Construire un nouveau sens commun
La gauche ne peut pas simplement se contenter de diagnostics et de dénonciations. Susciter l’indignation est important, mais ce n’est pas suffisant. Il faut confronter le capitalisme contemporain, et son tourbillon prédateur de la nature et de l’être humain avec des propositions et des initiatives et en fin compte, avec un nouveau sens commun. La lutte politique est une lutte pour produire ce sens commun, tant au niveau substantiel qu’au niveau formel et pratique. Il faut permettre aux gens de réorganiser le monde et donc lutter pour un nouveau sens commun, progressiste, révolutionnaire, universaliste.
Récupérer le concept de démocratie
Deuxièmement, nous devons récupérer le concept de démocratie. La gauche a toujours porté la bannière de la démocratie. C’est notre bannière, celle de la justice, de l’égalité, de la participation. Mais pour ce faire, nous devons nous débarrasser de la conception de la démocratie comme un fait simplement institutionnel. La démocratie, ce n’est pas seulement des institutions. Ce n’est pas seulement de voter chaque quatre ou cinq an.
Ce n’est pas seulement respecter les règles d’alternance. La démocratie, au-delà de la manière libérale, fossilisée qui nous emprisonne, c’est aussi des valeurs, des principes organisationnels d’entendement du monde : la tolérance, la pluralité, la liberté d’opinion, la liberté d’association. Ces principes et ces valeurs ne sont pas que des principes et des valeurs, ce sont aussi des institutions, mais pas seulement des institutions. La démocratie c’est la pratique, c’est l’action collective. La démocratie, c’est la participation grandissante à l’administration des biens communs que possède une société.
Il y a démocratie si les citoyens participent de cette administration. Si nous avons l’eau comme patrimoine commun, alors la démocratie, c’est participer à la gestion de l’eau. Si nous avons les forêts, la terre, la connaissance comme patrimoine commun, alors la démocratie c’est la gestion commune de ces biens. Nous aurons démocratie, au sens vivant, non fossilisé du terme, si la population (et la gauche doit travailler fort pour cela) participe à la construction d’une gestion commune des ressources communes, des institutions, du droit et des richesses.
Revendiquer des idéaux universels
La gauche doit récupérer la revendication de l’universel, des idéaux universels : des communs. La politique comme bien commun, la participation comme participation à la gestion des biens communs. La récupération des biens communs comme droit : droit au travail, droit à la retraite, droit à l’éducation gratuite, droit à la santé, à un air propre, droit à la protection de la mère terre, droit à la protection de la nature. Ce sont des droits universels. Ce sont des biens communs universels devant lesquels la gauche doit proposer des mesures concrètes et objectives. Dans les pays capitalistes dits avancés, on utilise les ressources publiques pour sauver les banques. Le monde est à l’envers !
Pour une nouvelle relation entre l’être humain et la nature
La gauche doit se battre pour établir une nouvelle relation métabolique entre l’être humain et la nature. En Bolivie, de par notre héritage autochtone, nous appelons cela une nouvelle relation entre être humain et nature. Comme le dit le président Evo, « la nature peut exister sans l’être humain, mais l’être humain ne peut pas exister sans la nature ». Mais il ne faut pas non plus tomber dans la logique de l’« économie verte » qui est une forme hypocrite d’écologisme.
Les dominants ont converti la nature en un autre business. Notre approche doit être différente. La production de richesses pour satisfaire les humains modifie la biosphère. En la modifiant, la plupart du temps, nous détruisons la nature et donc l’être humain. Ce fait ne préoccupe pas le capitalisme, car pour lui tout est un business. Mais pour nous, pour l’humanité, pour la gauche, pour l’histoire de l’humanité, ce fait nous inquiète beaucoup. Nous devons revendiquer une nouvelle logique de relations, je ne dirais pas harmonique, mais plutôt métabolique, mutuellement bénéfique, entre environnement naturel vital et être humain.
La dimension héroïque du politique
Autrement, il n’y a pas de doute que nous devons revendiquer la dimension héroïque du politique, comme l’avait anticipé Hegel. Plus tard, Gramsci a dit que les sociétés modernes, la philosophie, ainsi qu’un nouvel horizon de vie, doivent converger en une foi envers la société. Cela signifie que nous devons reconstruire l’espoir, que la gauche doit être une structure organisationnelle à la fois cohérente et flexible, capable de réhabiliter l’espoir dans les personnes. Un nouveau sens commun, une nouvelle foi – pas au sens religieux du terme –, mais une nouvelle croyance généralisée à travers laquelle les personnes dédient héroïquement leur temps, leurs efforts, leur espace et leur dévouement.
Dépasser les clivages
La gauche aujourd’hui est fragilisée parce que divisée. Il peut y avoir des différences sur 10 ou 20 points, mais nous convergeons sur 100 autres points. Ces 100 points doivent être des points d’accord, de proximité, de travail. Laissons les 20 autres pour après. Nous sommes trop faibles pour nous donner le luxe de s’arrêter sur des disputes doctrinales et souvent insignifiantes en nous distanciant les uns des autres. Il est nécessaire d’assumer de nouveau une logique gramscienne pour unifier, articuler et promouvoir des actions communes.
L’État et au-delà de l’État
Il est nécessaire de prendre l’État, de lutter pour l’État, mais nous ne devons jamais oublier que l’État, plus qu’une machine, est un rapport social. Il est à la fois matière et idée. Il est matière dans les rapports sociaux, comme force, pression, budget, accords, règlements, lois. Mais il est fondamentalement idée comme croyance en un ordre commun, en un sens que nous nous produisons en tant que communauté. Au fond, la lutte pour l’État est une lutte pour la manière dont nous nous unifions, pour un nouvel universel. Pour une sorte d’universalisme qui unifie volontairement les personnes.
La gauche au-delà de la gauche
Nous devons enregistrer une première victoire sur le terrain des croyances. Nous devons battre nos adversaires sur le terrain des mots, du sens commun, afin de mettre à plat les conceptions dominantes de droite dans les discours, dans la perception du monde, dans les perceptions morales que nous avons des choses. La politique est fondamentalement conviction, articulation, sens commun, croyance, idée partagée, jugement et concept en ce qui a trait à l’ordre du monde. Et ici la gauche ne peut simplement se contenter de l’unité des partis progressistes. Elle doit s’étendre à travers les syndicats qui sont le support de la classe des travailleurs et sa forme organique d’unification. Il faut aussi rester attentif face à d’autres formes inédites d’organisation de la société, à la reconfiguration des classes sociales, aux processus nouveaux d’unification, plus flexibles, moins organiques, peut-être plus territoriaux et peut-être moins centrés sur les lieux de travail.
*Le vice-président de la Bolivie, Alvaro Garcia Linera est sociologue, ex-prisonnier politique et depuis 2006, vice-président de la Bolivie. L’intervention qui suit a été présentée au congrès du Parti de la gauche européenne (regroupement de divers partis de gauche agissant au sein du Parlement européen) le 13 décembre dernier.
(Traduit du portugais par Dan Furukawa Marques)