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Les jeunes ni en emploi, ni aux études, ni en formation : pression sociale, mal-être et résistance

Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 30 - Automne 2023

Les jeunes qui ne sont ni en emploi, ni aux études, ni en formation sont regroupés pour fins d’études et d’intervention dans la catégorie NEEF[1]. Au Québec, 200 800 jeunes de 17 à 34 ans étaient en situation NEEF en 2019, soit 10,9 % des jeunes de cette tranche d’âge[2]. Ces derniers sont la cible d’actions publiques spécifiques de la part du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MESS), en particulier depuis 2016. Quant à lui, le Secrétariat à la Jeunesse du Québec a inscrit cette catégorie comme un axe d’intervention prioritaire et vise leur « réinsertion » au sein du système éducatif et du marché de l’emploi. Ces jeunes présentent des profils très hétérogènes, mais les facteurs qui augmentent la probabilité de vivre une situation NEEF de longue durée sont semblables à ceux retrouvés dans l’analyse des inégalités intragénérationnelles dont rendent compte les travaux sociologiques : le niveau de diplôme, la situation socio-économique des parents, le lieu de vie – le taux de NEEF est plus marqué en milieu dit « rural » – et la variable migratoire.

Si le déploiement de politiques publiques destinées à une frange de la jeunesse en difficulté sociale semble a priori aller dans le bon sens, le contexte québécois, où la focale institutionnelle est centrée sur la « pénurie de main-d’œuvre », réfère en même temps à un ensemble d’arguments symboliques qui entretient une lecture de la situation NEEF à partir de la « passivité » et la responsabilité individuelle. À rebours d’une lecture individualisante et pathologisante de cette situation, ce texte, s’appuyant sur quelques éléments d’une enquête portant sur les jeunes NEEF québécois[3] propose de comprendre en quoi les représentations sociales et institutionnelles à l’égard de ces jeunes et l’organisation des politiques publiques alimentent leur sentiment de mal-être et de « non-conformité ». Finalement, l’article fait place à des formes de résistance de la part de jeunes en situation NEEF qui mettent à distance les injonctions sociales à « se changer » et à se « réintégrer » à n’importe quel prix.

La construction sociale d’une non-conformité

Les jeunes en situation NEEF rencontrés lors de notre enquête se trouvent pour la plupart au carrefour d’une multitude de problématiques : conditions de vie précaires, problématique de santé mentale, instabilité familiale, difficultés d’accessibilité à des logements décents. Des liens complexes prennent ainsi forme entre problématique de santé mentale, insécurité financière et pression sociale, chacun des facteurs pouvant alimenter l’un ou l’autre à un moment donné. Pour certains, une problématique de santé mentale peut constituer un des facteurs les ayant amenés à quitter le système éducatif et le marché de l’emploi. D’autres estiment plutôt que c’est en se retrouvant en dehors de l’emploi et de l’éducation que leur santé mentale s’est dégradée; les deux cas de figure ne s’excluent pas. En 2020, l’INRS a publié un portrait statistique[4] sur les jeunes en situation NEEF au Québec qui montre que ces jeunes sont deux fois plus susceptibles de considérer leur santé mentale comme mauvaise ou passable. Ils sont également plus nombreux à déclarer souffrir d’anxiété et à avoir consulté une ou un professionnel l’année précédant l’enquête.

Les difficultés vécues par ces jeunes ne s’inscrivent cependant pas uniquement sur le plan des conditions « objectives » de vie, mais s’incarnent également dans une épreuve sociale d’étiquetage et d’injonction permanente à la « réintégration », sans égard aux conditions dans lesquelles celle-ci devrait se réaliser. Dans un article intitulé « Pénurie de main-d’œuvre : 750 000 jeunes se tournent les pouces », le vice-président du Congrès du travail du Canada déclarait en 2019 à propos de ces jeunes :

Est-ce qu’ils sont dans le sous-sol chez leurs parents ? Le gouvernement fédéral doit absolument s’occuper des jeunes qui sont là à ne rien faire, parce que c’est une bombe à retardement qui va nous exploser en plein visage. À 40 ans, ils vont être des dropouts de la société[5].

Se trouver en-dehors des espaces consacrés de l’école et du travail, ces repères qui structurent le quotidien de la « vie active » des jeunes, alimente ainsi parfois une certaine curiosité, le plus souvent une suspicion et un mépris social, à l’image de l’extrait ci-dessus. Comme l’affirme la sociologue Yolande Benarrosh, « cette place du travail et cette fonction apparaissent d’autant plus centrales […] qu’aucun autre mode de reconnaissance sociale ne semble pouvoir remplacer valablement le fait d’occuper un emploi. C’est donc d’abord une norme qui est pointée à travers la question du travail aujourd’hui[6] ». Les enjeux sociaux et politiques de la question des NEEF et les impacts sur la santé mentale ne peuvent en effet être étudiés de manière détachée des orientations institutionnelles qui jugent ces jeunes comme non conformes à cette norme sociale.

