L’école est un objet à la fois privilégié et convoité de la lutte des classes. À la fin du XIXe siècle et au moment de l’instauration des démocraties occidentales, la fonction sociale de l’éducation se trouve au cœur des aspirations, tant modernisatrices que révolutionnaires, des écoles de pensée qui s’organisent de part et d’autre de la structure sociale. Ainsi, la bourgeoisie voit généralement dans un système d’éducation administré par l’État le moyen d’arracher à l’aristocratie et à l’Église leur mainmise idéologique sur le peuple et d’inculquer aux masses populaires les rudiments savamment choisis de la connaissance technique et de la moralité nécessaires à l’essor industriel et à l’ordre social émergent. À l’autre bout du spectre, communistes et anarchistes prennent le parti d’une éducation émancipatrice, source d’égalité sociale et moyen d’abolir les rapports conflictuels de classes. Ils se disputent néanmoins sur le rôle et l’initiative d’une autorité centrale et sur la surveillance à exercer sur toute entreprise d’éducation des masses.
L’éducation telle que nous la connaissons est l’héritière de tous ces courants et débats philosophiques et politiques qui, inlassablement, ont marqué son évolution. Les penseurs anarchistes sont intervenus sur de multiples enjeux, depuis les finalités de l’école, jusqu’à ses fondements pédagogiques, en passant par les structures éducatives et l’accessibilité à une éducation de masse; leur contribution, largement méconnue de nos jours, a été aussi originale qu’importante dans l’évolution de la pensée en éducation.
C’est ce qu’entreprend de souligner Normand Baillargeon dans son projet d’anthologie Anarchisme et éducation, à travers une sélection de textes qui se veulent autant de contributions éclairantes et pertinentes au débat sur l’éducation. Baillargeon nous invite à dialoguer avec des pionniers, des penseurs critiques ancrés dans le débat social et philosophique de leur temps ou des éducateurs de terrain qui, forts de leur expérience et de leurs convictions, ont contribué à faire avancer la pensée pédagogique et les fondements de l’éducation contemporaine. Savamment commentés et mis en contexte par le philosophe, les écrits phares des Stirner, Proudhon, Bakounine, Ferrer, notamment, sont rendus accessibles pour mieux interpréter et mettre en question les travers et le devenir de l’éducation scolaire.
L’éducation comme levier de liberté
Héritière des humanistes et des Lumières, l’école de pensée libertaire se distingue par sa position critique au regard du paternalisme culturel de l’Église, des inégalités sociales engendrées par le capitalisme émergent et du rôle croissant de l’État centralisateur dans la vie collective.
Dans un contexte historique et social qui tend vers l’affirmation croissante de l’État-nation et l’expansion d’un modèle économique inégalitaire, la pensée anarchiste se distingue, entre autres, par sa critique de l’instrumentalisation systémique des pouvoirs publics par les intérêts de la classe dominante.
Elle voit dans l’éducation le levier privilégié de l’émancipation de la personne, ce qui implique une indépendance d’esprit et de corps face à toute intervention étatique qui ne peut qu’être centralisatrice et uniformisante. L’instruction – qui demeure aux yeux des anarchistes une approche industrielle et réductionniste de la fonction sociale de l’éducation – se présente comme une vaste entreprise de colonisation de l’âme et d’occupation instrumentale de l’esprit, du Moi, par la soumission à une multitude de règles, de normes et de comportements prédéfinis. Dès lors, la forme scolaire, en raison de ses contraintes et violences symboliques, demeure l’expression d’une structure opprimante et assujettissante, destinée à favoriser les conformismes et formatages culturels, moraux et comportementaux des personnes par les classes dominantes.
L’école des sociétés capitalistes émergentes apparaît donc comme le rouage obligé d’un déterminisme social. Ultimement, cette organisation scolaire, centralisée et contrôlée de haut en bas (top down), se voit subtilement détournée de la mission humaniste et émancipatrice promise par les Lumières pour être mise au service d’un endoctrinement des masses ainsi que d’une structure sociale et idéologique profondément inégalitaire.
Une telle position philosophique renvoie nécessairement à la discussion historique fondamentale sur l’éducation, discussion qui oppose la fonction de conservation et de reproduction sociale de l’école à sa fonction d’émancipation ou de transformation sociale. C’est en dénonçant les travers de la première fonction dans l’école moderne que les anarchistes inscrivent leur réflexion dans la seconde. Ainsi, la nature profondément émancipatrice de l’éducation, qui doit être par essence critique, avant-gardiste et nécessairement indépendante de l’école et des agents officiels de l’État, renvoie à une certaine pureté, un idéal philosophique que les penseurs libertaires inscrivent dans une quête de liberté.
Vers une société sans classes ni domination
L’idéal anarchiste exige une profonde transformation sociale. L’éducation, intégrale et autonome, s’inscrit à la fois dans cette démarche de transformation, en tant qu’instrument, et dans cet idéal, en tant que finalité. En effet, « l’abolition définitive et complète des classes, l’unification de la société et l’égalisation économique et sociale de tous les individus humains sur la terre » voulues par Bakounine peuvent et doivent débuter à l’intérieur des structures sociales actuelles, dont l’école et l’éducation constituent une expression type (p. 156).
