D’où vient l’idée d’espace communautaire autochtone en ville?
Aujourd’hui, on est capable de voir cet espace communautaire et d’en prendre acte, de se nommer comme un mouvement de société civile autochtone, mais tout cela est le résultat d’un long processus, l’aboutissement d’actions et d’initiatives concrètes qui nous ont permis de construire cette communauté. Les Autochtones en milieu urbain ont longtemps été invisibilisés par la dynamique politique établie entre les gouvernements québécois et canadien et les autorités gouvernementales des Premières Nations, du fait entre autres des pratiques et des lois coloniales. Depuis plus de 180 ans, les communautés autochtones doivent composer avec des mesures comme la Loi sur les Indiens, la politique des réserves, les conseils de bande. Cette situation est l’inverse de la démocratie pour tout le monde. La Loi sur les Indiens agit comme frontière et impose des façons de faire qui ne sont pas les nôtres, mais les Autochtones en milieu urbain se trouvent d’autant plus marginalisés qu’ils n’existent pas comme instance politique ou légale aux yeux des gouvernements. Ils ont longtemps été enfermés dans ce flou juridictionnel, qui nie carrément leur existence et leur voix en tant que communauté autochtone. Une telle situation se réverbère nécessairement sur la vie des individus et des familles et sur l’expression d’une identité commune. Il n’y avait tout simplement pas d’espaces démocratiques, c’est-à-dire d’espaces de parole et d’affirmation de soi qui permettent à une personne anicinape vivant en ville, ayant grandi en ville, de se manifester comme citoyenne anicinape et de participer à un mieux-être collectif autochtone au Canada et au Québec. Le premier mandat des centres a donc davantage évolué vers la création d’espaces communautaires, d’espaces démocratiques et de manifestation citoyenne.
Peut-on y voir un mouvement « d’autochtonisation » de la société civile ?
Je pense qu’avant de pouvoir participer à la société civile dans son ensemble, il faut qu’on se retrouve dans nos propres repères. On ne devient pas partie prenante de la société civile québécoise, nous n’en sommes pas là encore. Ce à quoi le mouvement des centres aspire, c’est plutôt se positionner en tant qu’interface politique et citoyenne. L’espace qu’on a réussi à créer n’est ni celui des communautés, ni celui de la société québécoise ou canadienne, ni celui des citoyens de la ville. Il fallait d’abord créer un lieu où l’on puisse se manifester dans notre entièreté, se définir sur les plans identitaire, culturel et politique comme communauté en ville. C’est sur cette base que s’est développée depuis 65 ans la relation, que je dirais maintenant politique, entre le mouvement des centres d’amitié et les instances gouvernementales, que ce soit l’État québécois et canadien ou les communautés autochtones. Pendant de nombreuses années, on a cherché des voies de passage, puis on a finalement réussi à créer des assises citoyennes dans la ville qui sont anicinape, eyou, atikamekw… Un projet de société comme celui-là prend racine dans des initiatives concrètes que le Centre, comme point de services, mais aussi comme lieu d’innovation sociale, est en mesure de concevoir et d’implanter. On développe des projets en habitation, en santé, des mesures favorisant l’employabilité et la participation à l’économie, des services en périnatalité, en éducation, etc. C’est l’ensemble de tout cela qui compose ce projet de société urbain pour les Autochtones dont je parlais plus tôt. Si on y réfléchit, nos efforts découlent aussi de la triple mission que l’on s’est donnée, il y a 65 ans, d’améliorer la qualité de vie des Autochtones, de promouvoir la culture et de favoriser le rapprochement entre les peuples. Dans ce sens, on peut dire que l’on parlait déjà de réconciliation bien avant que ce thème soit d’actualité.
Peux-tu expliquer un peu plus cette idée ? Comment le projet de société urbain que tu décris s’insère-t-il à tes yeux dans le mouvement de réconciliation ++ ?
