Une vingtaine d’années après l’annonce de la mort du communisme, Alain Badiou, philosophe, écrivain et dramaturge, évoque, en marge d’une conférence organisée à Lille dans le cadre de Citéphilo 2010, la ténacité d’un engagement qui rejoint l’obstination, d’un idéal théorique et pratique de l’histoire.
Évoquant votre itinéraire et vos engagements, pourquoi citez-vous Arthur Rimbaud, qui écrivait : « J’y suis. J’y suis toujours » ?
Alain Badiou. Je dis cela à propos des convictions qui étaient les miennes aux alentours de 1968. Toute une série des problèmes politiques et même existentiels, que j’ai rencontrés à ce moment-là, demeurent et ne se sont pas développés selon les lignes qu’on pouvait alors imaginer. Les problèmes du type : « Que pourrait être une nouvelle politique ? », « Que pourraient être de nouvelles formes d’organisation ? », « Qu’est-ce que c’est que la société égalitaire ? », « Comment surmonter la séparation entre le travail intellectuel et le travail manuel ? », « Que signifie le mot ouvrier ? », « Est-ce que l’on peut se passer d’un État oppressif et autoritaire ou est-ce que l’on est obligé de le garder pour toujours ? »… Par conséquent, je dis, comme Rimbaud : « J’y suis. J’y suis toujours. » Je n’ai pas entièrement changé contrairement à beaucoup d’autres. C’est une obstination. Tant que la théorie héliocentrique s’est présentée comme une simple hypothèse, elle était répandue et acceptée aussi bien que celle qui plaçait la Terre au centre de l’univers. Quand il s’est agi de Giordano Bruno ou bien de Galilée, la chose est devenue sulfureuse.
Vous parlez d’« hypothèse communiste ». Cela ne sent-il pas un peu ses « beaux quartiers » ! « Hypothèse communiste » au fond, pourquoi pas ? « Hypothèse communiste », une « hypothèse » parmi d’autres, cela ne mange pas de pain…
Alain Badiou. Les grands cris qui ont accueilli cette formule n’ont pas été : « Ah, bien, pourquoi pas ! » Ce n’est pas comme ça que cela s’est passé. J’ai l’impression que même le terme « hypothèse » reste un peu violent pour pas mal de monde. Je ne crois pas que cela soit tellement « beaux quartiers ». Le mot communisme est fortement dévalué aujourd’hui. Il a traversé des expériences qui font qu’il faut un peu le ramasser dans le ruisseau. Il faut dire ce qui est. On peut commencer ce « ramassage » en disant : « Eh bien, voilà, nous pouvons réassumer, reformuler cette hypothèse-là », à savoir, l’hypothèse que le destin de l’humanité n’est pas fixé une fois pour toutes au capitalisme et à la dictature d’une oligarchie financière. On peut formuler cela et puis, au fur et à mesure que cette hypothèse va croiser des secteurs du réel de plus en plus grands, on la transformera en une idée, et puis finalement en une conviction, en une certitude.
Vous passez de l’hypothèse à l’idée comme une chose active, comme une puissance d’action.
Alain Badiou. Une puissance, oui. Une puissance intellectuelle, une puissance de représentation, une puissance d’imagination d’ailleurs aussi. J’assume tout à fait que dans l’idée communiste, il y a un élément de puissance imaginaire de la totalité ou de l’histoire ou du destin de l’humanité. L’imagination est aussi une puissance. Je suis très peu vulnérable aux arguments du type : « C’est une utopie, c’est imaginaire… » Que ferions-nous sans ce genre de puissance après tout ? Ça, c’est toujours pour nous conduire à nous résigner à l’état des choses comme il est : « Ne rêvez pas ! Restez bien là où c’est ! »
Vous évoquez Marx dans votre réflexion sur la Commune en particulier et le marxisme politique issu de la Commune. Qu’en reste-t-il ?
Alain Badiou. Il en reste beaucoup de choses. Le marxisme, c’est quand même la conviction que l’organisation actuelle du monde est dominée par le capitalisme, que l’apparence démocratique doit être dénoncée au profit d’une analyse des oligarchies de propriétaires, de possédants et de financiers qui dirigent les choses. Tout cela est acquis. Tout le monde est d’accord sur cette partie du marxisme qui est entrée dans la vision commune des choses. Ce qui, par contre, n’y est pas entré du tout, après avoir joué un très grand rôle, c’est le versant politique et idéologique du marxisme, précisément, la vision communiste à la fin des fins, la conviction, non seulement que le monde est comme cela, c’est-à-dire avec le capitalisme, la lutte des classes, le prolétariat, les pauvres et les riches… mais qu’il y a un sens du mouvement, un sens de l’histoire qui est orienté vers le dépassement de tout cela. Cela, c’est, aujourd’hui, absolument contesté et critiqué. Je mets l’accent là-dessus parce que c’est la partie affaiblie, la partie qu’on déclare morte du marxisme. Au fond, saluer aujourd’hui le Marx grand économiste, grand analyste de la société de son temps, etc., c’est cela qui « ne mange pas de pain ». Par contre, saluer le Marx qui annonce la possibilité et la viabilité d’une hypothèse radicalement différente, d’une organisation sociale entièrement bouleversée, ce n’est pas du tout à la mode.
Vous faites une critique assez acerbe de la conception de l’État socialiste, du parti ou de l’État parti. La question de l’État, dans le marxisme, est une question essentielle.
