L’essor du mouvement « Idle no more » illustre le retour des résistances autochtones dans le paysage politique et social du Canada et du Québec. Amorcé en octobre dernier en Saskatchewan, ce mouvement de masse confronte le gouvernement fédéral, notamment le projet de loi C-45. Une véritable mobilisation communautaire est à l’œuvre dans plusieurs régions, résultant d’initiatives à la base, et non d’une stratégie établie par des organisations établies comme l’Assemblée des Premières Nations (qui appuie quand même les actions, ce qui fait penser à des processus citoyens récents comme le mouvement « Occupy » ou encore aux Carrés rouges.
Les enjeux
Le projet C-45 est vu par les autochtones comme un moyen d’affaiblir leurs capacités (déjà limitées) de résister à l’envahissement de leurs terres et à l’exploitation des ressources. Aux yeux des communautés, il s’ajoute à une longue série de mesures et de législations mises de l’avant pour détruire leur autonomie. Dans les cercles néoconservateurs, les autochtones sont vus comme une sorte de résidu d’un passé révolu. Leur avenir, s’ils en ont un, est de s’« assimiler » à la société canadienne. Même si ce déni a commencé antérieurement au présent gouvernement, les processus de destruction de la culture et de l’identité autochtone s’est exacerbé sous Harper.
Cependant, ce serait une erreur de penser que la confrontation est seulement une question idéologique. Dans la stratégie actuelle tant au sein du gouvernement conservateur que parmi les élites économiques, l’occupation des territoires du nord et de l’ouest est une pièce centrale dans une vaste entreprise de « recentrage » de l’économie canadienne qui doit, selon les dires du Premier Ministre, devenir une « superpuissance énergétique ». On comprend dès lors que les autochtones sont un obstacle. Il est même incongru de ce point de vue de les aider à se sortir de la situation qu’on constate à Attawapiskat et ailleurs, où abondent des conditions déplorables en matière de santé, de logement, d’accès à l’eau potable, d’emploi, d’éducation, etc.
Un conflit qui vient de loin
Pour mieux comprendre la profondeur de la crise actuelle, il faut brièvement revenir en arrière. Au tournant du 16ième siècle, les colons français bousculaient les communautés autochtones, ce qui a déclenché une longue résistance menée par les populations des rives sud et nord du Saint-Laurent. Par nécessité plutôt que par vertu, la France a fini par concéder un certain partage du territoire, ce qui a mené à la « grande paix » (1704) qui permit à une étonnante alliance franco-indienne de résister à l’Empire britannique.
Mais au 18ième siècle, l’Empire britannique s’est imposé et plus tard, le processus de colonisation s’est intensifié. L’économie fut construite sur le pillage des ressources et la subjugation des autochtones et des canadiens français. En 1837, les Patriotes se révoltèrent. Leur projet était républicain et demandait la démocratie en réclamant pour les autochtones les mêmes droits que pour tout le monde. Mais l’Empire était trop fort et ce fut la défaite. Par la suite, l’État colonial a cherché à consolider l’occupation du territoire dans l’Ouest où résidaient d’importantes communautés autochtones dont les « Métis » de la Saskatchewan et du Manitoba. Leur résistance fut également vaincue dans le sang.
En 1867, le Canada émergea comme une entité étatique semi-indépendante. L’élite anglo-canadienne se sentait partie prenante de l’Empire et adopta dans une large mesure ses politiques de « divide and rule ». Les populations dominées furent fragmentées et des élites cooptées. Les communautés autochtones furent confinées dans des réserves via des traités négociés d’une manière qui leur était généralement défavorable.
Après la Deuxième Guerre mondiale, le capitalisme canadien s’est mis en phase avec l’Empire américain qui avait grand besoin des ressources, d’où dans les années 1950-60 plusieurs méga projets dans les domaines de l’hydro électricité et du pétrole. Entre-temps l’État fédéral au nom de la « modernisation » aspirait à réduire l’autonomie des communautés autochtones tout en refusant de reconnaître la réalité coloniale du rapport aux autochtones.
Nouvelles confrontations
Dans les années 1970, l’État fédéral fut mis à mal par le mouvement social et national au Québec. Du côté québécois, la relation avec les autochtones demeurait ambigüe. Il y avait une aspiration nationale commune, mais les démarcations ne furent jamais évidentes sur la question du territoire. Le PQ voulait construire un projet national québécois dans le cadre du capitalisme nord-américain, ce qui impliquait le contrôle sur les ressources. Cependant, il y eut des concessions parce que d’un côté comme de l’autre, il était nécessaire de faire face à l’État fédéral.
Des autochtones se mobilisèrent, notamment les Cris, qui finirent par obtenir un espace de négociation et d’imposer la Convention de la Baie James, qui leur concédait certains pouvoirs de même que des ressources financières en échange de la possibilité pour le Québec de continuer les grands projets hydro-électriques. Cette nouvelle réalité relança les résistances autochtones dans le reste du Canada qui espéraient obtenir ce que les Cris avaient réussi à imposer. Mais dans l’ouest et en Ontario, le blocage fut quasi-total. Des négociations s’éternisèrent et n’aboutirent à rien dans la plupart des cas.
