Julia Posca
Chercheuse à l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS)
En 2018, après des décennies à être gouverné presque uniquement par des avocats, le Québec s’est finalement donné un homme d’affaires comme premier ministre. Le fait ne peut être qu’anecdotique. Effectivement, en fondant la Coalition Avenir Québec (CAQ) en 2011, François Legault souhaitait mettre de côté les enjeux constitutionnels et rallier tant les souverainistes que les fédéralistes à la cause de la création de richesse, qui à ses yeux faisait défaut au Québec. Quatre priorités avaient alors été déterminées : d’abord et avant tout, l’éducation; ensuite, « assurer la vitalité de notre culture »; puis, « accroître la performance de nos services publics »; et enfin, « créer une économie de propriétaires et non de succursales »1.
Dès sa première participation à une élection générale, la CAQ s’est présentée comme le parti de l’économie. L’année suivante, Legault dévoilait sa proposition phare en matière économique : le Projet Saint-Laurent, qui visait à « hausser, d’ici dix ans, de 10 milliards, ou de 50 %, les investissements annuels des entreprises au Québec afin de rejoindre la moyenne canadienne » et de « miser sur l’innovation plutôt que sur les ressources naturelles pour rattraper le niveau de vie du reste du Canada. […] L’indépendance, ça commence par l’indépendance économique et, actuellement, le Québec est plus pauvre que les autres provinces », affirma le chef de la coalition lors du dévoilement du projet en 2013, sans toutefois présenter le contenu précis de ce projet2.
Mais l’opinion publique ne semblait pas s’émouvoir d’un tel discours à saveur de nationalisme économique. Tant à l’élection de 2012 qu’à celle de 2014, malgré une percée appréciable, le parti arriva chaque fois bon troisième. L’intérêt pour la CAQ grandissait, mais son rendez-vous avec l’histoire n’était pas encore arrivé.
Pour remporter la mise, François Legault devait changer de stratégie sans toutefois remiser son veston d’entrepreneur. En 2018, quatre ans après que Philippe Couillard eût étrenné en campagne électorale son trio économique (Carlos Leitao, Martin Coiteux et Jacques Daoust), la CAQ présentait une « escouade » économique formée de pas moins de 36 candidats et candidates ayant « une expérience d’entrepreneuriat, de gestion d’entreprises ou de développement économique3 ». En mettant de l’avant des propriétaires de petites entreprises, des administrateurs d’instances régionales ou municipales et des cadres du secteur privé, la CAQ montrait qu’elle souhaitait être la voix d’une petite bourgeoisie locale qui n’avait de bourgeoises que les aspirations.
Le chef de la Coalition Avenir Québec, parti issu de la fusion en 2011 avec l’Action démocratique du Québec, entendait cependant se présenter plus que jamais comme le défenseur d’une culture québécoise en péril. Dans la foulée des débats sur les accommodements raisonnables et la laïcité de l’État, François Legault se rangea à partir de 2014 dans le camp des partisans de l’interdiction du port de signes religieux pour les personnes en position d’autorité dans l’appareil de l’État. Puis en 2016, il commença à prôner l’instauration d’un « test des valeurs » à faire passer aux nouvelles et nouveaux arrivants. Le nationalisme était plus que jamais identitaire à la CAQ. Le message résonna chez l’électorat qui, le 1er octobre 2018, choisit de tourner le dos aux « vieux » partis en votant pour le « changement », cette bonne vieille option aux contours malléables.
Après un an et demi au pouvoir, Legault faisait le point avec le journaliste Alec Castonguay. Sa plus grande réussite ? « La fierté d’être québécois augmente. […] On a de grandes ambitions pour le Québec et, pour les réaliser, il faut d’abord être une famille qui travaille ensemble. […] On doit être soudés par une base commune : notre langue, nos valeurs, ce qu’on est. Ce n’est pas être raciste que de souhaiter protéger cette base commune », avait-il alors affirmé4.
