Pour un écosocialisme transenvironnemental, Nancy Fraser, extraits d’un texte paru dans New Left Review, janvier 2021
La politique climatique est passée sur le devant de la scène. Alors même que persistent des poches de négationnisme, des acteurs politiques de tout bord se mettent au vert. Une nouvelle génération de jeunes militants insiste pour que nous cessions d’éluder la menace mortelle que représente le réchauffement de la planète. Reprochant aux aînés de leur voler leur avenir, ces militants revendiquent le droit et la responsabilité de prendre toutes les mesures nécessaires pour sauver la planète. Dans le même temps, les mouvements pour la décroissance gagnent en force. Convaincus que le mode de vie consumériste nous conduit à l’abîme, ils cherchent à transformer les modes de vie. De même, les communautés autochtones du Nord et du Sud ont reçu un soutien plus large pour des luttes reconnues depuis peu comme écologiques. Longtemps engagées dans la défense de leurs habitats et de leurs moyens de subsistance contre l’invasion coloniale et l’extractivisme des entreprises, elles trouvent aujourd’hui de nouveaux alliés parmi ceux qui cherchent des moyens non instrumentaux d’entrer en relation avec la nature. Les féministes, elles aussi, insufflent une nouvelle urgence à des préoccupations écologiques de longue date. Posant des liens psychohistoriques entre la gynophobie et le mépris de la Terre, elles se mobilisent pour des formes de vie qui soutiennent la reproduction, tant sociale que naturelle. Parallèlement, une nouvelle vague d’activisme antiraciste inclut l’injustice environnementale parmi ses cibles.
L’écopolitique est devenue en un mot omniprésente. Le changement climatique n’est plus la propriété exclusive de mouvements environnementaux autonomes, il apparaît désormais comme une question urgente sur laquelle chaque acteur politique doit prendre position. Incorporé dans une multitude d’agendas concurrents, le problème est diversement infléchi en fonction des différents engagements avec lesquels il est en compagnie. Le résultat, sous un consensus superficiel, est un dissensus bouillonnant. D’une part, un nombre croissant de personnes considèrent aujourd’hui le réchauffement climatique comme une menace pour la vie telle que nous la connaissons sur la planète Terre. D’autre part, ils ne partagent pas une vision commune des forces sociétales qui alimentent ce processus ni des changements sociétaux nécessaires pour l’arrêter. Ils sont d’accord (plus ou moins) sur la science, mais ne s’entendent pas (plus ou moins) sur la politique.
Dans cette situation, la sauvegarde de la planète passe par la construction d’une contre-hégémonie. Ce qu’il faut, c’est transformer l’actuelle cacophonie d’opinions en un sens commun écopolitique qui pourrait orienter un projet de transformation largement partagé. Il est certain qu’un tel sens commun doit trancher dans la masse des opinions contradictoires et identifier exactement ce qui, dans la société, doit être changé pour arrêter le réchauffement de la planète — en reliant effectivement les résultats de la science du climat qui font autorité à un compte rendu tout aussi autorisé des moteurs sociohistoriques du changement climatique. Pour devenir contre-hégémonique, cependant, un nouveau sens commun doit transcender le « simple environnement ». En s’attaquant à l’ampleur de notre crise générale, il doit relier son diagnostic écologique à d’autres préoccupations vitales, notamment l’insécurité des moyens de subsistance et le déni des droits du travail, le désinvestissement public de la reproduction sociale et la sous-évaluation chronique du travail de soin, l’oppression ethno-raciale-impériale et la domination de genre et de sexe, la dépossession, l’expulsion et l’exclusion des migrants, la militarisation, l’autoritarisme politique et la brutalité policière. Ces préoccupations sont intimement liées au changement climatique et exacerbées par celui-ci, c’est certain, mais le nouveau bon sens doit éviter l’« écologisme » réducteur. Loin de considérer le réchauffement climatique comme un atout qui l’emporte sur tout le reste, il doit faire remonter cette menace à des dynamiques sociétales sous-jacentes qui alimentent également d’autres aspects de la crise actuelle. Ce n’est qu’en abordant toutes les facettes majeures de cette crise, qu’elles soient « environnementales » ou non et en révélant les liens qui les unissent, que nous pourrons commencer à construire un bloc contre-hégémonique qui soutienne un projet commun et possède le poids politique nécessaire pour le poursuivre efficacement.