Alain Badiou. Bien sûr, c’est une question cruciale. Il est évident que la question qui est de savoir quel est le rapport entre État et société civile, la nature de classe de l’État, le pouvoir d’État, tout cela, est très important. Ce que je pense cependant c’est que l’on ne peut pas réduire la question de la politique à la question de la prise du pouvoir d’État. Il y a eu une expérience historique là-dessus, qui a compté, qui a été très importante mais qui a été aussi, par beaucoup d’aspects, très négative, et qui montre que cette question de l’État ne peut pas être substituée à toutes les autres et que ce n’est pas simplement le passage d’une forme d’État à une autre qui est en question mais une question beaucoup plus profonde de réorganisation de la société tout entière qui ne peut pas se faire sous la férule d’un État despotique ou terroriste. Le concept qui est sur le gril, c’est le concept, aujourd’hui, de dictature du prolétariat : c’est le concept d’une phase dictatoriale à travers laquelle on brise le vieux et on crée le nouveau. Cette phase dictatoriale semble avoir dévoré à la fois ses agents, ses acteurs et ses partisans dans une généralisation de l’usage de la violence qui n’a pas été féconde. Je reviens sur cette question de l’État comme une question qui est à nouveau ouverte. Aujourd’hui, les révolutionnaires de tout acabit et de toutes tendances, les protestataires même, n’ont pas sur la question de l’État une vision claire. Il faut commencer un peu avant le problème de l’État, c’est-à-dire, en réalité, à : « Où en sommes-nous de la question de l’organisation ? » D’un point de vue pratique, c’est le point essentiel. Le parti comme organe entièrement ordonné à la prise du pouvoir d’État, que ce soit d’ailleurs le parti qui envisage cela par la violence comme c’était le cas des partis léninistes, ou que ce soit le cas du parti qui l’envisage dans la modalité pacifique et parlementaire : le parti comme machine à prendre le pouvoir ne me semble pas un organisme approprié à l’avenir communiste.
Vous évoquez le retour de cette idée du communisme avec pour symptôme une conférence qui s’est produite à Londres récemment. Mais ne pensez-vous pas que, comme symptôme de ce retour, il y a ce qui se passe, notamment, en Amérique latine ?
Alain Badiou. Oui, bien sûr, je pense qu’il y a quantité d’expériences actuellement en cours. Mais le cœur de la question, ce sont les pays développés parce que ce sont eux qui portent à l’heure actuelle la nature la plus avancée des problèmes. Je légitime tout à fait ces expériences, je les admire et je les soutiens, je suis très heureux qu’elles existent mais je ne pense pas qu’elles puissent être paradigmatiques pour nous. Ce n’est pas un chemin pour nous.
Comment mouiller sa chemise ?
Alain Badiou. On mouille sa chemise en pratiquant tout ce qu’on peut faire à partir de politiques réelles dans la situation où l’on se trouve. Je précise bien que l’idée communiste est sous la condition qu’il y ait une pratique réelle. Le point réel de l’idée communiste, c’est la politique réelle. « Comment se mouiller ? » Eh bien, on se mouille en sachant quel type d’organisation on envisage dans le mouvement actuel contre le gouvernement Sarkozy. Est-ce que l’on voit surgir des formes d’organisation ? J’ai été très intéressé dans ce qui s’est passé récemment avec l’apparition du concept de grève par délégation. Inventer de nouvelles figures d’action et d’organisation, c’est cela « mouiller sa chemise » aujourd’hui. Et c’est être dans le sens du communisme quand on se soucie d’être transversal par rapport aux formes sociales, de ne pas être enfermé dans sa boutique, quand on se soucie d’une égalité pratique, d’une égalité dans l’action avec d’autres gens que d’habitude on ne croise pas, on ne voit pas. « J’y suis. J’y suis toujours » : en effet, on y revient. Ce qui m’a beaucoup frappé en mai 1968, c’étaient les tentatives acharnées et systématiques de liaisons organiques et d’actions communes entre les jeunes ouvriers et les étudiants. C’étaient évidemment cela qui était totalement nouveau. C’était une nouveauté radicale. Cette nouveauté, dans les grèves par délégation, on la retrouve, on la retrouve transformée, rénovée, et donc on peut dire que l’on n’y est toujours.
Mais c’est une nouveauté bien paradoxale. À la question « Que faire ? » ne peut-on répondre : « Unissons-nous ! » Qu’est-ce que vous en pensez ? « Prolétaires de tous les pays unissons-nous ? »
Alain Badiou. Oui, cela serait très bien, vraiment, oui. C’est une excellente idée, il faut s’unir aux ouvriers chinois…
Aux ouvriers chinois, par exemple… Oui, mais ici, en France, « unissons-nous aussi ? »
Alain Badiou. Oui, unissons-nous aussi. Travaillons à organiser des diagonales d’action. On sait très bien, si l’on voit les mouvements de la dernière période, qu’il y a, au fond, quatre ensembles sociaux qui sont susceptibles d’être mobilisés et de s’engager. Il y a les étudiants. Il y a la jeunesse populaire. Il y a ce qu’on peut appeler la grande masse des travailleurs ordinaires : ceux qu’on a vus notamment dans le mouvement récent et puis qu’on avait vus déjà aussi dans le grand mouvement contre les lois Juppé. Le quatrième, c’est ce que j’appelle les prolétaires nouveaux venus, c’est-à-dire les sans-papiers, les gens qui viennent de l’étranger… Ces quatre ensembles, on peut les créditer de luttes, d’interventions, d’actions. Le problème, c’est la jointure. Le problème, c’est que cela reste des univers séparés. La politique communiste, c’est de travailler aux jointures. Cela ne se donne pas par soi-même, ce n’est pas spontané. Chacun de ces groupes peut se manifester ou se déployer sur ses propres forces, mais les jointures, il faut les fabriquer.
Entretien réalisé par Jérôme Skalski