Dans les deux cas, il s’agit de réfléchir au rétablissement des relations harmonieuses entre les peuples. Par sa nature même, c’est-à-dire comme instance qui met de l’avant l’autochtonie urbaine, le mouvement des centres d’amitié a inscrit au cœur de sa démarche la cohabitation entre Autochtones et non-Autochtones. Celle-ci fait partie de sa mission depuis le début. Le mot « amitié » dans le nom que l’on a voulu se donner n’est pas anodin, il renvoie à quelque chose de réel et de concret, à une réalité vécue au quotidien. Pour nous, l’idée de réconciliation s’exprime dans une volonté tangible de lier les gens entre eux à travers des projets communs, parce qu’agir sur la qualité de vie et promouvoir la culture autochtone ne se fait pas en restant isolés les uns des autres. On dit souvent que la réconciliation doit être précédée de la vérité, mais celle-ci requiert des occasions de rencontre concrètes. Pour apprendre à se connaître, autrement dit, faire valoir notre culture, nos traditions, notre histoire auprès des citoyens et citoyennes de la ville, il faut commencer par construire des ponts. En ce sens, les bases de la réconciliation sont inscrites dans le projet urbain.
Au Centre, on mise beaucoup sur la création de lieux d’échanges et sur la transformation sociale qui découle du rapport avec l’autre. La réconciliation commence avec des pratiques interculturelles et des événements comme la Journée nationale des Autochtones, des expositions artistiques, le site culturel Kinawit que l’on a ouvert récemment. Un exemple de service dont nous sommes particulièrement fiers est notre centre de la petite enfance (CPE) Abinodjic-Miguam, qui existe depuis bientôt 15 ans. Il s’agit d’un service de garde dont le programme éducatif repose sur la culture autochtone et que l’on a décidé d’ouvrir aux enfants allochtones. Pour une fois, ce sont donc les citoyens et citoyennes de la ville qui viennent nous voir et non l’inverse. Tous nos programmes et la majorité de nos éducatrices sont autochtones. Les enfants y apprennent nos traditions et nos valeurs, entendent nos histoires, chantent des comptines en anicinape. Les enfants de différentes cultures apprennent à se connaître en se côtoyant à travers nos institutions, mais c’est aussi vrai pour les parents qui viennent les déposer et qui participent à nos activités. C’était important pour nous de créer cette possibilité de rencontre pour faire de notre CPE un instrument de réconciliation dont on peut prendre la mesure. Les enfants qui le fréquentent sont de futurs citoyens et de futures citoyennes de la ville, de futurs adultes qui auront été exposés très tôt à nos réalités. Pour nous, il s’agit d’une façon concrète de combattre les préjugés et de créer des ponts durables entre les peuples.
L’idée de « modernité autochtone » semble importante dans ta réflexion. Peux-tu préciser un peu ce que tu entends par là ?
C’est un concept qui vient de David Newhouse, un intellectuel mohawk que j’adore, professeur à l’Université Trent en Ontario. Pour une part, la modernité autochtone implique que l’on prenne la mesure de la colonisation. Souvent, on agit sans prendre conscience de ses impacts, et c’est peut-être aussi pourquoi certaines initiatives sont difficiles à démarrer en milieu autochtone. On est demeuré trop longtemps imprégné des effets de la colonisation sur nos sociétés. Au contraire, la modernité autochtone nécessite que l’on comprenne la colonisation de l’intérieur, dans ses effets et ses limites, et qu’on réfléchisse ensemble à de nouvelles façons d’agir, à de nouveaux chemins de décolonisation. Ceux-ci peuvent et doivent en quelque sorte avoir un lien avec la réactivation de nos identités traditionnelles, mais ils ne s’y limitent pas non plus. En anglais, on parle d’agency, qu’on peut traduire par agentivité autochtone. Dans un sens, le mouvement Idle No More part de là, de cette capacité d’agir dans le présent qu’on se donne et qu’on revendique ensemble. On le voit aussi chez les nouvelles générations, à travers l’émergence de talents exceptionnels chez les jeunes, que ce soit des Samian, des Natacha Kanapé Fontaine, des Mélissa Mollen-Dupuis… Ces nouvelles générations arrivent à prendre leur place dans la société moderne tout en restant connectées et fières de ce qu’elles sont en tant qu’Autochtones. Quand je regarde les initiatives qui se font aujourd’hui, la façon dont on arrive à mieux se positionner comme maîtres de notre destin, comme peuple, comme société, je vois qu’on est capable d’agir en connaissance de cause, de mesurer l’impact de la colonisation et d’utiliser cette connaissance comme force pour s’inscrire dans un processus de décolonisation et de prise en charge de notre propre destin. Je crois beaucoup dans ces initiatives concrètes qui nous permettent de nous manifester et de prendre notre place au cœur de la société actuelle. Il faut arrêter de penser que les Autochtones sont figés dans le folklore ou dans le temps.
