Dans le cadre
d’une approche didactique et philosophique, cet article a comme
objet la clarification du concept de représentation. Quel est
le problème posé par les représentations? Il
s’agit de cerner le noyau sur lequel il faut travailler. Nous
verrons comment sont reliés les thèmes connexes de
représentation marchande et d’aliénation. Il
s’agit d’un travail de synthèse et de réflexion
critique indispensable, toujours à faire, avant toute action
transformatrice. De là, nous pouvons identifier plus
distinctement le but, l’issue pour une véritable
transformation du monde qui demande aussi une libération des
représentations.
Comment comprendre le rôle des représentations dans les
écrits de Hegel et de Marx? Qu’est-ce qui en caractérise
le noyau proprement philosophique? Peut-on circonscrire le problème
à l’intérieur d’un champ de recherche
philosophique distinct à la fois de celui des sciences
cognitives et celui des sciences sociales? Par delà les
représentations cognitives et les représentations
sociales, peut-on étudier le phénomène des
représentations dans un cadre théorique qui soit
proprement philosophique? Dans le champ des recherches actuelles,
nous savons que l’étude des représentations
concerne surtout la perspective avancée par les sciences
cognitives en recourant à des psychologues comme William
James, puis les travaux de linguistes tel Chomsky. Du côté
des sciences sociales, il faut s’en remettre, par exemple, aux
travaux de Durkheim, Moscovici et Bourdieu. Existe-t-il une autre
voie? Pour aborder le problème des représentations sous
un angle plus philosophique, devrions-nous d’abord considérer
la démarche kantienne? Kant aborde le phénomène
des représentations en fonction de la subjectivité
transcendantale et des conditions de possibilité de la
connaissance a priori. « Les schèmes des concepts
purs de l’entendement sont les vraies conditions permettant de
procurer aux sens une relation à des objets[1] ».
Le point de départ est ici la jonction entre la pensée
et l’accès aux connaissances. Il s’agit d’une
reprise plus élaborée du cadre du Cogito avancé
jadis par Descartes. Représenter est donc pour Kant un terme
générique « pour désigner toutes, ou
presque toutes, les différentes formes que prend la relation
fondamentale entre la subjectivité ou la conscience d’une
part, et l’objectivité ou la chose d’autre
part[2] ».
Comment aller plus loin? L’interprétation marcusienne
servira ici de clef de lecture pour pouvoir décrire cet axe de
recherche distinct depuis Hegel et Marx. La thèse doctorale
d’Herbert Marcuse sur l’ontologie hégélienne,
nous aidera à clarifier le champ des représentations
« historico-philosophiques[3] ».
Nous allons d’abord nous situer par rapport au champ des
représentations cognitives et sociales (I), nous verrons
ensuite comment Marcuse ancrera le problème chez Hegel dans
une ontologie de la vie (II), puis comment ce questionnement se
transpose dans l’étude de la représentation
marchande chez Marx (III). Nous laisserons de côté le
freudo-marxisme, une des caractéristiques importantes de la
philosophie de Marcuse, pour nous concentrer ici sur le problème
plus central des représentations comme objet d’étude
critique. Nous allons aussi nous distancer d’une interprétation
lacanienne comme celle qu’utilise Žižek
pour analyser la
question[4].
I
Chez les chercheurs en sciences cognitives, la notion de
représentation est loin de faire consensus, plusieurs vont
même jusqu’à éviter de l’utiliser en
raison de son manque de précision. Certains chercheurs en font
une entité cognitive inscrite dans la mémoire
(cognitivisme classique), d’autres lient la notion aux
connexions apprises ou acquises (connexionnisme), ou encore dans le
cadre d’activités intentionnelles (énactionisme)[5].
