S.C. – Commençons par définir ce qu’est l’extrême droite. Dans son ouvrage Pourquoi les pauvres votent-ils à droite ?[2], Thomas Franck faisait la radiographie de cette frange de l’électorat séduite par le populisme de droite. En quoi la montée des populismes atteste-t-elle toujours de ce phénomène ?
D. M. – Il faut ici éviter un double piège : celui de mettre tout le monde dans le même sac, les catégories fourre-tout étant rarement propices à des analyses éclairées et celui de reproduire sans les questionner les nouvelles catégories (droite alternative, ultra-droite, droite radicale, etc.) le plus souvent créées par les groupes eux-mêmes, passés maîtres dans l’art des euphémismes et du double discours pour éviter l’anathème, sous couvert de propos politiquement plus corrects. Il faudrait plutôt parler des extrêmes droites au pluriel, car ce terme recouvre des réalités historiques et des mouvements assez variés et disparates. Ainsi, l’extrême droite « classique », ouvertement raciste, haineuse et parfois violente, semble de manière générale moins attractive – encore que ce ne soit pas vrai partout si l’on regarde les États-Unis, la Grèce ou la Hongrie – par rapport à la montée de mouvements nationaux populistes ou néopopulistes, aux discours xénophobes plus policés, qui tentent de s’insérer dans le jeu démocratique, comme en Europe ou à Washington. Ces extrêmes droites prennent les visages de leur époque et s’adaptent aux contextes internationaux et nationaux dans lesquels elles puisent leurs arguments. La plupart de ces groupes partagent néanmoins des valeurs et des critères idéologiques communs, tels que la réification d’une communauté (nationale, ethnique, etc.) et d’une identité à protéger, une certaine xénophobie, la promotion d’un ordre moral, etc. Au bout du compte, l’utilisation de la catégorie d’analyse « extrêmes droites » me semble pertinente, mais avec des nuances qui s’imposent eu égard notamment à la place qu’elles accordent ou non à la violence dans leur discours et dans leurs actes.
S.C. – Au Québec et au Canada, l’électorat est plutôt centriste et peu perméable aux discours jugés trop tranchants. Dans ce contexte, parler d’une extrême droite québécoise n’est-ce pas attribuer à un phénomène isolé une importance qu’il n’a pas ?
D. M. – Il faut rester prudent à l’égard des fausses analogies historiques et des comparaisons hasardeuses. Cela dit, l’extrême droite – celle du parti d’Adrien Arcand par exemple – a toujours existé au Québec même si on en parle peu et qu’elle est demeurée marginale. Au cours des dernières années, médias et experts – et je m’inclus dans la critique – lui ont peut-être accordé une place disproportionnée en comparaison du nombre de ses militants et militantes et de son influence dans la société. Influence Communication nous apprenait récemment que la couverture médiatique des groupes québécois d’extrême droite avait augmenté de 600 % entre 2016 et 2017[3]. Si les attentats contre la mosquée de Québec ont généré une couverture considérable (d’abord empreinte de solidarité), ils ont paradoxalement servi de caisse de résonnance à quelques groupes en leur donnant un micro auquel ils n’avaient pas accès jusque-là. Même s’il s’agit d’un phénomène encore très minoritaire, on aurait tort de penser que nous sommes immunisés contre son essor. Les traditions idéologiques pèsent parfois moins lourdement qu’on ne le pense lorsque l’histoire s’emballe. Il est tout aussi important de se demander si les conditions politiques et sociales propices au développement des discours d’extrême droite, notamment dans leurs versions policées et populistes, sont réunies aujourd’hui. Je suis de ceux qui croient qu’elles le sont en partie. Le curseur politique a quelque peu bougé ; on assiste à une « droitisation » perceptible du débat public, en particulier sur l’immigration, la sécurité, l’islam, etc. Nonobstant leurs limites inhérentes, les résultats de plusieurs sondages d’opinion démontrent que ce discours résonne auprès d’une partie (et d’une partie seulement) de la population. Enfin, l’augmentation tendancielle des crimes et incidents haineux déclarés à la police au cours des dernières années constitue un indicateur à ne pas négliger, même s’il faut le lire avec prudence. Au-delà des discours xénophobes qui recèlent déjà en eux-mêmes de la violence, des gestes concrets contribuent à leur tour à alimenter un sentiment accru d’insécurité chez certains de nos concitoyens.
S.C. – Les groupes dont on parle sont surtout présents à Québec. Or, il n’existe pas d’organisation nationale ni de relais politique institutionnalisé qui laissent croire à un basculement. Outre la Meute qui traverse une crise majeure, tout le reste paraît insignifiant. Est-ce le cas ?