Dans ce qui suit, je déploie une hypothèse à trois niveaux différents, qui se complètent et se renforcent mutuellement. Tout d’abord, au niveau structurel, je soutiens que le capitalisme bien compris recèle une contradiction écologique profondément ancrée, qui l’incline de manière non accidentelle à la crise environnementale. Cependant, loin d’être isolée, je prétends que cette contradiction est imbriquée dans plusieurs autres tout aussi endémiques au capitalisme, et qu’elle ne peut être traitée de manière adéquate en faisant abstraction d’elles. Passant ensuite au registre historique, je trace les formes spécifiques que la contradiction écologique du capitalisme a prises dans les différentes phases du développement du système, jusqu’à aujourd’hui inclusivement. Contre l’écologisme à enjeu unique, cette histoire révèle l’enchevêtrement omniprésent de l’éco-crise et de la lutte écologique avec d’autres courants de crise et de lutte, dont ils n’ont jamais été totalement séparables dans les sociétés capitalistes. Enfin, au niveau politique, je soutiens que l’écopolitique d’aujourd’hui doit transcender le « simple environnement » en devenant anti-systémique à tous les niveaux. En soulignant l’imbrication du réchauffement climatique avec d’autres facettes urgentes de notre crise générale, je prétends que les mouvements verts devraient devenir trans-environnementaux, en se positionnant comme participants d’un bloc contre-hégémonique émergent, centré sur l’anticapitalisme, qui pourrait, au moins en principe, sauver la planète.
Plus qu’une manière d’organiser la production et l’échange économiques, le capitalisme est aussi une façon d’organiser la relation de la production et de l’échanger à leurs conditions de possibilité non économiques. Il est bien compris dans de nombreux milieux que les sociétés capitalistes institutionnalisent un domaine « économique » — le domaine d’une abstraction particulière connue sous le nom de « valeur » — où les marchandises, produites par des moyens privés par des travailleurs salariés exploités, sont vendues sur des marchés où les prix sont fixés par des entreprises privées dans le but de générer des profits et d’accumuler du capital. Ce que l’on oublie souvent cependant, c’est que ce domaine est constitutivement dépendant — on pourrait dire le parasite — d’une foule d’activités sociales, de capacités politiques et de processus naturels qui sont définis dans les sociétés capitalistes comme non économiques. N’ayant aucune « valeur » et placés en dehors de celle-ci, ils constituent les présupposés indispensables de l’économie. Il est certain que la production de marchandises est inconcevable sans les activités non rémunérées de reproduction sociale qui forment et soutiennent les êtres humains qui effectuent le travail salarié. Cette production ne pourrait pas non plus exister sans les processus naturels qui assurent la disponibilité des intrants vitaux, notamment les matières premières et les sources d’énergie. Enfin, le profit ou le capital ne seraient pas non plus possibles sans les ordres juridiques, les forces répressives et les biens publics qui sous-tendent la propriété privée et l’échange contractuel. Conditions essentielles d’une économie capitaliste, ces instances non économiques ne sont pas extérieures au capitalisme, mais en font partie intégrante. Les conceptions du capitalisme qui les omettent sont idéologiques. Assimiler le capitalisme à son économie revient à répéter comme un perroquet la propre compréhension économiste du système — et donc à manquer l’occasion de l’interroger de manière critique. Pour obtenir une perspective critique, nous devons considérer le capitalisme au sens large — comme un ordre social aligné sur les institutions qui englobe non seulement l’économie, mais aussi les activités, les relations et les processus, définis comme « non économiques », qui rendent « l’économie » possible.