Il est aussi possible de lier la notion de représentation au
champ de la linguistique en jumelant l’étude de la
pensée et le langage utilisé par un individu pour
communiquer. C’est en empruntant cette dernière voie que
Chomsky, critiquant le béhaviorisme en 1959, va développer
sa théorie d’une grammaire innée. D’autres
chercheurs vont vouloir fonder, par la neuroscience, une théorie
de l’esprit de façon à pouvoir cerner
empiriquement la conscience de soi. Nous sommes ici dans le cadre de
la représentation mentale individuelle complètement
détachée de ses conditions de possibilités,
historiques, sociales et culturelles. C’est un champ
d’investigation qui intéressera le courant analytique en
philosophie. L’un des inspirateurs de ce courant, Jon Elster,
entreprendra une relecture de Marx en rejetant tout recours à
la dialectique sociale. Ce sont des tests expérimentaux qui
vont permettre d’étudier la notion maintenant reliée
au développement cérébral (cortex préfrontal
médian et dorsolatéral, cortex cingulaire antérieur
ventral…) ou à un pragmatisme économique (théorie
des choix).
En isolant la notion de représentation et en tenant mieux
compte de son contexte d’émergence, les sciences
sociales vont, de leur côté, contribuer à un
élargissement du champ d’étude. Bourdieu va par
exemple vouloir interroger les représentations sociales en
rapport aux pratiques sociales en développant un appareillage
théorique d’une efficacité redoutable pour la
recherche[6].
Le cadre théorique de Bourdieu est redevable à
Moscovici qui dans son étude sur la psychanalyse, en 1961,
décline la notion de représentation sociale comme un
« construit » servant à étudier
diverses symbolisations et significations. Auparavant, les travaux de
Durkheim avaient montré l’importance de prendre en
compte les facteurs sociaux dans l’étude de la pensée
individuelle. La notion de représentation sociale deviendra un
enjeu de la lutte sociale qui est, avant tout, une lutte idéologique.
Pour Bourdieu, les différentes idéologies sont en lutte
les unes contre les autres afin de justifier leur légitimité
sociale donc leur pouvoir. Les concepts d’habitus et
d’illusio de Bourdieu permettent d’opérationnaliser
la recherche autour des représentations sociales. On voit donc
que les champs de recherche des représentations sociales et
cognitives sont dans des univers complètement isolés et
font appel à des référents méthodologiques
spécialisés et bien distincts.
Le problème avec la notion de représentation dans le
champ de la linguistique est la réduction de celle-ci à
l’étude du langage soumis aux faits immédiats.
Marcuse critiquera cette perspective qui évite de prendre en
compte le contenu historique des faits. « Le langage
fonctionnel est un langage harmonisé qui est fondamentalement
anti-critique et anti-dialectique. En lui, la rationalité
opératoire et la rationalité du comportement absorbent
les éléments transcendants, négatifs,
oppositionnels de la Raison[7] ».
Lukacs avait jadis déjà insisté sur l’importance
de soumettre les faits à un traitement
« historico-dialectique[8] ».
Il s’agit de voir que les faits sont le produit d’un
contexte historique précis dans un système économique
capitaliste. L’autre limite de l’application scientifique
de la notion de représentation consiste à négliger
de prendre en compte le préalable que la science et la
technologie sont elles-mêmes orientées idéologiquement.
Ce sont des limites théoriques qui sont bien mises en évidence
par Marcuse et qui justifient de préserver une étude
philosophique critique de la notion.
Lorsque ces
concepts réduits guident l’analyse de la réalité
humaine, individuelle ou sociale, mentale ou matérielle, ils
n’atteignent qu’à un faux concret – à
un concret isolé des conditions qui constituent sa réalité.
Dans ce contexte, utiliser un concept opérationnel c’est
assurer une fonction politique; l’individu et son comportement
sont analysés dans un sens thérapeutique – en
tant qu’ils sont susceptibles de s’adapter à la
société[9].
Ainsi, l’analyse des représentations dans une
perspective non critique nous entraîne dans une impasse
théorique et pratique. Il faut donc reprendre la question à
partir d’une perspective philosophique et critique.
II
Reprenons donc à nouveau la question des représentations
depuis Hegel. Avec Hegel, la notion de représentation s’ouvre
à la conscience de soi qui n’est pas redevable à
la science du cerveau ni aux phénomènes abstraits de
société. Comme nous le verrons à travers
l’interprétation marcusienne, il faut étudier le
phénomène des représentations à partir
d’un niveau beaucoup plus fondamental. C’est à
l’aide d’une ontologie de la vie et donc de l’activité
de la pensée en train de se faire que Hegel va tenter de
saisir dialectiquement le problème des représentations.