Si ces représentations peuvent s’inscrire dans le cadre plus large de sociétés qui font du travail un ethos de vie, les jeunes Québécois et Québécoises en situation NEEF évoluent dans un contexte où la « pénurie de main-d’œuvre » constitue un sujet récurrent. Être ni aux études, ni en emploi, ni en formation dans une province au sein de laquelle l’accent est mis sur les nombreuses opportunités d’emploi à pourvoir accentue le caractère inhabituel de ce statut et le côté responsabilisant de se « prendre en main » : puisqu’une pléthore d’emplois serait disponible, comment justifier le maintien hors de l’emploi ? Un ensemble d’injonctions peuvent ainsi être déployées en direction de ces jeunes afin de les presser à réintégrer l’ordre productif.

Une pression permanente à la « réintégration »

Les jeunes rencontrés confient ressentir une pression multisituée (famille, organismes de réinsertion, cercle social, « gouvernement ») à se réintégrer au marché de l’emploi – bien plus qu’au système éducatif par ailleurs – qui s’agence avec une forte injonction à « faire quelque chose ». Beaucoup de participantes et participants à l’enquête dénoncent dans ce cadre l’abstraction faite des conditions dans lesquelles ce retour devrait se réaliser; ils se sentent incités à tout accepter, peu importe le niveau de rémunération, le type d’emploi ou de programme de formation, leurs propres aspirations ou l’état de leur santé mentale. Du fait des logiques de conditionnalité des mesures d’aide sociale et l’attachement collectif à la contrepartie, donner des signes « d’activité » afin de se conformer à ce qui est construit comme le bon pauvre « méritant » ou « vertueux » que la littérature sociologique a bien documenté[7] prend ainsi le pas sur toute autre considération. Or, pour beaucoup de ces jeunes sortis précocement du système scolaire, le champ des possibles est réduit à des emplois « atypiques[8] », qui, par ailleurs, peuvent être considérés pour eux davantage comme la norme. Cela entretient le sentiment qu’il est inéluctable de retrouver des conditions d’emploi traumatisantes comme lors des expériences de travail précédentes, et qui participent au sentiment de mal-être. Or, alors que la pénurie de main-d’œuvre est un sujet récurrent au Québec, en particulier depuis la pandémie de COVID-19, nous assistons pourtant moins à un manque de travailleurs et travailleuses disponibles qu’à un manque d’emplois comportant des conditions décentes. Un récent rapport de Statistique Canada[9] a par ailleurs démontré que ce sont les emplois les plus faiblement rémunérés et ne nécessitant généralement pas de diplôme universitaire qui sont le plus touchés, ce qui rappelle l’importance de prendre en compte la qualité des conditions d’emploi disponibles quand on parle de pénuries : « La question de savoir dans quelle mesure ces emplois vacants peuvent être attribués à des pénuries de main-d’œuvre dans des professions spécifiques peu qualifiées, plutôt qu’à des offres de salaire et d’avantages sociaux relativement bas, ou à d’autres facteurs reste ouverte[10] ».

De plus, comme la société québécoise valorise particulièrement l’entrée précoce sur le marché du travail et l’autofinancement des études[11], ces jeunes se sentent sans cesse comparés à d’autres individus de leur âge qui travaillent ou qui ont travaillé en même temps que leurs études. Un participant à notre enquête évoque par exemple une « bataille contre soi-même et les autres ». Devant cette pression sociale et le manque de solidarité, on assiste à un repli sur soi chez certains jeunes. Des intervenantes et intervenants interrogés dans le cadre de l’enquête affirment ainsi avoir observé au fil de leur carrière une évolution des profils des jeunes qu’ils accompagnent :

J’ai vraiment vu un changement de profil des jeunes au fur à mesure des années. Au départ c’était plutôt les intimidateurs, avec des casiers judiciaires, etc. Maintenant, ce sont beaucoup les intimidés, avec une faible estime d’eux-mêmes, de l’anxiété, de dire Rosalie, intervenante sociale.

L’anxiété, c’est ce qui revient le plus souvent. Ils ont le sentiment qu’il n’y a pas de place pour eux, relate Vincent, intervenant social.

