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Laïcité et liberté de religion

Le débat sur le projet de laïcité de l’État, malencontreusement appelé charte des valeurs québécoises, a donné lieu à plusieurs dérives démagogiques, dont celle voulant que le projet présenté par le ministre Bernard Drainville viole la liberté de religion. Voici des contre-arguments ‑ trop peu entendus ‑ aux prétentions voulant qu’on ne peut légitiment refuser à des employéEs de l’État le privilège d’afficher ostensiblement leurs croyances et valeurs religieuses au travail.

1. Ce sont les institutions qui doivent être laïques, pas les individus. Ne pas porter de signes religieux ostentatoires n’a pas pour effet de « laïciser » l’individu ni de faire de lui un mécréant ou un apostat: il demeure ce qu’il est. Mais toute entreprise est légitimée d’exiger un code vestimentaire. Parfois, ce code va jusqu’au port d’un costume destiné à soutenir l’image de marque que veut projeter l’entreprise. L’image que veut afficher l’État laïque est celui de la neutralité religieuse. Cette neutralité commande de proscrire les signes d’appartenance religieuse des employéEs.

Le vêtement religieux est un discours qu’on ne peut ignorer : il nous dit que la personne est croyante, qu’elle appartient à telle religion, qu’elle en pratique le rituel, qu’elle place sa foi au-dessus de toute autre considération et qu’elle adhère aux valeurs morales véhiculées par cette religion. La contradiction d’un État supposément laïque qui accepterait un tel étalage religieux est du même ordre que celle d’un établissement non fumeur qui accepterait que ses employéEs fument au travail.

Pour bien comprendre le sens et la portée de la proscription des signes religieux dans les services publics, imaginons l’inverse : imaginons un service municipal, gouvernemental ou scolaire, où tous les employéEs afficheraient leur conviction en matière de religion, y compris les chrétiens et les athées. L’acceptation de signes ostentatoires pour certaines religions conduira à une surenchère où tous et toutes voudront en faire autant; sinon, il y aura inégalité de traitement puisqu’on accordera un privilège aux religions en mode prosélyte. L’addition de toutes les religions ne se traduit pas au bout du compte par neutralité, mais par multiconfessionnalité. Ce n’est pas qu’aux religions non ostentatoires et aux athées d’assumer la laïcité de l’État, mais à tous les employéEs quelles que soient leurs convictions.

2. L’interdiction de porter des signes religieux brime la liberté de religion. Cet argument est un dérapage démagogique qui laisse croire que le projet de laïcité va interdire la pratique de certaines religions. Il n’est question que d’interdire les signes ostentatoires pour les employéEs des services publics et parapublics. Aucune religion n’oblige le port de signes ou de vêtements religieux. Que ce soit chez les chrétiens, les juifs, les sikhs ou les musulmans, la très vaste majorité des croyants pratiquants ne porte pas de signes distinctifs.  Ceux et celles qui en portent affirment d’ailleurs le faire par libre choix; si c’est un libre choix, ce n’est pas une obligation.

Selon Gérard Bouchard, seulement 10 à 20 % des musulmanes au Québec porteraient le hidjab (L’interculturalisme, 2012, p. 216). C’est donc dire que 80 à 90 % des musulmanes ne portent pas de signes religieux. Chez les hommes, le taux de ceux qui n’en portent pas est de 100 %; s’ils en portent, c’est pour aller à la mosquée et non pour aller au travail.

Les obligations d’un musulman sont la profession de foi, la prière quotidienne, le jeûne du ramadan, l’aumône et, dans la mesure du possible, le pèlerinage à La Mecque. Si on considère le port du hidjab comme une obligation, il faudra être logique et accepter les prières sur les lieux de travail, donc les salles de prière.

Chez les sikhs, seuls ceux qui choisissent le baptême et la « vie pure » choisissent de porter le turban et le kirpan. Ce choix de vie est volontaire. Au Québec, 85 à 90 % des sikhs optent pour ce mode de vie. Même au Pendjab, dans le nord de l’Inde, seulement 30 % des sikhs choisissent le baptême et ses contraintes.

Du côté des juifs, si on exclut les hassidim et les loubavitch, près de 100 % des croyants pratiquants ne portent aucun signe religieux sauf pour accomplir les rituels.

Les porteurs de signes religieux allèguent, selon les circonstances, que cela fait partie de leurs pratiques religieuses. Dans ce cas, considérons le comme une pratique religieuse: la pratique de rituels religieux n’a pas sa place dans les services publics.

3. L’interdiction du port de signes religieux viole le droit international et la Déclaration universelle des droits de l’homme. Faux. Tous les cas d’interdiction de signes religieux dans les institutions publiques qui ont été soumis à la Cour européenne des droits de l’homme ont été considérés comme légitimes et justifiés par la laïcité de l’État ou de l’institution concernée. De tels interdits ont cours en France, en Belgique, en Allemagne, en Suisse, aux États-Unis, au Kosovo et respectent les exigences de la liberté de religion telles que prescrites par la Déclaration universelle. La loi turque qui, avant le virage islamiste actuel, interdisait le hidjab dans les universités et la fonction publique, avait été jugée conforme à ces exigences.

Au Canada, pas une seule ligne de la jurisprudence ne porte sur un tel interdit qui n’a jamais été soumis à la Cour suprême, pas même le port du turban sikh dans la GRC contrairement à la croyance populaire.