En favorisant « l’effacement de cette distinction qu’on fait aujourd’hui entre travailleurs intellectuels et travailleurs manuels » (Kropotkine, p. 195), le projet d’éducation intégrale participe de l’effacement même des classes sociales, hiérarchisées par la division capitaliste du travail, à l’intérieur de l’école. Pour Ferrer, « une seule façon de faire est sensée et éclairée : celle de la coéducation des riches et des pauvres » (p. 266). Ainsi, en prônant la mixité, non seulement sociale mais aussi sexuelle, dans l’école, les penseurs anarchistes mettent de l’avant une éducation égalitaire, qui libère à la fois les savoirs et leur accès et désamorce donc en partie les fondements des rapports de domination et d’oppression.
C’est sur ces jalons d’une égalité de tous et toutes face aux savoirs que les anarchistes proposent un modèle d’éducation axé sur la liberté individuelle.
L’éducation intégrale comme programme d’émancipation individuelle et sociale
À un système de pensée organisé, hiérarchisé et contrôlé par les intérêts bourgeois, axé sur le conditionnement de chacune et chacun à un ordre social déterminé, les penseurs libertaires opposent un individualisme émancipateur dans les rapports à la culture, au savoir et à la technique. En effet, détenus et protégés par une poignée de privilégiés, ces derniers sont instrumentalisés dans des rapports de pouvoir et d’inégalité.
Dans cette perspective, la démarche anarchiste repose sur le projet d’une éducation intégrale, qui vise le développement complet et la polyvalence de la personne. L’éducation intégrale vise à affranchir des limites hiérarchisantes du savoir qui enferment les personnes dans des rôles prédéfinis ; elle veut abolir les frontières socialement construites entre les vertus et talents manuels et intellectuels, sur lesquelles s’appuient les rapports de classes issus de la division capitaliste du travail. « Nous demandons pour le prolétariat non seulement de l’instruction, mais toute l’instruction […] afin qu’il ne puisse plus exister au-dessus de lui, pour le protéger et pour le diriger, c’est-à-dire pour l’exploiter, aucune classe supérieure par la science, aucune aristocratie de l’intelligence », résume Bakounine (p. 152).
L’éducation intégrale cherche un équilibre entre stimulation intellectuelle (rationnelle, fondée sur une culture générale et scientifique) et manuelle ou physique (travaux pratiques, maîtrise de connaissances techniques, apprentissage d’un métier). Elle mise à la fois sur une formation générale riche et une formation professionnelle complète afin de préparer un citoyen – ou une citoyenne – libre et critique, ainsi qu’un travailleur – ou une travailleuse – autonome et insoumis, deux conditions d’une société sans dieu ni maître.
À cette fin, une éducation qui vise l’affranchissement total de la personne exige l’indépendance du réseau scolaire face à l’État. Une telle indépendance ne peut s’incarner que dans des établissements autonomes et communautaires, inscrits dans une dynamique collégiale de partage des expériences et des connaissances de terrain. Ainsi peut-on imprimer un mouvement issu de la base (bottom up) à la recherche d’une certaine vérité collective, à l’opposé d’une théorie ou d’une vérité officielle et uniformisante.
Pour être libre et libératrice, cette démarche éducative doit être adaptée à l’enfance, à la psychologie du sujet ; la relation pédagogique centrée sur l’être libre et autonome devient primordiale. Elle vise à établir un lien privilégié entre l’enfant, compris et abordé selon sa psychologie et ses stades de développement, et la générosité des savoirs qu’il faut l’aider à développer. Une telle pédagogie doit être ouverte et active, suivre le rythme et les intérêts de l’enfant, s’appuyer sur sa curiosité et sa capacité d’éveil.
Plutôt que de servir l’intérêt élitiste ou paternaliste qui consiste à choisir et décider ce que l’enfant doit apprendre, quand et comment, cette démarche pédagogique, pour être libre, ne doit souffrir aucun endoctrinement, aucune ingérence de l’État, aucune influence religieuse. Elle doit être exempte de toute contrainte, manipulation, norme sociale ou discipline. Cela laisse place à des rapports égalitaires entre l’enfant et l’éducateur – ou l’éducatrice –, dans un esprit fraternel et collégial. En accompagnant l’enfant dans son apprentissage, on cherche à briser les rapports hiérarchiques qui existent dans sa relation au savoir, pour le/la guider vers son autonomie.
En somme, les penseurs anarchistes proposent un renversement fondamental de la philosophie pédagogique qui prévaut alors. Peu connue, l’influence libertaire dans l’évolution de l’éducation contemporaine est importante. Avec cette anthologie, Baillargeon fournit des clés de lecture précieuses pour revisiter la pensée anarchiste et relancer une critique de la marchandisation de l’éducation sur des pistes à la fois cohérentes, concrètes et porteuses.
Wilfried Cordeau
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