Dans ce cadre, certains jeunes ont tendance à se juger responsables de leur condition et de leurs difficultés, tandis que d’autres se sentent mis à l’écart de la société et intériorisent les représentations sociales à leur encontre :

À un moment donné, tu te demandes si tu es normal, ça te vient en tête, même si tu en connais d’autres. C’est sûr que je me suis senti différent une couple de fois, il y a aussi du monde qui me le fait sentir, témoigne Nick, 22 ans.

Partagé par une majorité des jeunes rencontrés, ce sentiment d’anormalité, qu’on « leur fait sentir » pour reprendre les propos de Nick, s’inscrit dans ce lien entre choix politiques, représentations sociales et impact sur l’estime de soi. Les impératifs de productivité et de contrepartie au cœur d’un système de valeurs collectivement partagées rendent tout l’environnement social de ces jeunes légitimé à presser ceux-ci à se réintégrer, tout en disqualifiant toute contestation de leur part.

Lorsque ces jeunes souhaitent aller chercher de l’aide, il n’est pas toujours évident de justifier et de faire reconnaitre les problématiques de santé mentale, et la plupart ne dispose pas d’un médecin de famille. Comme les délais pour pouvoir consulter une ou un professionnel dans le secteur public peuvent atteindre plus d’une année et que le secteur privé leur est financièrement inaccessible, ces jeunes vivent un manque des ressources objectives et subjectives. De plus, ils critiquent souvent les services de prise en charge en raison de la dimension « pathologisante » du traitement proposé : prise de médicaments, se changer soi, ses représentations ou son mode de vie. Le témoignage de Daniel, 27 ans, est révélateur : « Tsé mon psychiatre, c’est pas compliqué, ce qu’il fait, c’est qu’il me donne des médicaments et si je vais mieux, son but c’est de me réinsérer dans des groupes sociaux et de me relancer sur le marché du travail ». On peut établir un parallèle entre la manière de concevoir la situation des NEEF et les problématiques de santé mentale : en effet, dans une large mesure, ces enjeux sont appréhendés selon une perspective individualisante. Il faudrait que l’individu trouve les ressources pour s’extraire de cette situation et cibler un « problème », sans une prise en compte critique des racines politiques et sociales des difficultés et du mal-être.

Être en situation NEEF et bénéficiaire de l’aide sociale : une double sanction

Nombre de jeunes NEEF sont bénéficiaires de programmes d’aide sociale. Or, la condition sociale est « le motif le plus susceptible de fonder une forme ou une autre de discrimination au Québec[12] » : près de 50 % des Québécois interrogés expriment des perceptions négatives vis-à-vis des personnes percevant de l’aide sociale[13]. Les jeunes étant à la fois en situation NEEF et bénéficiaires de l’aide sociale font ainsi l’objet d’une double peine. À la précarité financière et aux injonctions sociales et institutionnelles à la réinsertion s’ajoute le processus d’étiquetage de « l’assisté » et du « BS[14] ». Ces derniers confient se sentir stigmatisés, méprisés et perçus comme une charge pour la société. « Bon à rien », « sous-humain », les termes employés par les jeunes rencontrés pour décrire la manière dont ils estiment être perçus montrent tout le poids de la violence sociale à leur égard. En plus de l’accusation d’« assisté » et de l’étiquette de « profiteur », ces jeunes ont le sentiment d’être la cible de nombreux clichés dont il est difficile de se défaire, des stéréotypes que certains considèrent être relayés par les médias ainsi que par une frange de la société qui n’a jamais connu ces problématiques et qui ignore leurs conditions d’existence.

Ce phénomène ne peut être analysé sans prendre en compte la focale institutionnelle, et parfois médiatique, qui insiste sur le poids de la dépense publique et sur la fraude à l’aide sociale, ce qui attise une méfiance vis-à-vis des bénéficiaires. Mettre de l’avant la fraude à l’aide sociale qui, rappelons-le, reste extrêmement marginale,[15] ravive en effet la dénonciation de comportements « d’assistés », en particulier dans ce qui est présenté comme un contexte de pénurie de main-d’œuvre. Dans ce climat social de suspicion et de prégnance des préjugés à leur encontre, beaucoup de participantes et participants cachent le fait qu’ils perçoivent de l’aide sociale : « N’importe qui va être jugé parce qu’il est sur l’aide sociale : oh ! t’es pas capable de faire quoi que ce soit dans la vie, etc. C’est vraiment pas un sujet à apporter disons ». Cédric, 28 ans.