L’exemple du CPE apparaît être un exemple probant de cette démarche de prise en charge, que tu nommes « agentivité autochtone »…
Oui, tout à fait ! Je peux donner un autre exemple très concret, en habitation cette fois-ci. Il y a un peu plus de deux mois, on a inauguré un projet de logements sociaux pour familles autochtones tout près du Centre, ici à Val-d’Or : le projet Kijate, qui signifie « plein de soleil » en anicinape. Ce type d’initiative vient concrétiser pour moi ce qu’est l’agentivité comme posture de décolonisation, comme démarche de prise en charge qui nous positionne dans le cadre de la modernité autochtone. Le projet a pris neuf ans à aboutir, parce qu’on a rencontré plusieurs obstacles en cours de route – allant des chevauchements de compétences gouvernementales au racisme et à la mécompréhension de nos besoins particuliers par la municipalité –, mais il y a aujourd’hui 24 familles autochtones qui vivent dans des logements neufs et abordables à Val-d’Or. Cette initiative est partie de la base, de la prise de conscience d’un besoin réel. Il y a dix ans, on a constaté qu’il y avait de plus en plus de familles autochtones qui déménageaient en ville et qui avaient du mal à se loger décemment. La ville de Val-d’Or était alors confrontée – et l’est encore – à une pénurie généralisée de logements. Dans un tel contexte, auquel il faut évidemment ajouter le racisme et la discrimination de la part de certains propriétaires, les familles autochtones se retrouvaient dans les pires logements disponibles. Alors on s’est donné pour mandat de créer notre propre service d’habitation communautaire. Le processus a été long, mais avec les efforts qu’il fallait – on a dû aller jusqu’à la Commission des droits de la personne du Québec ! –, on a pu y arriver. Ce nouvel environnement améliore les conditions de vie des familles et fournit un environnement plus adéquat pour les enfants. On a sorti des familles de « fonds de cave », si tu me permets l’expression, de la moisissure et d’autres conditions qui rendaient les enfants malades. La somme de ces démarches nous démontre aussi que l’agentivité ne se traduit pas dans le réel par un « on vous fait une place », mais par un « il faut prendre sa place »…
Il faut prendre sa place pour transformer les processus qui nous limitent, c’est donc un processus d’empowerment…
Parler de transformation sociale peut avoir l’air abstrait, mais c’est concret, c’est constant. Ce n’est qu’en mettant les Autochtones au cœur de la recherche de solutions qu’une véritable décolonisation est possible, c’est la seule façon de devenir maîtres de notre destin de façon consciente. Le processus de décolonisation que l’on a adopté au fil des ans nous oblige à naviguer dans le système jusqu’à ce qu’on aboutisse à quelque chose qui lui convient, mais qui nous place en même temps au cœur des initiatives et des services dont on a besoin et qui nous permet surtout d’en prendre le contrôle. Si on suivait les programmes et les orientations gouvernementales à la lettre, je ne serais pas là pour en témoigner…
C’est intéressant que tu mentionnes cette idée de prise de contrôle. C’est véritablement une décolonisation, si on tient compte du fait que la colonisation consiste justement à prendre le contrôle sur une population… Dirais-tu que d’être au cœur du mouvement des centres d’amitié autochtones te permet de faire de la politique autrement ?
La voix populaire autochtone qui est la nôtre nous place dans un rapport particulier avec les instances politiques, que ce soit l’État ou les communautés. Les motivations qui nous portent nous amènent à interagir sur le plan politique plutôt qu’à faire de la politique partisane, et c’est une grande différence pour moi.
