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Lettre ouverte à Monsieur Raymond Drapeau,

28/11/2013

 

Cher Monsieur Drapeau,

Nous apprenions récemment que vous prétendez vous approprier privément l’usage du « carré rouge » en l‘enregistrant comme marque de commerce. Nous vous demandons de laisser tomber cette initiative.

Vous en voulez aux associations étudiantes pour ne pas avoir protégé le « carré rouge », mais en avez-vous saisi le sens ? Vous ne serez jamais vraiment propriétaire du carré rouge. Le symbole n’a de valeur que parce qu’il n’est la propriété de personne. C’est parce que tout le monde peut se faire son carré sans autorisation, sans autorité, qu’il est devenu ce qu’il est. Petit, moyen, grand, repensé en trois dimensions pour en faire un cube géant, tricoté par ma mère ou en feutre, sa variété est son unité. Le fait qu’il soit partagé en fait la force.

Un peu d’histoire[1]

Selon Vivane Labrie, du collectif pour un Québec sans pauvreté, le carré rouge aurait été créé en 2004, alors que des militants protestaient contre une réforme de l’aide sociale. Nous ne le savions pas en février 2005 lorsque, réunis le jour du déclenchement de la grève, nous avons cherché un symbole pour la lutte. Vous aurez bien lu, c’est lors de la grève étudiante de 2005 qu’il fut lancé comme symbole étudiant, et il y eut même une conférence de presse à cet effet. Le saviez-vous?

Il nous fallait trouver rapidement un emblème simple, reproductible à peu de frais, pouvant être porté en tout temps. Il devait dire, au quotidien comme dans les manifs, notre soutien à la défense d’une éducation qui ne soit pas un bien privé, privatif, accessible qu’aux plus riches, mais un service public, commun, accessible à tous et toutes.

Le symbole fut rapidement adopté par la CASSÉE (la CLASSE de l’époque), et cela n’a gêné personne, ni des militantes pour l’aide sociale, ni du mouvement étudiant. Au contraire. Il ne s’agissait pas d’être propriétaire ou inventeur du symbole, mais de comprendre la solidarité qui le faisait vivre.

Le carré rouge aura voyagé : repris en France, à Toronto, aux États-Unis, et où encore? Nous ne le saurons probablement jamais vraiment. Cependant, dès que la nouvelle d’une utilisation à l’étranger circulait, elle réjouissait ceux et celles qui l’arboraient. Elle était le signe d’un esprit de communauté, du partage d’une lutte qui malgré la distance, avait ce point commun de vouloir être en commun.

Repris en diverses couleurs (orange, vert, bleu ou blanc), aucun n’aura eu la prégnance du carré rouge. Dans la bouche du matricule 728, les « ostie de carré rouge », ou dans celle des ministres qui défendaient la loi 12, il est devenu une façon de désigner ceux et celles qui critiquent l’ordre établi.

Un enregistrement qui efface le sens

Or on ne peut demander à l’ordre de défendre ceux et celles qui le critiquent. Les grèves de 2005, pour les prêts et bourses, et 2012, contre les frais de scolarité, voulaient préserver le caractère public de l’éducation. Elles cherchaient à ce que le savoir ne devienne pas quelque chose qu’on achète, dont on est individuellement propriétaire à l’exclusion des autres, mais quelque chose qu’on partage parce que ce faisant, il n’est pas perdu par celui qui le transmet, mais devient plus grand.

Que ferait-on de la propriété du symbole ? En l’enregistrant, vous gagnerez, pour l’essentiel, la possibilité de poursuivre ceux et celles qui utilisent « votre marque » sans votre consentement. Il y a bien là l’inverse de ce que disait le mouvement avec le carré rouge. C’est parce qu’on le porte et le partage sans permission qu’il dit ce qu’il a à dire.

Dès que la première poursuite tombera, dès que vous chercherez à priver quelqu’un de son utilisation, le sens du symbole s’évadera aussitôt de vos mains. Vous ne serez plus alors propriétaire du carré rouge, car il ne sera plus lui-même ce qu’il était. Il ne vous appartiendra jamais.


[1] Une histoire un peu plus longue a été publiée dans la revue relation : http://www.cjf.qc.ca/fr/relations/article.php?ida=3021

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