Le malaise qu’entretiennent certains de ces jeunes vis-à-vis de leur situation, et in fine vis-à-vis d’eux-mêmes, n’est donc pas sans danger et ne peut se réduire à la dimension individuelle. Cela doit être au contraire analysé à travers le prisme des configurations et orientations politiques sous peine de ne retenir qu’une perspective pathologisante du mal-être. Ne pas se percevoir comme socialement intégré peut amener à ressentir une « illégitimité citoyenne[16] » : le sentiment que la société ne leur accorde aucune place et peu de reconnaissance, ajouté à la précarité de leurs conditions de vie, alimente la frustration et le repli sur soi pour les jeunes les plus vulnérables.

Faire face aux injonctions sociales

La recherche a cependant montré que des jeunes en situation NEEF s’inscrivent dans des formes de résistance. Même si cette posture peut dépendre de ressources objectives et subjectives inégalement réparties, certains de ces jeunes n’intériorisent pas les représentations sociales stigmatisantes à leur égard et présentent leur situation NEEF comme une forme de politisation.

Certains jeunes maintiennent en effet « volontairement » leur situation NEEF. Une partie d’entre eux n’envisage à moyen terme aucun retour dans le système éducatif ou le marché de l’emploi, tandis qu’une autre partie s’inscrit volontairement dans des trajectoires discontinues de périodes d’emploi et de chômage. Si les pratiques de ces jeunes ne sont pas uniformes, leur point commun est de s’inscrire dans une résistance aux injonctions de retour au travail quoi qu’il en coûte et malgré le lien socialement construit entre utilité sociale et participation à l’ordre productif, ainsi qu’entre emploi et identité. Adopter une perspective critique et mettre à distance ces injonctions sociales représente une posture délicate, en particulier lorsque l’on est jeune et que l’on dispose de peu de ressources. S’extraire de manière volontaire du marché du travail revient en effet à renoncer à certains avantages, droits et protections sociales. Loin de toute « romantisation », le « choix » de se maintenir en-dehors du marché de l’emploi doit être analysé comme une conséquence des conditions de travail perçues comme indignes et une réappropriation du temps pour soi :

Je vois qu’il y a beaucoup d’inégalités et d’injustices dans le marché du travail et c’est plate à dire, mais c’est peut-être une façon de faire contrepoids et de s’opposer, maintenir une forme d’opposition. Je ne travaille pas mais en même temps les gens se font tellement maltraiter, fait qu’aller sur le marché de l’emploi pour avoir une job de 3 semaines, ben fuck it. C’est triste mais c’est un peu ça. Je vois des gens comme ça, je me sens mal pour eux, mais en même temps ce que j’ai en ce moment me va très bien, et je n’ai pas envie de renoncer à ça pour avoir une vie encore plus pénible. Je trouve que les gens travaillent trop pour ce qu’ils ont ». Daniel, 27 ans

Au début ce n’était pas facile, pis quand j’ai commencé à accepter que oui j’ai pas d’emploi, mais ça ne définit pas ce que je suis, ben là ça a été plus facile de me réintégrer, voir mes amis, juste être sociable là. Je fais des choses pas chères mais je les fais pareil ». Kim, 24 ans.

Tout en insistant sur le caractère précaire et instable de leur situation, ces jeunes ne considèrent pas celle-ci comme un « problème », et jugent que renouer avec des emplois précaires ne ferait qu’aggraver leur problématique de santé mentale. Beaucoup de ces jeunes ont bien tenté de s’accrocher et de se conformer aux attentes sociales et institutionnelles en expérimentant différents emplois. Cependant, entre des conditions de travail jugées « absurdes », un « dégoût » du marché du travail et de réguliers témoignages « d’humiliations au travail » – et pour beaucoup à l’école – pour citer trois des participantes et participants à la recherche, le lien traditionnellement construit entre emploi, dignité et intégration sociale est remis en cause.

Indignés des conditions qui leur sont offertes, soutenus par des actions publiques minimales qui ne permettent même pas d’atteindre le seuil de pauvreté et, dans une large mesure, présentés comme désengagés ou paresseux, leur choix contraint d’une précarité assumée témoigne d’une forme de politisation, silencieuse et individuelle. De la même manière, leur vision critique vis-à-vis des conditions dans lesquelles on les presse de se réintégrer est à analyser au regard du décalage entre leurs besoins et les (non-)réponses apportées par les institutions. Les participantes et participants jugent dans une large mesure les pouvoirs incapables non seulement d’apporter des solutions adéquates pour les aider, mais en outre coupables de légitimer les représentations négatives dont ils font l’objet, l’un des jeunes rencontrés parlant d’un « fossé entretenu entre les travailleurs et ceux qui ne le sont pas ».