Plus qu’une relation au travail, le capital est donc aussi une relation à la nature — une relation prédatrice et extractive, qui consomme toujours plus de richesse biophysique afin d’accumuler toujours plus de « valeur », tout en ignorant les « externalités » écologiques. Ce qui s’accumule également, et ce n’est pas un hasard, est une montagne toujours plus haute d’épaves écologiques : une atmosphère inondée d’émissions de carbone ; des températures en hausse, des plateaux de glaces polaires qui s’effritent, des mers qui montent et qui sont encombrées d’îlots de plastique ; des extinctions massives, une biodiversité en déclin, des migrations d’organismes et d’agents pathogènes dues au climat, une augmentation des zoonoses et des virus mortels ; de super-tempêtes, des méga-grèves, des essaims de criquets géants, des feux de forêt géants, des inondations titanesques ; des zones mortes, des terres empoisonnées et un air irrespirable. Systématiquement préparée à « freerider » sur la nature qui ne peut pas vraiment s’autorégénérer sans limite, l’économie du capitalisme est toujours sur le point de déstabiliser ses propres conditions écologiques.
Il s’agit en fait d’une contradiction écologique logée au cœur de la société capitaliste — la relation qu’établit cette société entre l’économie et la nature. Ancrée au plus profond de la structure du système, cette contradiction se résume en quatre mots D : dépendance, division, désaveu et déstabilisation. En bref, la société capitaliste rend l’« économie » dépendante de la « nature », tout en les divisant ontologiquement. En autorisant l’accumulation sans fin de la valeur, tout en définissant la nature comme n’y participant pas, cet arrangement programme l’économie pour qu’elle renie les coûts de reproduction écologique qu’elle génère. À mesure que ces coûts augmentent de façon exponentielle, ils ont pour effet de déstabiliser les écosystèmes et, périodiquement, de perturber l’ensemble de l’édifice de la société capitaliste. En ayant simultanément besoin de la nature et en la bafouant, le capitalisme est un cannibale qui dévore ses propres organes vitaux, comme un serpent qui mange sa propre queue.
Dire que le problème écologique du capitalisme est structurel revient à affirmer que nous ne pouvons pas sauver la planète sans désactiver certaines caractéristiques fondamentales de notre ordre social. Ce qu’il faut avant tout, c’est arracher le pouvoir de dicter notre relation à la nature à la classe qui le monopolise actuellement, afin que nous puissions commencer à réinventer cette relation depuis le début. Pour cela, il faut toutefois démanteler le système qui sous-tend leur pouvoir : les forces militaires et les formes de propriété, l’ontologie pernicieuse de la « valeur » et la dynamique implacable de l’accumulation, qui contribuent ensemble au réchauffement de la planète. L’écopolitique doit être en somme anticapitaliste.
La relation entre « l’économique » et « le politique » dans la société capitaliste présente une contradiction analogue. D’une part, une économie capitaliste s’appuie nécessairement sur une foule de soutiens politiques : des forces de sécurité répressives qui contiennent la dissidence et font respecter l’ordre ; des systèmes juridiques qui garantissent la propriété privée et autorisent l’accumulation ; de multiples biens publics qui permettent aux entreprises privées de fonctionner de manière rentable. En l’absence de ces conditions politiques, une économie capitaliste ne pourrait exister. Cependant, la manière dont le capitalisme relie l’économie à la politique est également déstabilisante. En séparant le pouvoir privé du capital du pouvoir public des États, cet arrangement incite le premier à évider le second. Les entreprises dont la raison d’être est l’accumulation sans fin ont toutes les raisons d’échapper aux impôts, d’affaiblir la réglementation, de privatiser les biens publics, de délocaliser leurs opérations — et donc de saper les conditions politiques préalables à leur propre existence. Le cannibale étant à nouveau prêt à dévorer ses propres conditions préalables, une tendance à la crise politique est installée au cœur même de la société capitaliste.