Le mouvement des centres profite d’un rapport de force politique qui nous permet de revendiquer, mais sous l’angle d’un mieux-être. À un certain niveau, on doit rester solidaire de la démarche autonomiste des Premiers Peuples et appuyer les demandes de reconnaissance des droits et du territoire, parce qu’on est connecté à une communauté qui est la communauté urbaine de Val-d’Or, mais notre rôle n’est pas d’être à l’avant-plan de ces revendications-là. Notre responsabilité se situe avant tout sur le plan social : militer en faveur d’une qualité de vie, d’une plus grande justice sociale, d’un mieux-être collectif et communautaire, comme promouvoir l’accès au logement ou prendre part aux débats sur la discrimination et le racisme systémique, que ce soit dans les services publics, à l’hôpital, dans les systèmes de protection de la jeunesse, dans les systèmes de justice… Cela dit, il faut quand même développer des capacités stratégiques et savoir trouver des canaux adéquats pour faire entendre notre voix. Moi, j’en ai fait la bataille de ma vie; la lutte de ma vie a été de faire reconnaître le fait urbain, de faire entendre la voix de la société civile autochtone urbaine au Québec.
Ce positionnement a-t-il eu des impacts sur la politique autochtone au Québec ?
Le fait de ne pas être dans un rapport politique d’élu à élu a ses avantages et ses inconvénients. Historiquement, cela a fait en sorte que notre voix est passée sous le radar, parce que le mouvement des centres d’amitié s’inscrit mal dans le discours de nation à nation qui domine les rapports entre le gouvernement canadien et les Premières Nations. Comme je l’évoquais au début, la voie officielle au Québec et au Canada a longtemps été celle des rapports bilatéraux entre les chefs et les élus. Cependant, je pense qu’on commence à voir un changement depuis quelques années. Le point tournant à mes yeux a été le mouvement de dénonciation des abus policiers par des femmes autochtones de Val-d’Or en 2015[3]. Ces événements, que l’ainé Oscar Kistabish a associés à l’éruption d’un volcan, ont eu un impact considérable sur nos relations avec les instances politiques et les citoyens et citoyennes du Québec. Comme si les dénonciations de ces femmes avaient soudainement ouvert les yeux des Québécois et Québécoises sur la réalité des injustices que les femmes et les peuples autochtones subissent depuis des années, et obligé les gouvernements à se repositionner dans leurs relations avec les Premières Nations. Les événements de Val-d’Or ont forcé un nouveau débat sur les responsabilités de l’État québécois envers ses citoyens et citoyennes autochtones en ville. On comprend mieux maintenant la nécessité de répondre adéquatement à une réalité qui existe depuis des années dans l’Ouest, et qui est en train de rattraper le Québec. Les deux commissions d’enquête qui ont cours en ce moment, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées et la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics du Québec, en sont des manifestations certaines. Des crises comme celles-là sont porteuses; je pense qu’on peut parler d’un avant et d’un après.
Finalement, c’est de partir de l’espace flou pour venir casser le système qui crée le flou, ça circule…
Oui. Et jusqu’ici, personne n’a pu nous empêcher d’agir, parce que l’espace qu’on crée n’est pas politique au sens propre, il est communautaire. Démocratique et communautaire. En dépit des obstacles, on a réussi à mettre en place des assises qui nous autorisent à agir et interagir sans être totalement limités par les relations coloniales. La politique dans les communautés est encore régie par la Loi sur les Indiens. Ce cadre impose des balises, crée des frontières que l’espace communautaire nous permet d’ouvrir. La politique telle qu’on la voit dans les réserves nous place souvent dans un rapport de force et de confrontation. Ces rapports nous enferment, tandis que les centres nous situent plutôt dans un rapport d’ouverture. Finalement, ces rapports changent aussi la manière de construire ensuite des initiatives qui atterrissent sur le terrain. C’est un ensemble de petits changements comme ceux-là qui finissent par avoir une grande portée, souvent là où on ne l’attendait pas.