Champ libre à l’entreprise privée
Les 18 premiers mois du gouvernement caquiste ont ainsi été marqués par un agenda législatif qui fut tout sauf vraiment économique : rehaussement de l’âge légal pour acheter du cannabis, instauration d’un taux unique de taxation scolaire, mise sur pied des maternelles 4 ans, interdiction du port de signes religieux par les employé·e·s de l’État en position d’autorité, adoption de la réforme de l’immigration (combinée à une baisse du nombre d’immigrantes et d’immigrants admis), abolition des commissions scolaires, libéralisation de l’industrie du taxi, et enfin réforme de la Régie de l’énergie.
Jusqu’ici, le programme économique de la CAQ semble s’être limité à ce souhait, répété comme un mantra, « d’éliminer l’écart de richesse existant actuellement entre le Québec et ses principaux partenaires et voisins. Nous voulons accroître notre richesse en augmentant le potentiel de croissance économique annuelle du Québec à 2 %, et ainsi renforcer notre autonomie financière au sein du Canada5 ».
Pour atteindre cet objectif, la CAQ a entrepris de réduire progressivement le fardeau fiscal des particuliers. Le plus récent budget prévoyait par exemple de poursuivre la diminution de la taxe scolaire. Soulignons tout de même qu’il prévoyait aussi une légère hausse des budgets de la santé, des services sociaux et de l’éducation, une hausse censée permettre d’offrir plus de services à la population, notamment en créant de nouvelles places en garderie. Le budget 2020-2021 comprenait en outre une kyrielle de mesures de soutien au secteur privé (crédits d’impôt, allègements fiscaux, soutien à la recherche innovante, etc.) devant contribuer à améliorer la productivité du Québec et à gonfler son PIB.
Totalisant des investissements d’un peu plus d’un milliard de dollars étalés sur six ans, ces mesures s’apparentent toutefois davantage à du « saupoudrage » qu’à une politique industrielle structurante. Mise en place du crédit d’impôt à l’investissement et à l’innovation, instauration de la déduction incitative pour la commercialisation des innovations, bonification des crédits d’impôt à la recherche et développement, etc. : on y décèle une volonté de stimuler l’investissement et de générer de la croissance à coups d’incitatifs financiers et de réduction du fardeau fiscal des entreprises.
Si l’on quitte le terrain budgétaire, on remarquera que Legault s’est toujours rangé du côté du patronat et n’a jamais vraiment osé tenir tête au grand capital. Des exemples ? Plus d’un an après le début du lockout des employés de l’Aluminerie de Bécancour, l’ancien PDG d’Air Transat a ouvertement pris position pour l’employeur en affirmant que « le syndicat, étant donné les salaires très importants, pourrait faire des concessions6 ». À plusieurs reprises pendant la pandémie de COVID-19, le premier ministre a aussi utilisé sa conférence de presse quotidienne pour critiquer les actions ou les positions des centrales syndicales ou de syndicats représentant du personnel de la santé, profitant ainsi de sa tribune pour dépeindre négativement les organisations de salarié·e·s.
Sa position sur le salaire minimum est aussi très claire : il s’est toujours opposé à ce qu’il soit augmenté de manière substantielle, en prétextant comme les représentants du milieu des affaires, les associations patronales et la plupart des économistes qu’une telle mesure entraînerait des pertes d’emploi7. Au débat des chefs en 2018, il avait expliqué qu’« il faut y aller progressivement. On veut tous l’augmenter mais ce qui est important, c’est surtout de créer des emplois à 25, 30, 40 $ l’heure, c’est ça qui manque au Québec8 ».
Fervent adepte du dogme de la croissance économique, le premier ministre s’est en outre rendu à deux reprises au Forum de Davos, soit en 2019 et en 20209, mais il ne s’est rendu ni à la COP24 qui se tenait à Katowice en Pologne en 201810 ni à la COP25 à Madrid, où il s’est contenté d’envoyer son ministre de l’Environnement11.
La primauté qu’accorde François Legault à « l’économie » au détriment de l’environnement est d’ailleurs apparue évidente lorsqu’il s’est adressé au Conseil des affaires canado-américaines à Washington en mai 2019. Alors que persistait le conflit commercial entre les États-Unis et la Chine, cette dernière étant un important fournisseur de matières premières, il avait livré ce message : « Il y a plusieurs gisements au Québec qui n’attendent que des investisseurs américains pour être développés12 ». À ce propos, le gouvernement a récemment revu le rôle d’Investissement Québec afin, notamment, d’accroître les investissements étrangers réalisés en sol québécois13.