Après la défaite du projet souverainiste québécois dans les années 1990, de nouvelles confrontations furent engagées. La crise d’Oka ouvrit un cycle de résistances dans plusieurs communautés autochtones périurbaines. Des actions de masse comme des blocages de routes se multiplièrent en Ontario, dans le nord du Québec et ailleurs. Entre-temps, le « développement » des ressources dans le nord devint un impératif pour le capitalisme canadien aligné de plus en plus sur les États-Unis. Les autochtones et l’Assemblée des Premières Nations furent poussées dans le coin d’où leur opposition au projet de réforme de la constitution dont ils étaient exclus (accord dit du Lac Meech).
Finalement en 2006, Stephen Harper entreprit de mettre de l’avant son projet de refonder l’État canadien autour d’un capitalisme « pur et dur » doté d’une armature religieuse conservatrice. Tel qu’évoqué au début, les nations autochtones n’existent pas dans cet imaginaire néoconservateur, au-delà d’images folklorisées. Les revendications territoriales sont inacceptables. Plus encore, le système des administrations autochtones doit être démantelé. Pour justifier ce tournant, le gouvernement avec l’appui des médias déclenche une vaste campagne de dénigrement. Pour autant, les peuples autochtones persistent et signent, comme la nation attikamekw qui bloque des routes sur ses territoires pour limiter l’accès des exploitants aux ressources forestières.
Partir de la réalité autochtone
Aujourd’hui, les autochtones occupent une place particulière, mais non unique, dans le dispositif stratégique mis en place par l’État canadien. En théorie en tout cas, cette réalité indique qu’une convergence entre le mouvement autochtone et le mouvement populaire au Québec et au Canada est nécessaire. Mais on le sait, les obstacles sont importants. D’emblée, les mouvements sociaux doivent partir de la réalité coloniale structurée par les États et imposée aux peuples autochtones. La revendication autochtone n’est pas seulement pour réclamer de meilleures conditions et même des droits, mais pour briser le rapport qui continue de les subjuguer comme peuples. À un autre niveau, il faut accepter que les Blancs, y compris le peuple québécois, ne sont pas « propriétaires » du territoire. Il n’y a pas de relation durable qui ne parte de cette réalité, ce qui impose de dialoguer de peuple souverain à peuple souverain, d’égal à égal.
Une bataille opiniâtre
On le sait et on le voit, imposer un tel dialogue d’égal à égal n’est pas une mince tâche. Les élites et les politiques étatiques tentent toujours de diviser par la démagogie, le mensonge et la cooptation. Mais dans l’histoire récente, il y a eu des luttes et des convergences. Souvenons-nous de la campagne courageuse du Réseau de solidarité avec les autochtones au moment de la crise d’Oka, ou encore aux interventions persistantes de la Ligue des droits et libertés. Encourageons-nous du fait que des intellectuels, des artistes, des enseignants blancs et autochtones réussissent à se mettre ensemble pour éveiller et éduquer, comme la revue Recherches amérindiennes, le Festival « Présence autochtone »), sans compter les initiatives étudiantes qui abondent à l’UQAM et à Concordia, de même qu’au campus de Val d’Or de l’UQAT par exemple. Ces efforts sont admirables pour changer la perception du « peuple invisible », selon la belle et triste expression du poète et cinéaste Richard Desjardins.
Aujourd’hui, il faut aller plus loin. Est-ce faisable ? À une échelle modeste, c’est ce que des citoyens de Villeray à Montréal ont fait durant l’été 2010 en lien avec un projet de la communauté inuite (réhabilitation d’un hôpital), et cette action a suscité un vif débat. Sur un registre politique, c’est exactement ce que Françoise David vient de dire en appui aux actions d’Idle no More et en opposition aux politiques de Harper qui mènent à « l’érosion des normes environnementales, l’exploitation accélérée des ressources naturelles, au non-respect de la souveraineté des nations autochtones » (11 décembre 2012).
Pour vraiment concrétiser tout cela, on peut écouter les populations autochtones. Comme l’explique Dalie Giroux (dans un article à paraître dans le numéro 9 des NCS), celles-ci ont une autre conception du monde. La présence humaine sur la terre n’est pas séparée de cette terre. Les humains sont une composante d’une réalité plus vaste où ils coexistent dans une dépendance mutuelle et perpétuelle avec les autres formes de vie et même de non-vie. Cette nécessaire solidarité, c’est ce que veulent dire les Quechuas et les Aymaras des Andes par la PACHAMAMA, un terme qu’on a de la difficulté à traduire (la « terre-mère »). Les diverses réalités, l’humain, la vie non-humaine et l’environnement naturel, ne peuvent se développer dans la conflictualité. Cette idée, qui semblait ésotérique il n’y a pas si longtemps, resurgit dans un monde où la voix des autochtones résonne de plus en plus fortement.
Pierre Beaudet est membre des NCS et Geneviève Beaudet est militante pour les droits autochtones.