Nous donnerons un aperçu de ce travail à partir des
représentations mobilisées dans un processus
d’universalisation qui nous achemine tout droit au concept.
C’est à ce niveau proprement philosophique qu’il
faut donc situer le problème des représentations. Sans
partir d’un référent historique unique, nous
pouvons souligner chez Hegel une prise en charge de la question
depuis le stoïcisme, notamment chez Épictète.
Comme on le sait dans ses Entretiens, Épictète
confie au travail philosophique la tâche fondamentale de mise à
l’épreuve des représentations. Il nous invite à
nous libérer par le pouvoir que nous avons sur nos propres
représentations. Pour Hegel : penser est aussi savoir ce
qu’on pense. La pensée est aussi liée au savoir.
Hegel voudra ensuite refaire l’unité entre ce qui était
séparé chez Kant (le phénomène et le
noumène) et qui nous empêche de totaliser la pensée.
Selon Hegel, nous ne devrions plus y avoir à penser séparément
comme chez Kant le monde de la nature et le monde de la liberté.
Pour comprendre la finalité de la philosophie hégélienne,
Marcuse va présenter le concept de l’Être comme
mouvement chez Hegel. C’est sur la base d’une unité
agissante que vont pouvoir se développer les différents
modes de mobilité des étants. Le principe unificateur
de la philosophie de Hegel sera ancré, toujours selon Marcuse,
dans une « ontologie de la vie comme historicité ».
-
La lecture de Marcuse placera « l’Être »
de la vie au centre du processus visant à fait advenir la vie
dans la totalité de « l’étant »
rencontrée comme « monde ». « La
« construction de l’Absolu » comme tâche
de la philosophie est donc d’entrée de jeu construction
de l’Être comme mobilité, comme
« devenir », « manifestation »,
« vie[10] ».
La vie est un processus intégrateur, elle progresse en
assimilant ce qui lui est extérieur. Le sujet vivant cherche
à absorber ce qui lui est extérieur pour assumer son
unité. Il se maintient comme un « soi »
qui cherche à harmoniser ce qui s’oppose à lui.
Pour Hegel, la vie est la première incarnation de la liberté,
elle contribue à la réconciliation dialectique des
contraires. Mais ce n’est pas encore une liberté
effective car celle-ci requiert la connaissance. L’animal ne
réussit pas à se différencier de la nature pour
Hegel. Seul l’homme sera capable d’accéder à
l’universalité de la pensée. C’est par la
pensée que l’homme se libère de ses limitations.
Hegel parachève ainsi l’intuition d’Épictète
à propos du pouvoir des représentations. Marcuse situe
l’ontologie hégélienne à partir d’une
tentative de fonder la connaissance sur un rapport originaire entre
la subjectivité (la vie) et l’objectivité (le
monde). L’absolu est un témoignage de la mobilité
originaire de la vie. L’absolu est la contemplation de
l’esprit, prenant conscience du chemin parcouru et de sa
réalité. La Phénoménologie de
l’esprit[11]
fait correspondre la pure conscience de soi et le processus de la
vie comme activité. La nature et l’esprit sont des
modes de la vie comme unicité. La vie est l’orientation
menant à l’égalité à soi-même,
une totalité en devenir. Les différentes catégories
philosophiques de la Phénoménologie de l’esprit
de Hegel renvoient à l’ontologie de la vie dans son
accomplissement comme Savoir. C’est la réflexion qui
manifeste la vie de la conscience[12].
-
Hegel aborde donc le problème des représentations dans
le cadre d’une interprétation dynamique. Si l’on
pense avec des représentations, le but de la pensée
est de s’en libérer. Lorsque l’on ne pense qu’au
travers une représentation sans la dépasser, c’est
une pensée abstraite, morte. Le but de la pensée est
d’atteindre la présentation véritable tout en se
libérant des représentations.
Dans la
représentation, nous avons aussi une chose devant nous, selon
sa présence extérieure inessentielle. Dans la pensée,
au contraire, nous séparons de la chose ce qu’elle a
d’extérieur et de purement inessentiel et nous la
faisons ressortir qu’en ce qu’elle a d’essentiel. À
travers le phénomène extérieur, la pensée
pénètre jusqu’à la nature intérieure
de la chose et elle fait de cette nature son objet[13].