En somme, la CAQ endosse parfaitement l’idée typiquement néolibérale selon laquelle un gouvernement doit mettre en place les conditions pour que des entreprises – nationales ou pas – « créent de la richesse », même si cela doit se faire au détriment des salarié·e·s et de la nature.
Or, dans ce jeu du libre-marché, le protectionnisme a rarement sa place. Si, par le passé, Legault a critiqué le Parti libéral pour son incapacité à protéger les fleurons du Québec inc., tout porte aujourd’hui à croire qu’un gouvernement caquiste ne pourra faire mieux à ce chapitre. Depuis que les troupes de François Legault sont au pouvoir, l’entreprise Sico a délocalisé plusieurs de ses activités en Ontario (le premier ministre avait alors appelé au boycottage du fabricant de peinture); Air Transat a été achetée par Air Canada ; et le groupe Maurice, qui possède des résidences pour personnes âgées, a été vendu à des intérêts américains. Ironiquement, Legault avait à cette dernière occasion affirmé que le groupe faisait partie d’une « industrie qui n’est pas stratégique14 » pour la province (il a depuis évoqué la possibilité de nationaliser les CHSLD privés). Rappelons enfin que le premier ministre a soutenu la signature du nouvel ALENA – appelé ACEUM – dans lequel il voit un gain puisqu’il prévoit entre autres qu’aucun tarif douanier ne sera appliqué sur les exportations d’aluminium, une bonne nouvelle pour les entreprises québécoises du secteur15.
L’ancien homme d’affaires joue à fond la carte du nationalisme économique. Récemment, il évoquait la possibilité de voir dans les années à venir une forme de démondialisation en raison de la pandémie de COVID-19, et il se fait un devoir d’encourager l’achat local depuis le début de la crise. Or, cette doctrine se bute constamment à la réalité d’une économie mondiale qui est malgré tout fortement libéralisée. Et rien dans le contexte actuel ne laisse entrevoir un recul de la tendance oligopolistique de l’économie capitaliste. Comment fera alors Legault pour freiner les futures pertes de sièges sociaux ? Pourra-t-il s’opposer aux politiques fédérales qui vont à l’encontre des visées du gouvernement de la province ? Comment s’y prendra-t-il pour s’opposer aux implications concrètes des ententes de libre-échange ? Jusqu’ici, en tout cas, il s’en est montré incapable.
L’homme qui voulait être aux commandes
Là où François Legault se démarque de ses adversaires politiques, c’est peut-être davantage dans sa manière de faire de la politique. Dans tous les dossiers qu’a menés le premier ministre, les maîtres mots de l’action de l’État étaient : volonté populaire et efficacité. Les Québécoises et les Québécois veulent quelque chose ? Nous allons leur donner sans être inquiétés par les caprices du parlementarisme16. Impatient devant l’allongement de l’étude du projet de loi sur l’abolition des commissions scolaires, Legault avait par exemple invité les député·e·s de l’opposition à « aller dans les centres commerciaux pour demander aux gens s’ils souhaitent conserver les élections scolaires ou non17 ». Au diable les « parlementeries » ! Le ministre de l’Environnement Benoît Charrette s’est également illustré à ce chapitre en affirmant qu’il n’avait pas besoin de voir des études scientifiques pour se convaincre des bienfaits environnementaux qu’amènerait le projet d’un troisième lien routier entre Québec et Lévis18.
Le Parti québécois organisait des sommets pour consulter la société civile, tandis que le Parti libéral commandait des rapports à des experts pour justifier en amont ses politiques. Consulter, évaluer, juger : la CAQ, elle, n’a pas de temps à perdre avec de telles procédures bureaucratiques. L’action gouvernementale doit pour le premier ministre s’inspirer de la culture du monde des affaires, à commencer par le respect de la hiérarchie qui est typique des organisations à but lucratif. En effet, si l’on en croit ses proches collaborateurs, « François Legault aime être aux commandes. Il laisse ses ministres travailler, mais il n’est jamais loin19 ». Pas besoin de démocratie quand on a un « cheuf » dévoué.