D. M. – Je ne crois pas que la région de Québec constitue un microclimat propice à l’extrême droite. Cela pourrait être contextuel en raison de la présence de quelques groupes organisés qui font parler d’eux, comme Atalante ou les Soldats d’Odin. À cet égard, la Meute a tenté de développer une stratégie d’implantation locale du mouvement avec l’ouverture de clans en région où existent également d’autres groupes. Il est vrai que ces groupes sont assez limités en termes de nombre de membres, plutôt instables, et souvent en concurrence les uns avec les autres. Parallèlement, les quelques tentatives pour créer des mouvements politiques n’ont pas vraiment réussi à rallier au-delà de leur bassin originel. Certes, les messagers actuels constituent de piètres figures et relais de l’extrême droite ; cela ne signifie pas que les messages, eux, ne passent pas. Il suffit d’observer l’âpreté et la polarisation du débat public chaque fois que l’actualité touche à des sujets comme l’immigration ou l’islam. D’une part, les réseaux sociaux constituent une plateforme de diffusion idéale pour ces discours et ne nécessitent pas d’organisation centralisée particulière. D’autre part, certaines franges à l’intérieur de partis politiques et dans certains médias établis s’en font l’écho de manière politiquement plus acceptable. En d’autres termes, l’essor ou l’écho des groupes d’extrême droite constitue au mieux un phénomène minoritaire préoccupant et, dans le pire des cas, un signe avant-coureur de la réception accrue d’un discours populiste de la droite identitaire de la part d’une partie de l’opinion publique.
S.C. – Une partie de la gauche s’inquiète de la montée de l’extrême droite sans jamais faire allusion à l’islamisme, de crainte de faire le jeu des racistes. N’est-ce pas paradoxal ?
D. M. – Sur le plan philosophique et politique, la ressemblance entre l’extrême droite et l’islamisme radical me semble peu évidente. Leurs fondements, leurs objectifs et le sens qu’ils revêtent au sein des sociétés sont assez différents, même s’il est vrai que l’on reconnaît parfois certains traits psychologiques et des narratifs communs parmi les individus qui adhèrent à ces idéologies radicales. En fin de compte, elles accaparent aujourd’hui l’essentiel des parts et du capital symbolique sur le marché de l’extrémisme (violent) et se nourrissent mutuellement de la prophétie autoréalisatrice du « choc des civilisations ». Il faut donc les analyser en tant qu’idéologies radicales en vogue, tout en rappelant que la plupart de ceux qui les font leurs ne recourent pas pour autant à la violence.
Une fois cela dit, est-il vrai qu’une partie de la gauche fait preuve de complaisance à l’endroit de l’islamisme par peur de nourrir l’islamophobie ? Peut-être. L’erreur avec cette approche de l’autruche est qu’elle conduit à ne pas comprendre ni expliquer les causes et les enjeux entourant l’écho de l’islamisme auprès d’une partie minoritaire de nos concitoyens et concitoyennes et donc à ne proposer aucune solution pour y faire face. Ce faisant, on laisse le champ libre à l’extrême droite et à la droite, qui non seulement monopolisent ce thème, mais définissent de surcroit les termes du débat. Au Québec, la question des accommodements religieux est passée d’un enjeu politique (les revendications d’une infime minorité de musulmans dans l’espace démocratique) à un enjeu de sécurité, la défense de l’identité et de valeurs nationales sublimées. Le même processus tend à présenter l’immigration moins comme un phénomène social que comme un « problème », une « menace », etc. Une fois qu’ils s’opèrent, ces glissements créent des paniques morales qui interdisent une réflexion nuancée et compliquent l’élaboration de réponses appropriées. La principale erreur serait donc de laisser à l’extrême droite le soin de définir les termes de ces débats. Au contraire, il faut que la gauche n’hésite pas à se les réapproprier, sans supériorité morale, pour proposer des lectures nuancées et des solutions différentes et crédibles.
S.C. – Au Québec, quels sont les groupes et catégories sociales les plus susceptibles de développer une sensibilité au discours de la droite radicale ?
D. M. – On constate une surreprésentation de la catégorie des hommes blancs moins instruits de 18 à 35 ans, voire plus jeunes, parmi les militants et les sympathisants d’extrême droite. L’âge est d’ailleurs une variable assez fiable quand on parle d’extrémisme, quel qu’il soit. En revanche, les cadres sont souvent plus âgés et instruits. Notons qu’on retrouve cette catégorie sociodémographique en bonne place également au niveau du vote néopopuliste identitaire, comme on l’a vu récemment aux États-Unis et en Europe. Il faut toutefois être prudent, car le fait qu’une catégorie sociale soit surreprésentée ne signifie pas qu’elle soit en majorité. En l’occurrence, l’adhésion au discours d’extrême droite, en particulier dans sa version policée, se nourrit de sentiments de frustration, de colère ou de rejet de toutes sortes (contre les élites, les minorités, les immigrants, etc.) que l’on retrouve dans de nombreuses catégories sociales, bien au-delà de la seule figure de l’homme blanc jeune et déclassé, d’où l’importance d’ailleurs de mieux documenter et analyser le phénomène.
S.C. – L’extrême droite québécoise a-t-elle une stratégie ? Peut-elle infiltrer des syndicats et des groupes populaires ? Ces groupes sont-ils en mesure de résister aux discours haineux et xénophobes dont les radios poubelles sont les porte-voix ?