La philosophie de Hegel est ici à l’opposé du
positivisme pour lequel les choses existent dans leurs singularités
en elles-mêmes. Les choses ne peuvent exister indépendamment
d’un rapport mouvant avec leur universalité. Hegel
reprend l’activité de la perception en faisant de
l’universel l’essence de la perception. Il commence par
distinguer l’objet de l’activité de la perception.
C’est la propriété universelle des choses qui va
nous permettre de nous libérer de leurs particularités
sans fin donc aussi des représentations. Nous pouvons
progresser dans la connaissance grâce au médium
universel qui nous permet d’en comprendre les différents
moments particuliers. Pour Hegel, c’est le passage au
concept qui nous permettra de nous libérer des
représentations par l’activité systématique
de l’Esprit qui ordonne, organise et consume tout sur son
passage.
-
Les concepts ont un sens transitif, ils témoignent de
l’activité vivante de la pensée sur les faits
bruts (morts). Ce sont les concepts « vivants »
qui vont nous permettre d’avancer dans le savoir. « L’être
concevant, le « Concept » est élaboré
comme cette mobilité, il est conséquemment l’être
par excellence[14] ».
Pour Hegel, le véritable travail philosophique consiste à
quitter l’univers stérile des représentations.
« L’objet de la pensée ne se meut pas
dans des représentations ou des figures, mais dans des
concepts, c’est-à-dire dans un être en soi
distinct, qui immédiatement, pour la conscience, n’est
aucunement distinct d’elle[15] ».
C’est aussi le concept qui nous permettra d’entrer dans
le système philosophique comme tel. Chez Hegel, le concept
est en procès et en mouvement avec lui-même. Il doit
passer à l’épreuve de ses multiples
déterminations en réduisant en peau de chagrin ses
représentations transitoires. L’être concevant
est le moi par son activité libre. La chose est alors libérée
des représentations pour devenir sous l’emprise de son
concept. La doctrine du concept prévoit un développement
en trois moments : le concept formel (subjectivité), le
concept dans sa réalisation (objectivité) et enfin
l’unité du concept avec son objectivité. Dans le
concept, le singulier est le résultat du développement
de l’universel qui se détermine en lui-même. « Le
passage de la représentation au concept ne saurait, par la
suite, impliquer l’abandon de l’essence objective
puisque, bien au contraire, le savoir absolu ne peut s’accomplir
chez Hegel qu’à l’intérieur de
celle-ci[16] ».
Pour Hegel, on ne peut appréhender le réel
complètement sans le penser. Cela termine toutes les errances
métaphysiques, car Hegel clôture la pensée en
fonction de son propre accomplissement.
Mais tout ne coule pas de source, c’est dans la philosophie
hégélienne du droit que Marx repèrera la faille.
Le passage de la société civile vers le concept d’État
et menant entre autre à la représentation du monarque
révèle une erreur fondamentale. En plus de
sous-estimer les oppositions latentes dans la société
civile, Hegel négligera le rôle que jouera la
représentation marchande. Pour Marx, la représentation
marchande ne peut être une simple médiation comme les
autres permettant l’accès au concept.
III
Marx opérera
un renversement radical, ce ne sera plus l’activité de
penser qui sera déterminante mais l’activité
matérielle, les forces productives et les rapports de
production. « Ce sont les hommes qui sont les producteurs
de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais
les hommes réels, agissants, tels qu’ils sont
conditionnés par un développement déterminé
de leur force productive et du mode de relations qui y correspond[17] ».
Ce n’est plus la vie de l’esprit, de la conscience
seulement mais celle des rapports entre la conscience et ce qu’elle
produit. Une vie relationnelle faite de rapports pratiques. Dans la
société civile, théâtre de la vie sociale,
le passage est bloqué par la fausse médiation de la
représentation marchande qui prend la forme concrète de
l’argent.
Comme l’argent, qui est le concept existant
et se manifestant de la valeur, confond et échange toutes
choses, il est la confusion et la permutation universelle de toutes
choses, donc, le monde à l’envers, la confusion et la
permutation de toutes les qualités naturelles et humaines[18].