L’écologie est également liée, enfin, à la division constitutive du capitalisme entre exploitation et expropriation. Correspondant approximativement à la ligne de couleur mondiale, cette division sépare les populations dont le capital absorbe les coûts de reproduction sociale, par le paiement de salaires, de celles dont il s’empare simplement du travail et de la richesse, sans compensation. Alors que les premiers sont positionnés comme des citoyens libres et détenteurs de droits, capables d’accéder à (au moins un certain niveau de) protection politique, les seconds sont constitués en sujets dépendants ou non libres, asservis ou colonisés, incapables de faire appel à la protection de l’État et dépourvus de tout moyen d’autodéfense. Cette distinction a toujours été au cœur du développement capitaliste, depuis l’époque de l’esclavage racialisé des esclaves du Nouveau Monde jusqu’au néo-impérialisme postcolonial et à la financiarisation, en passant par le colonialisme de droit direct. Dans chaque cas, l’expropriation de certains a servi de condition favorable désavouée à l’exploitation rentable d’autres personnes.
L’histoire du capitalisme peut être considérée comme une séquence de régimes socioécologiques d’accumulation, ponctuée de crises de « développement » propres à chaque régime, chacune d’entre elles étant provisoirement résolue par le régime qui lui succède, lequel génère à son tour une crise du développement. Il est indéniable que la division économie-nature a muté plusieurs fois au cours de l’histoire du capitalisme, tout comme l’organisation de la nature. L’objectif principal de cette section est d’illustrer ces mutations et les dynamiques de crise qui les sous-tendent. La carrière historique de la contradiction écologique du capitalisme s’étend sur quatre régimes d’accumulation : la phase capitaliste mercantile du XVIe au XVIIIe siècle ; le régime libéral-colonial du XIXe et du début du XXe siècle ; la phase étatique du deuxième tiers du XXe siècle et le régime actuel du capitalisme financiarisé. Dans chacune de ces phases, la relation économie-nature a pris une forme différente, tout comme les phénomènes de crise qu’elle a générés. Chaque régime a également précipité des types distincts de luttes pour la nature. Pourtant, une chose est restée constante. Dans chaque cas, l’éco-crise et l’éco-guerre ont été profondément enchevêtrées avec d’autres courants de crises et de luttes, également ancrés dans les contradictions structurelles de la société capitaliste.
La temporalité de la contradiction écologique du capitalisme peut ne pas être « simplement » développementale. Derrière la tendance du système à précipiter une série sans fin de crises spécifiques à un régime se cache quelque chose de plus profond et de plus inquiétant : la perspective d’une crise d’époque, enracinée dans des siècles d’émissions croissantes de gaz à effet de serre, dont le volume dépasse désormais les capacités de séquestration de la Terre. La progression trans-régime du réchauffement climatique laisse présager une crise d’un autre ordre. S’accumulant de manière implacable à travers toute la séquence des régimes et des natures historiques, le changement climatique offre la continuité perverse d’une bombe à retardement, qui pourrait mettre un terme ignoble à la phase capitaliste de l’histoire humaine, voire à l’histoire humaine tout court.
Parler de crise d’époque ne signifie pas pour autant annoncer l’effondrement imminent. Cela n’exclut pas non plus l’avènement d’un nouveau régime d’accumulation qui pourrait gérer provisoirement ou différer temporairement la crise actuelle. La vérité est que nous ne pouvons pas savoir avec certitude si le capitalisme a d’autres tours dans sa manche extrêmement inventive qui pourraient éviter le réchauffement climatique, au moins pour un certain temps, et si oui, pour combien de temps. Nous ne savons pas non plus si les partisans du système pourraient inventer, vendre et mettre en œuvre ces astuces assez rapidement, étant donné qu’ils, et nous, sommes engagés dans une course contre la montre avec Nature ! Ce qui est clair, c’est que tout ce qui est plus qu’un palliatif provisoire nécessiterait une profonde réorganisation du lien entre l’économie et la nature, en limitant sévèrement, voire en abolissant les prérogatives du capital.