En conclusion

Lorsqu’on ne mesure l’utilité sociale qu’à travers une vision productiviste de l’existence, on n’envisage la situation des NEEF que dans la perspective de la responsabilité individuelle. Il en résulte pour une partie non négligeable de ces jeunes une intériorisation des représentations sociales stigmatisantes à leur endroit. Le mépris et le mal-être que peuvent ressentir ces derniers illustrent la part de responsabilité collective et politique dans le maintien de cette violence sociale et dans la délégitimation de tout mode de vie qui ne correspond pas au programme capitaliste et à l’adhésion collective au modèle de la « contrepartie », qui peut être résumé par le slogan « rien sans rien ». Ces orientations créent les conditions sociales et économiques qui engendrent la pauvreté et sanctionnent dans le même temps les individus qui ne parviennent pas à les surmonter et à se conformer à ce qui serait la bonne manière de vivre sa vie, occuper un emploi, être « productif ». On presse particulièrement ces jeunes de « se mettre en mouvement » alors qu’ils sont dans une certaine mesure les moins à même de se conformer compte tenu de l’instabilité de leurs conditions de vie.

L’enjeu principal n’est pas de se concentrer sur ce que l’on présente comme leurs « manques », mais plutôt de remettre en question la manière dont est reléguée une frange de la population privée de reconnaissance et dont le mal-être et les difficultés sont appréhendés à travers la responsabilité individuelle de s’en sortir. Ce sont donc nos propres normes sociales qu’il va falloir interroger avant de presser ces jeunes à « se changer ». Ces derniers, y compris celles et ceux assumant leur situation NEEF, sont demandeurs de politiques publiques davantage adaptées à leurs besoins, moins stigmatisantes, et dont les modalités d’accès sont moins complexes.

Par Quentin Guatieri, docteur en sociologie à l’Université de Montréal.


NOTES

  1. NEET : Not in Education, Employment or Training en anglais.
  2. Maria-Eugenia Longo, Nicole Gallant, Aline Lechaume, Charles Fleury, Nathalie Vachon, Achille Kwamegni Kepnou et Marjolaine Noël, Portrait statistique des jeunes de 17 à 34 ans ni en emploi, ni aux études, ni en formation (NEEF) au Québec. Dix stéréotypes à déconstruire, Québec, Institut national de la recherche scientifique (INRS), 2020.
  3. Quentin Guatieri, Inverser le regard sur la catégorie NEET : rapport à la normativité du travail, à la méritocratie, et à la réussite des jeunes ni aux études ni en emploi au Québec, thèse de doctorat en sociologie, Université de Montréal, 2023, <https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/27853>.
  4. Maria-Eugenia Longo et al., op.cit.
  5. Isabelle Dubé, « Pénurie de main-d’œuvre : 750 000 jeunes se tournent les pouces », La Presse, 22 juillet 2019.
  6. Yolande Benarrosh, « Le travail : norme et signification », Revue du MAUSS, vol. 18, n° 2, 2011, p. 126-144.
  7. Axelle Brodiez-Dolino, « La pauvreté comme stigmate social. Constructions et déconstructions », Métropolitiques, 7 janvier 2019.
  8. C’est-à-dire des emplois aux horaires irréguliers, fragmentés, rémunérés le plus souvent au salaire minimum et dont les tâches sont particulièrement répétitives. Voir par exemple Yannick Noiseux, « Le travail atypique au Québec. Les jeunes au cœur de la dynamique de précarisation par la centrifugation de l’emploi », Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, vol. 7, n° 1, 2012, p. 28–54.
  9. La Presse canadienne, « Un rapport de Statistique Canada nuance l’ampleur de la pénurie de main-d’œuvre », Radio-Canada, 27 mai 2023.
  10. Ibid.
  11. Stéphane Moulin, « L’émergence de l’âge adulte : de l’impact des référentiels institutionnels en France et au Québec », SociologieS, 2012, <http://journals.openedition.org/sociologies/3841>.
  12. Pierre Noreau, Emmanuelle Bernheim, Pierre-Alain Cotnoir, Pascale Dufour, Jean-Herman Guay, Shauna Van Praagh, Droits de la personne et diversité. Rapport de recherche remis à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, décembre 2015.
  13. Ibid., p. 70.
  14. NDLR. « Assisté » réfère à « assisté social » et « BS  à « être sur le bien-être social », deux anciennes formules pour désigner les personnes bénéficiant de programmes d’aide sociale.
  15. Isabelle Porter, « À peine 3 % de “fraudes à” l’aide sociale », Le Devoir, 8 septembre 2014.
  16. Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention, Paris, Gallimard, 2007.

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