer aux patients ou à leurs assureurs lorsqu’ils pratiquent dans leurs cliniques privées. Voir Médecins québécois pour le régime public, La mixité en radiologie : un modèle à deux vitesses en voie de propagation, mai 2012, <www.mqrp.qc.ca/MQRP2012AGA.pdf>.
[21] Le Cambie Surgery Centre, dont nous connaissons les détails de fonctionnement grâce au recours actuellement en cours contre l’interdiction de surfacturation en Colombie-Britannique, tire ses revenus de diverses sources privées et publiques : « Les centres de chirurgie privés indépendants [l’équivalent de nos centres médicaux spécialisés] reçoivent des frais de pratique pour l’utilisation de leurs installations pour les fins d’opérations courantes et d’autres procédures. Selon les circonstances, les frais de pratique peuvent être payés par une régie de santé provinciale, la Workers’ Compensation Board [l’équivalent de notre Commission de la santé et de la sécurité du travail], d’autres assurances médicales statutaires, d’autres tierces parties ou les patients eux-mêmes ». (CIMCA v. MSC of BC, writ of summons, 28 janvier 2009, <thetyee.ca/Docs/CIMCAWrit.pdf>, notre traduction).
[22] Voir le texte « Déclaration de résistance à la nouvelle gestion publique dans la santé et les services sociaux » publié dans ce numéro des Nouveaux Cahiers du socialisme.
[23] Alain Dupuis et Luc Farinas, « Vers un appauvrissement managérialiste des organisations de services humains complexes ? », Nouvelles pratiques sociales, vol. 22, nº 2, 2010, p. 51-65.
[24] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009, p. 356.
[25] Voir les multiples exemples donnés par Naomi Klein dans La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Montréal, Actes Sud, 2008, et notamment celui de la privatisation des écoles publiques de la Nouvelle-Orléans à la suite de l’ouragan Katrina en 2005, décrit dans l’introduction du livre.