D. M. – En très peu de temps, l’extrême droite québécoise est passée de presque rien à une présence disproportionnée sur le radar médiatique et politique. Les réseaux sociaux constituent à cet égard un espace et un outil de prédilection qui permettent à ces mouvements de diffuser leurs idées et leur matériel de propagande au-delà de leur microcosme naturel. Toutefois, ces groupes sont bien conscients des limites de l’espace numérique au Québec – où la télévision et la radio continuent de jouer un rôle important – et mènent des actions de mobilisation et de visibilité sur le terrain. Ils profitent de l’actualité politique et sociale pour organiser des manifestations, comme à Québec, à Ottawa ou à la frontière américaine, ou conduire des opérations plus ciblées comme lors de conférences à l’Upop Montréal[4] ou au cégep Édouard-Montpetit[5]. Si ces actions demeurent limitées à quelques dizaines ou centaines de personnes, elles sont surtout destinées à galvaniser le noyau dur et à faire parler d’eux. Elles bénéficient d’un écho sinon favorable, à tout le moins complaisant, de certains médias d’opinion de droite qui condamnent les actes du bout des lèvres en s’empressant aussitôt de légitimer leurs discours. Il y a d’ailleurs quelque chose d’ironique à les écouter crier à la censure alors qu’on ne les a jamais autant entendus dans l’espace médiatique. Enfin, certains de ces groupes entendent exercer une influence sur le milieu politique. La stratégie peut être directe en créant des mouvements politiques, pour le moment très marginaux, ou en essayant d’infiltrer des partis politiques existants. On sait par exemple que la Fédération des Québécois de souche a tenté d’infiltrer le parti Option nationale. Certains pourraient être tentés de faire la même chose dans des partis plus importants, même si c’est plus compliqué. La stratégie peut aussi être indirecte, en exerçant une pression sur le débat politique. C’est par exemple le sens de la publication du manifeste de la Meute. L’enjeu n’est pas seulement ici de s’inviter dans le débat politique, mais bien plutôt de tenter d’imposer les thèmes et les termes de ce débat surtout en période de campagne électorale.
S.C. – Comment combattre l’extrême droite au Québec ? Qui sont nos alliés et de qui doit-on se méfier ?
D. M. – Peu importe la manière dont on les nomme, l’extrême droite et le populisme identitaire feront partie du paysage des démocraties occidentales pour les prochaines décennies. Il va falloir apprendre à vivre avec leur présence, en tant qu’idéologie radicale, dans l’espace politique québécois. Même en faible nombre, ils demeureront audibles et fermés au dialogue. Ici, les actes violents devraient, espérons-le, demeurer limités en nombre, mais n’en sont pas moins réels, comme l’ont démontré les attentats de Québec ou la hausse des crimes haineux. L’un des enjeux majeurs demeure la normalisation et la banalisation des discours d’extrême droite, qui nourrissent le populisme identitaire, alimentent la peur et érodent la cohésion sociale. Pour éviter que ces discours ne gagnent du terrain, plusieurs questions se posent. Comment alerter sur ce qu’est l’extrême droite sans paraître moralisateur et en évitant la polarisation sociale qui fait le jeu des extrêmes ? Faut-il réduire le seuil de tolérance à l’égard des discours haineux, en insistant davantage sur la violence qu’ils recèlent, au risque de rogner sur la liberté d’expression ? Doit-on ou non autoriser l’institutionnalisation politique de ce type de mouvements, avec par exemple la création d’un parti et comme conséquence possible une entrée à terme à l’Assemblée nationale ? Comment apporter des réponses aux préoccupations de ceux et celles – les « convertibles » – qui sont sensibles à ces discours sans pour autant y adhérer pleinement. Face à ces questions, c’est le silence des gens ordinaires qu’il faut rompre et traduire en mobilisation collective, tout en évitant de surréagir. Comme souvent en pareil cas, hormis ceux bien connus qui attisent le feu (certains responsables politiques, médias et autres mouvements), c’est finalement de nous-mêmes qu’il faut aussi se méfier quant à notre réaction face à ce qui se présente comme un défi au sein de l’espace démocratique pour les années à venir.
Entretien réalisé par Stéphane Chalifour, Professeur de sociologie au Cégep Lionel-Groulx
Notes
- Codirecteur de l’Observatoire sur la radicalisation et l’extrémisme violent (OSR) et professeur à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke. ↑
- Publié chez Agone (Marseille) en 2013. ↑
- Dominique Cambrion-Goulet, « Bilan médiatique 2017. La peur cède le pas à l’intolérance », Métro, 12 décembre 2017. ↑
- Upop Montréal, Les groupes d’extrême droite au Québec, communiqué du 23 février 2018, <www.upopmontreal.com/2018/02/23/les-groupes-dextreme-droite-au-quebec-communique/>. ↑
- En mars 2018, des militants de la Meute sont intervenus bruyamment lors d’un colloque sur la radicalisation organisé par l’Association étudiante du Cégep Édouard-Montpetit. Agence QMI, « La Meute au Cégep Édouard-Montpetit : l’association étudiante ne décolère pas », Journal de Montréal, 22 mars 2018. ↑
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