Au début avec Marx et la Deuxième Internationale, les socialistes mettent au jeu, à une échelle qui se veut internationaliste, le grand programme de l’émancipation sociale. On se souvient de la fameuse phrase du Manifeste du parti communiste, « Les prolétaires n’ont pas de patrie ». Mais peu à peu à travers les luttes en Europe, on s’aperçoit que ce n’est pas si « simple », que l’histoire n’est pas un long chemin tranquille menant au socialisme, mais un sentier plein de trous, d’aspérités, de murs.
Dans plusieurs États en effet, notamment en Europe centrale et en Russie, il y a plusieurs peuples, plusieurs nationalités, qui ont des revendications nationales qui portent sur toutes sortes de choses : contre la discrimination sur la base de la nationalité, contre l’interdiction de la langue dans l’espace public et à l’école, racisme, etc. Le problème est 1000 fois pire, si on peut dire, dans les colonies en Afrique, en Asie, dans les Amériques, conquises à coups de canon par les puissances impérialistes de l’époque comme l’Angleterre, la France, les États-Unis. Le pouvoir colonial exclut, discrimine, écrase des peuples pour mieux les exploiter. Évidemment, ces peuples se révoltent et demandant aux socialistes européens : et bien qu’est-ce qu’on peut faire pour mettre fin au massacre?
Plus tard au début du vingtième siècle, ce débat continue. Des socialistes « tranquilles » répondent qu’il ne faut pas s’en faire, qu’un jour, le socialisme va tout régler. D’autres, plus réalistes, voient bien que les peuples ne sont pas d’accord pour attendre la semaine des quatre jeudis. Et c’est ainsi que des personnalités comme Lénine, notamment, en vient à conclure que les socialistes, par définition internationalistes, doivent également appuyer les revendications nationales et en fin de compte, reconnaître le droit des peuples à l’autodétermination. En Russie sous le joug du terrible système monarchique, 55 % de la population n’est pas russe. Les Polonais, Finlandais, Géorgiens et autres veulent leur indépendance, tout en aspirant à en finir avec le capitalisme. S’esquisse alors une possible convergence entre luttes nationales et luttes sociales.
Quelques années plus tard, le capitalisme entre dans une crise (qui va durer 50 ans). C’est la guerre mondiale (1914), le crash, le chaos. Des États tombent en morceaux : en Russie, en Autriche-Hongrie, en Allemagne et ailleurs. Un peu partout on se met à rêver : et si l’heure de l’émancipation avait sonné? En Russie, non seulement le vieux système tombe, mais une nouvelle proposition apparaît sous la forme des soviets, qui promeut l’auto-organisation des masses. À côté des ouvriers qui prennent leurs usines et des paysans qui prennent leurs terres, les nationalités s’éveillent. Elles demandent la fin du système de discrimination, autoritaire et méprisant. Certaines participent au changement de pouvoir et contribuent à édifier ce qui devient la nouvelle Union des républiques socialistes soviétiques, qui, comme son nom l’indique, est une structure décentralisée, fédérative, où divers territoires se constituent en États tout en demeurant dans une union. D’autres populations veulent cependant un État indépendant purement et simplement, notamment les Polonais.
À ce moment, les socialistes, en Russie et ailleurs, ont une seconde d’hésitation. Certains comme l’Allemande Rosa Luxemburg craignent la montée du nationalisme et pensent qu’au nom des droits des peuples, on divise encore plus les nations au profit de nouvelles élites qui vont essentiellement changer un système de domination par un autre. Lénine pour sa part à une autre idée. Entre le danger du nationalisme conservateur des peuples dominés et le nationalisme chauvin des grandes puissances, il pense que c’est le deuxième danger qui est le plus grand. Il parie que l’indépendance et la mise sur pied de nouveaux États (c’est finalement ce qui arrive avec la Pologne) permettra d’affaiblir les systèmes de domination et donnera aux peuples l’idée que les relations entre diverses nationalités peuvent être basées sur la coopération plutôt que sur la force.
En plus estime-t-il, la situation est pressante en dehors de l’Europe, dans les colonies. Il constate avec ses camarades de la Troisième Internationale que la révolte des peuples colonisés s’en vient comme une tempête, comme en Chine, en Afrique du Sud, en Égypte. Dans ces pays, des socialistes qui voient loin comme l’Indien M.N. Roy et le Tatar Sultan Galiev, le disent aussi, l’émancipation sociale, -la grande utopie socialiste-, sera possible si et seulement si les mouvements socialistes se mettent ensemble avec les mouvements de libération nationale. Et c’est ainsi que le vingtième siècle démarre avec ce grand élan.
Dans cette deuxième partie du Détour irlandais, c’est cette période tumultueuse (1913-1933) qui est abordée, avec ces débats, parfois houleux, parfois constructifs, où s’animent des socialistes de partout dans le monde qui résistent et construisent, dans des conditions de grande adversité, une alternative au dispositif du pouvoir capitaliste et impérialiste. Pendant que se lève cette immense lutte animée par toute une ribambelle de projets regroupés autour de la Troisième Internationale, d’autres obstacles surgissent. Malgré des efforts, de cuisantes défaites sont enregistrées, dans cette URSS qui prend forme, aussi dans plusieurs pays où le projet socialiste s’enlise, souvent au profit de fausses solutions promues au nom de la « nation ». C’est pourquoi cette deuxième partie de l’ouvrage fait appel au grand penseur Antonio Gramsci pour nous aider à déchiffrer ce qui se passe. De cette réflexion critique naîtra une autre vague, une autre époque, qui sera celle abordée dans la troisième partie du Détour irlandais.
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