La marchandise
est une contradiction existante. L’argent, prototype de toutes
les aliénations, véhicule l’universalité
abstraite imposés aux hommes. La marchandise est définie
en rapport à une autre marchandise fétiche que
représente l’argent. Les diverses marchandises délèguent
leur pouvoir d’échange au profit de celle qui est
immédiatement échangeable : l’argent. Ce que
cette marchandise dissimule, ce sont les rapports de domination. Le
problème survient lorsque l’on autonomise une
représentation et lorsqu’on oublie son fondement
réel – dira Marx dans l’Idéologie
allemande. Comment ce produit de l’activité humaine
se retourne contre son créateur? Le moteur tient au
fonctionnement du concept de « Plus Value » et
non de l’Esprit. En fait, il y a perte, aliénation.
Quelque chose ne nous appartient plus. La pensée est morte à
nouveau. Est-ce le triomphe de l’esprit hégélien
qui émane des vapeurs du capitalisme? Marx a bien démontré
que cette marche de l’esprit est une marche à l’envers,
insensée, et qu’elle mène à la destruction
de l’humanité ou à la nécessité d’une
transformation. Dans les faits, l’Esprit hégélien
est soumis au Capital.
Si le processus semble encore mystérieux, le résultat
quant à lui est clair et limpide. C’est dans Le
Manifeste du parti communiste qu’on peut d’ailleurs
le constater. Le résultat est un gouvernement qui gère
les affaires de la classe bourgeoise. « Tous les liens
complexes et variés qui unissaient l’homme féodal
à ses supérieurs naturels, elle les a brisés
sans pitié pour ne laisser d’autre lien entre l’homme
et l’homme que le froid intérêt, les dures
exigences du « paiement comptant[19] ».
Ce qui prend le pas avec le capitalisme c’est la
marchandisation de tout ce qui est. Tout n’est pas spiritualisé
mais soumis au processus de marchandisation. On peut penser ce
processus d’une manière hégélienne comme
un moment d’appropriation nécessaire mais on occulte le
fait que derrière la marchandisation des choses se cache une
véritable orchestration en fonction d’une marchandise
fétiche : l’argent. Même avant d’avoir
été transformée en capital, l’argent se
présente comme une marchandise semblable aux autres. Mais, en
réalité, nous dit Marx, elle domine les autres
marchandises et impose son hégémonie qui repose sur
l’aliénation humaine. La pensée est ainsi réduite
au calcul. Personne n’y voit malice mais cela renforce
l’exploitation de l’homme par l’homme. Cela est
tellement imprégné dans la pensée qu’on
arrive plus facilement à imaginer la fin du monde que la fin
du capitalisme, perçu comme indépassable[20].
Dans le chapitre III du Capital, l’aliénation renvoi à
l’échange des marchandises. L’argent permet de
réaliser cette condition de possibilité. Ce dont
l’argent permet l’échange, ce sont les modalités
concrètes de la vie individuelle et l’ensemble de la
nature.
Marx cherchera, à l’aide d’un appareillage
critique, à montrer les contradictions du capitalisme pour que
puisse advenir le stade plus avancé d’organisation
sociale que sera le communisme non encore advenu. C’est
pourquoi le cadre conceptuel doit demeurer ouvert car la
transformation à venir proviendra de l’activité
pratique (praxis) et non du travail de la pensée. Pour Marx,
les concepts ont un caractère social et historique. Tous les
concepts revoient à la pratique sociale. C’est par son
travail que l’homme peut agir sur la nature extérieure.
Chez Hegel, la nature n’était qu’un moment
d’extériorisation de l’Idée qui est d’abord
abstraite. Pour Marx, la nature est un moment de la praxis humaine
qui vise la totalité en soi. Comme Feuerbach avant lui, Marx
part du monde sensible mais la nature devient chez lui dialectique
parce qu’elle produit l’homme qui agit et qui peut à
son tour transformer. L’humanité et la nature sont des
termes liés dialectiquement mais ils sont médiatisés
par des représentations.