La gestion de l’épidémie de COVID-19 a mis en évidence cette facette du premier ministre. Il semble se plaire dans sa posture de chef de l’État s’adressant directement à la population jour après jour pour rassurer et convaincre de sa bienveillance. On le sent satisfait de son rôle de « boss », comme l’a appelé le directeur national de la santé publique à quelques reprises. Il avait d’ailleurs paru agacé lorsque ce dernier avait omis de l’identifier comme « premier » ministre. Legault s’est battu fort pour atteindre la plus haute fonction publique qui soit, et il n’accepte pas qu’on lui enlève son titre, même involontairement. Il est l’exemple parfait de celui qui est parvenu20 : issu d’un milieu modeste, il s’est hissé au sommet de la société québécoise, une position qu’il a de surcroît ravie à l’élite québécoise traditionnelle. Il ne se la laissera pas reprendre de sitôt.
Au fond, c’est peut-être bien ça, la marque Legault : une croyance dans le mérite individuel qui se transpose dans une valorisation de la figure mythique de l’entrepreneur. Or, ce rêve d’une nation de propriétaires apparaîtra bien rapidement pour ce qu’il est : un discours qui permet de légitimer un ordre économique où il revient encore à une minorité de prendre les décisions qui ont un impact sur nos vies et notre devenir collectif. Dans un monde dominé par les corporations multinationales, les règles du jeu sont encore celles qu’édictent les représentants du grand capital et, avec la CAQ au pouvoir, il y a fort à parier que le Québec devra se contenter d’être une nation de succursales.
1 Tommy Chouinard, « Legault lance son mouvement », La Presse, 21 février 2011, <www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-quebecoise/201102/21/01-4372413-legault-lance-son-mouvement.php>.
2 Robert Dutrisac, « Legault rêve d’une “vallée de l’innovation” », Le Devoir, 25 mars 2013.
3 Guillaume Bourgault-Côté, « L’“escouade” économique de la CAQ », Le Devoir, 29 août 2018.
4 Alec Castonguay, « François Legault : Fierté retrouvée », L’Actualité, vol. 45, n° 01, janvier 2020.
5 Discours sur le budget. Budget 2020-2021, prononcé à l’Assemblée nationale par Éric Girard, ministre des Finances, le 10 mars 2020, p. 13, <http://www.budget.finances.gouv.qc.ca/budget/2020-2021/fr/documents/Budget2021_Discours.pdf>.
6 Francis Halin, « Aluminerie de Bécancour : un conflit de travail qui risque de mal tourner », Le Journal de Montréal, 1er avril 2019.
7 Michel Girard, « La bataille des gagne-petit », Le Journal de Montréal, 27 août 2018.
8 Tommy Chouinard, « Débat des chefs : Legault attaqué, Lisée fonce », La Presse, 13 septembre 2018.
9 Sylvain Larocque, « Legault et Trump au grand cirque de Davos », Le Journal de Montréal, 18 janvier 2020.
10 Jocelyne Richer, « Legault renonce à se rendre à la COP24 », Le Soleil, 29 octobre 2018.
11 Patrice Bergeron, « Québec prend part à la COP25 sans bilan de ses GES », Le Devoir, 9 décembre 2019.
12 Richard Hétu, « Hydroélectricité : Legault veut la “bénédiction” de l’administration Trump », La Presse, 23 mai 2019.
13 « Le gouvernement Legault lance sa réforme d’Investissement Québec », Radio-Canada, 12 juin 2019.
14 Hugo Pilon-Larose, « Groupe Maurice : Legault parle d’une industrie non stratégique », La Presse, 4 juin 2019.
15 Guillaume Bourgault-Côté, « L’ACEUM divise Legault et Blanchet », Le Devoir, 14 décembre 2019.
16 Michel C. Auger, « Quand la CAQ élimine les contre-pouvoirs », Radio-Canada, 5 novembre 2019.
17 Patrice Bergeron et Jean Philippe Angers, « Le projet de loi 40 adopté sous bâillon », Le Devoir, 8 février 2020.
18 Carl Marchand, « Benoit Charette n’a pas besoin d’études pour être convaincu du 3e lien », Radio-Canada, 7 octobre 2019.
19 Castonguay, op. cit.
20 Julia Posca, Le manifeste des parvenus, Montréal, Lux, 2018.