Dans leur dernier ouvrage, Dardot et Laval nous convient à dissiper l’ombre que fut la révolution russe ainsi que l’ombre qu’elle a produite depuis. Pour les auteurs, l’expérience d’Octobre et ses suites historiques à gauche (notamment par l’intermédiaire des partis communistes) ont conduit à occulter d’autres révolutions, comme la révolution mexicaine de 1910 et la révolution espagnole de 1936, et ont conduit à limiter les manières de penser les communismes. À cause de l’ombre de 1917, autant la sphère des idées et du débat politique que celle des pratiques politiques se sont restreintes à certaines possibilités et certaines directions qui ne sont, en fin de compte, que des horizons dépassables.
La démonstration des auteurs se construit en trois segments qui organisent le livre. Les trois premiers chapitres revisitent l’histoire de la révolution russe et la manière dont elle a écarté, dès le départ, l’expérience des soviets ouvriers; le second segment (chapitre 4) expose les révolutions oubliées, mexicaine et espagnole; le dernier segment (chapitre 5) propose de réfléchir à la réinvention possible des communismes aujourd’hui.
L’ouvrage s’adresse à celles et ceux, spécialistes ou militants, qui s’intéressent aux alternatives politiques anticapitalistes et qui privilégient une démocratie radicale. Il s’adresse aussi aux militantes et militants socialistes et communistes en proposant une relecture de l’histoire de la gauche révolutionnaire et de ses possibles déploiements. Il participe aux débats actuels qui cherchent des voies de sortie aux reculs du mouvement ouvrier, au fractionnement des gauches en Europe et à l’échec historique de la voie soviétique, qui semble avoir laissé orphelines les utopies progressistes.
On peut sans doute critiquer la lecture plutôt linéaire et non conflictuelle qui est proposée de la révolution d’Octobre, les auteurs se plaçant en surplomb des interprétations contradictoires pour soutenir leur thèse. La reconstitution historique proposée, intéressante, a néanmoins pour effet de gommer le « chaos de l’histoire » (James C. Scott, 2013 ). Pendant les évènements révolutionnaires, les acteurs ne savent pas, en effet, quelle en sera la fin ni où aboutira leur mobilisation. Pour le dire autrement, et bien que les auteurs soient sympathiques aux conceptions plus anarchisantes du communisme, il y a peu de paradoxes et de contingences dans le déroulement de l’histoire qui nous est contée. Ce sont surtout les historiens qui seront déçus. Pour le reste, il s’agit d’un essai qui entend montrer que d’autres avenues sont possibles, avec d’autres interprétations et d’autres lectures du passé; d’autres exemples de révolution qui devraient nous inspirer aujourd’hui et finalement d’autres conceptions du communisme qui pourraient/devraient nous guider dans la recherche d’émancipation.
Le chapitre 1 montre que la révolution a eu lieu en février 1917 plutôt qu’en octobre, qu’elle fut menée par la population, sous des formes multiples d’autogouvernement, sans lien avec les partis politiques ou les forces politiques organisées. Les auteurs reviennent en détail sur les rapports de force qui se dessinent autour du rôle des soviets, comme forme démocratique de gouvernement, par rapport au rôle du Parti bolchévique et au putsch de Lénine. Le chapitre 2 souligne le rapport de domination que les dirigeants du parti ont imposé aux autres instances, dont le Congrès des soviets : « Tout le pouvoir au Parti » et non « Tout le pouvoir aux soviets ». Il raconte la perte d’autonomie progressive des institutions de pouvoir populaire au profit d’une centralisation accrue des décisions au sein du parti. Le chapitre 3 examine les conceptions du pouvoir du gouvernement chez Marx, les interprétations discutables que Lénine en a faites, mais aussi des interventions de Trotsky et de Rosa Luxemburg sur ce sujet. En fin de compte, le parti-État de la révolution russe apparaît comme un dévoiement de la révolution populaire et autonome de février. De la même façon, le régime totalitaire qui a suivi apparaît comme une conséquence, relativement inéluctable, des décisions prises antérieurement.
Le deuxième segment sur les révolutions occultées est fort intéressant. À propos de la révolution mexicaine de novembre 1910, Dardot et Laval soulignent l’influence de l’anarchisme international. Ils la qualifient de première révolution sociale du XXe siècle, « radicale en tant qu’elle fut largement l’œuvre des masses paysannes et ouvrières » (p. 212). Malgré le caractère inachevé de la révolution, le bilan révolutionnaire du Mexique apparaît plus dense que celui de la révolution d’Octobre dans la mesure où le processus révolutionnaire n’a pas conduit à la construction d’un État totalitaire et que la révolution mexicaine a su préserver en son sein la force des courants politiques anarchistes qui oeuvraient pour l’autogouvernement. La révolution espagnole de juillet 1936, quant à elle, s’est traduite dans un premier temps par une disparition du pouvoir du gouvernement central et son transfert pratique aux mains des comités révolutionnaires décentralisés, la collectivisation d’une portion importante des terres, l’application de principes très détaillés de démocratie locale et de solidarité sociale dans les champs de l’éducation et de la santé. Ces expériences révolutionnaires se sont trouvées face à deux colosses auxquels il était difficile de s’opposer : le communisme totalitaire de l’Union soviétique et les forces fascistes. Comme on le voit, dans ces deux cas, l’État n’est pas au centre de la révolution; bien au contraire, ce sont les forces politiques et populaires autonomes qui sont mises à l’avant-plan de la « réussite » révolutionnaire, même si dans les deux cas, les mouvements contre-révolutionnaires l’ont emporté.
Cette démonstration préalable permet aux auteurs d’établir le fait suivant : ce que nous avons historiquement connu comme communisme à la suite de la révolution d’Octobre n’est qu’une forme particulière, et dévoyée, de communisme : celle du parti-État. Il est donc possible de distinguer et d’imaginer des formes différentes de communisme. Les auteurs en distinguent plusieurs types : le communisme de la communauté, le communisme de l’association des producteurs, le communisme parti-État et le communisme des communs. C’est évidemment ce dernier que les auteurs soutiennent.
Le communisme des communs est « un projet qui prend appui sur les expérimentations multiformes des communs (communs urbains, communs d’information et de connaissance, communs agricoles ou forestiers, etc.) tout en prolongeant leur logique au-delà des limites actuelles (fragmentation, absence de coordination, etc.) » (p. 295). Il prône la formation d’une confédération de communes pour s’attaquer à la question centrale de la propriété, y compris la propriété de l’État ou la propriété des coopératives; le principe même de propriété constitue le problème principal.
« C’est donc à la logique propriétaire de l’État-nation qu’il faut s’attaquer en priorité, de manière à dissocier pratiquement le public de l’étatique et à favoriser l’émergence de communs incarnant ce que l’on pourrait appeler du public non étatique » (p. 303). Pour y arriver, les auteurs préconisent des interventions auprès des municipalités ou des villes, à l’exemple des expériences du gouvernement municipal de Barcelone, interventions qui auraient pour objectif de créer de nouveaux espaces politiques de gauche.
En cela, le livre peut aussi être mis en perspective : c’est un édifice dans l’œuvre de Dardot et de Laval, qui situe leur proposition des « communs » par rapport à des idéologies progressistes et établit des filiations et des dé-filiations. De ce point de vue, l’essai plaira grandement aux adeptes de leur approche.
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