Dans la section sur le caractère fétiche de la
marchandise dans Le Capital[21],
Marx nous explique comment nous sommes en fait prisonniers de la
représentation marchande de par son caractère fétiche.
Nous succombons à l’illusion d’un monde où
les rapports entre les choses cachent le rapport social déterminé
qui est derrière. Les choses semblent douées du pouvoir
de communiquer entre elles. Les marchandises obéissent à
des lois économiques qui semblent indépendantes des
hommes qui les produisent. Le prix qu’on y attribue devient
naturel alors qu’ils sont le produit du travail. Même la
force de travail devient elle-même une marchandise que l’on
peut faire circuler dans le cycle économique. Le travail, qui
devrait être l’activité déterminante
reconnue, est en réalité soumis aux aléas de
l’offre et de la demande. La thèse de Marx est que le
temps de travail se cache derrière l’échange des
marchandises. Elle échappe au travailleurs qui pourraient être
associés et libres. La monnaie donne aux métaux
précieux un caractère fétiche et camoufle en
réalité un rapport social. C’est pourquoi, selon
Marx, nous sommes prisonniers de la représentation marchande
tant que nous n’aurons pas dépassé le stade du
capitalisme.
Pour sortir de ce devenir marchandise des choses et des hommes, il
nous faudra un autre type de mesure. Ernst Bloch offre une solution,
un type de mesure « qui inclurait aussi au premier chef,
l’hostilité du nouveau envers le statisme. Car ce
statisme ne pourra être effectivement liquidé que par
une nouvelle forme de mesure n’obéissant plus à
un critère déjà donné mais au critère
d’une valeur qui est en souffrance dans la dialectique[22] ». Les modalités de l’échange doivent être
repensées en dépassant l’horizon bourgeois vers
un nouveau cadre commun à définir, médiatisé
cette fois non plus par l’argent, mais par une recherche
coopérative de solutions orientée à partir des
critères pour rendre le monde plus habitable. On peut imaginer
diverses solutions comme des conseils de travailleurs qui négocient
et révisent leurs propositions concernant ce qu’ils
produisent et consomment[23].
On voit donc que l’on peut étudier le phénomène
des représentations dans un cadre beaucoup plus large et
philosophique. Nous devons soumettre les faits et les représentations
à un traitement « historico-dialectique »
sinon ils ne font que nous tenir prisonniers dans un horizon du monde
pré-déterminé. C’est pourquoi Hegel fera
des représentations des moments dont il faudra se libérer
pour atteindre le concept. La philosophie n’étudie pas
les représentations pour elles-mêmes comme dans les
sciences sociales ou cognitives mais précisément en vue
de saisir ce qui les constituent.
L’activité de la pensée se manifeste par une
activation des représentations. Nous passons sans cesse d’une
représentation à une autre pour penser vers la
présentation véritable. Cette présentation
véritable est pour Hegel le savoir absolu qui se sait
lui-même. Pour lui, le chemin consiste à dépasser
les représentations pour aller au concept puis vers l’Idée.
Le savoir absolu est la recollection des divers moments que doit
traverser la pensée motivée par le mot d’ordre
des Lumières : Sapere Aude. À travers les divers
moments du savoir, la pensée qui se meut elle-même
atteint le stade (correspondant à l’évolution
historique) où elle prend conscience d’elle-même.
C’est lors de la révolution républicaine
lorsqu’un peuple prend conscience de son pouvoir politique qui
en constitue un point essentiel. Hegel, méfiant de l’élan
de liberté révolutionnaire populaire, va militer pour
la préservation d’une hiérarchie politique. C’est
son concept d’État qui viendra réconcilier les
oppositions de la société civile.
Marx revient précisément sur ce moment de la
philosophie du droit hégélien pour remettre la
dialectique sur ses pieds. L’Esprit hégélien est
une coquille vide qui masque les véritables contradictions.
Nous ne sommes pas dans une société pensante mais une
société marchande. La pensée y est partout
méprisée surtout si elle menace les intérêts
capitalistes. Ainsi, la libération de la pensée est
intimement liée à la libération sociale. Comme
l’a dit Marcuse : « La joie d’être
libre doit précéder la libération ».
Le processus de libération implique une pratique
révolutionnaire combinant la pensée et l’action.
Rompre avec la représentation marchande signifie libérer
la pensée pour une réappropriation politique de nos
rapports économiques. L’erreur, trop souvent répandue,
est de croire que l’économie est neutre et qu’elle
n’est pas politique. Ce sont les fondements mêmes de
l’économie qu’il faut repenser par-delà
l’horizon bourgeois du monde. C’est pourquoi la
libération véritable passe par la libération de
la représentation marchande. Le rôle des intellectuels
est d’accoucher cette libération.
Pour devenir des « idéologues de la classe
ouvrière » (Lénine), des « intellectuels
organiques du prolétariat » (Gramsci), il faut que
les intellectuels réalisent une révolution radicale
dans leurs idées : rééducation longue,
douloureuse, difficile. Une lutte sans fin, extérieure et
intérieure[24].
[1]
E. Kant, Critique de la raison pure, livre II, Analytique des
principes, « Du schématisme des concepts purs de
l’entendement » cité de mémoire.
[2]
B. Barsotti, La représentation dans la philosophie
contemporaine, Paris, Ellipses, 2001, p. 5.
[3]
Nous allons nous inspirer de divers travaux de Marcuse, lecteur
d’Hegel et de Marx, notamment : sa thèse :
L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, 1972, Trad. G. Raulet et H-A. Beatsch, Paris, Éditions de
Minuit.
[4]
Voir à ce sujet notre article : (2009)
« Oscillations et dérives des représentations
dans l’œuvre de Slavoj Žižek ».
www.cahiersdusocialisme.org
[en ligne : 2009, 08, 23].
[5]
D’après J.-M. Galliva « Les représentations
un enjeu pour les sciences cognitives » dans Bault, N. et
al. (dir) Peut-on se passer de représentation en sciences
cognitives? (2011), Bruxelles, de Boeck, p. 21.
[6]
P. Bourdieu, Le sens pratique, 1980, Paris, Les Éditions
de Minuit.
[7]
H. Marcuse, L’homme unidimensionnel, 1968, trad. M. Wittig. Paris, Les Éditions de Minuit, p. 121.
[8]
G. Lukacs, Histoire et conscience de classe, 1960, trad. K. Axelos et J. Bois, Paris, Éditions de Minuit, p. 25.
[9]
H. Marcuse, L’homme unidimensionnel, op.cit. p. 131.
[10]
H. Marcuse, L’ontologie de Hegel, p. 23.
[11]
G.W.F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit,
Tome 1, (1941), trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier.
[12]
Voir à ce sujet : La section « Appendice-Mise
en lumière de l’essence originaire de la révélation
par opposition au concept hégélien de manifestation »
pp.863-906 M. Henry, L’essence de la manifestation,
tome second. Paris, Presses Universitaires de France, 1963.
[13]
G.W.F. Hegel, Propédeutique philosophique, (1963),
trad. M. DeGandillac, Paris, Éditions de Minuit, p. 24.
[14]
H. Marcuse, L’ontologie de Hegel, op.cit. p. 17.
[15]
G. W. F. Hegel, La phénoménologie, op.cit. p. 168.
[16]
M. Henry, L’essence de la manifestation, op.cit. p. 900
[17]
K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande,
(1988), trad. H. Auger et al., Paris, Éditions Sociales, p. 77.
[18]
K. Marx, Manuscrits de 1844, (1962), Paris, Éditions
Sociales, p. 123.
[19]
K. Marx, Le manifeste du parti communiste, Paris, 10/18,
1971, p. 21.
[20]
Voir à ce sujet Žižek, S., Vivre la fin des temps,
Paris, Flammarion, 2011.
[21]
Voir K. Marx, Le Capital, Livre I, première section
chapitre premier- IV- Le caractère fétiche de la
marchandise et son secret, 1867.
[22]
E. Bloch, Experimentum mundi
« Question, catégories de l’élaboration,
praxis », 1981, Paris, Payot, p. 147.
[23]
Voir à ce sujet : M. Albert et R. Hahnel. Looking
forward. Participatory Economics for the twenty first century,
1991. Cambridg, South End Press.
[24]
L. Althusser, Positions. Paris Éditions sociales,
1976, p. 37.