Dans les cas où la liberté de religion d’unE employéE d’un service public entre en conflit avec le droit du public à un service neutre, c’est le droit du public qui doit primer sur le droit de l’employéE à exposer son appartenance religieuse au travail. Dans une école, c’est le droit des parents à une éducation sans contenu religieux pour leur enfant qui prime sur le droit de l’enseignant ou de l’enseignante à exposer ses croyances religieuses en classe.

4. L’interdiction des signes religieux ira à l’encontre de la Charte canadienne des droits et libertés. C’est possible et la clause dérogatoire est là pour assurer un certain équilibre entre le pouvoir politique et celui des tribunaux. Il n’y a pas de honte à l’utiliser. Même Jean Chrétien a vanté les mérites de cette disposition. On ne peut pas laisser cinq à neuf juges de la Cour suprême du Canada, tout philosophes soient-il, le soin de décider d’un projet de société pour l’ensemble du Québec.

5. L’interdiction du port de signes religieux ferme la porte aux emplois dans la fonction publique. Ceux et celles qui choisissent de porter des signes ou vêtements religieux contraignants s’excluent eux-mêmes de nombreux emplois où le port d’un costume ou celui d’un casque est nécessaire et la barbe non permise. Un sikh qui décide de ne plus se raser ne pourra pas être chirurgien ni pompier. Même autoexclusion des sports où le port d’un casque ou la coupe de cheveux est nécessaire (hockey, natation, ski, etc.).

Travailler pour l’État n’est pas un droit et cela comporte des exigences comme pour tout autre emploi.

Dans le secteur privé, les demandes d’accommodements religieux ont entrainé de la méfiance à l’égard de certaines communautés. Ces demandeurs, dont les porteurs de signes religieux, ont ainsi porté préjudice aux autres membres de leur communauté qui ne portent pas de tels signes. Plusieurs études effectuées en France et en Allemagne montrent que l’identité religieuse ostensiblement affichée s’avère être un plus grand obstacle à l’embauche que ne l’est l’appartenance ethnique.

6. L’État doit refléter la société sur le plan religieux. C’est une bien étrange théorie de l’État. Cela voudrait dire que l’État devrait établir des quotas d’embauche en fonction du taux de catholiques, de musulmans, d’athées, etc., dans la population. Parmi les musulmans, juifs et sikhs, un deuxième quota devrait tenir compte du nombre de ces croyants qui portent des signes religieux. Une fois le quota atteint, on leur ferme la porte. Une telle mécanique serait discriminatoire et le résultat serait probablement une présence moindre de musulmanes voilées dans les institutions publiques. L’État n’a pas à tenir compte de l’appartenance religieuse dans l’embauche.

7. L’interdiction ne devrait viser que les personnes en autorité comme les policiers et les gardiens de prison. C’est la position du rapport Bouchard-Taylor et des trois « belles-mères ». Cet argument réduit la laïcité à un principe d’autorité policière alors qu’il s’agit d’un mode de gestion de l’État. Restreindre l’interdiction aux seules personnes en autorité ou aux seules personnes en contact avec le public crée des inégalités de traitement selon les postes.

Par ailleurs, l’argument de l’autorité vaut aussi pour les enseignants et les enseignantes ainsi que pour les éducatrices en CPE qui non seulement ont un ascendant et une autorité morale sur l’enfant, mais représentent pour lui un modèle. Si les écoles ont été déconfessionnalisées, ce n’est pas pour les reconfessionnaliser par des attitudes et des discours vestimentaires de la part des enseignants et des enseignantes. Le prosélytisme est par ailleurs déjà interdit dans les CPE par une directive gouvernementale et le signe religieux ostentatoire permanent peut être assimilé à une forme de prosélytisme. De tels signes ne viennent jamais seuls et sont accompagnés d’un mode de vie et de valeurs conformes aux croyances affichées.

8. Interdire les signes religieux freine l’intégration des nouveaux arrivants. C’est une affirmation gratuite qui n’est étayée par aucune étude. La logique nous dicte plutôt le contraire. Ceux et celles qui choisissent une vie intensivement religieuse en plaçant la religion au-dessus de tout choisissent de se marginaliser dans de nombreux domaines de la vie sociale: loisirs, sports, relations amicales et familiales, carrière, etc. L’intégration est plus que l’emploi; on peut avoir un très bon emploi et ne pas être socialement intégré. Le malheureux cas des Shafia en témoigne.

Les signes religieux ostentatoires créent une frontière entre ceux qui les portent et le reste de la société. Chez les jeunes musulmanes, le port du voile a pour fonction de dire aux non-musulmans « cette fillette n’est pas pour vous »; c’est une frontière délibérément dressée pour contrer le métissage.

9. Le port de signes religieux fait partie de l’identité profonde. C’est l’un des arguments préférés de Charles Taylor. Mais l’identité construite sur des références religieuses n’est pas plus profonde, ni plus authentique, ni plus sincère que l’identité sans référence religieuse et n’a pas à être plus fondamentale en droit. Le contraire serait indéfendable philosophiquement et psychologiquement. Ceux et celles qui disent ne pouvoir se défaire de leurs vêtements religieux sans se faire violence jouent la victimisation et nous prennent pour des imbéciles. Ont-ils une double identité, une en public et l’autre en privé ? Nous faisons tous des choix de vie et de carrière en fonction de notre identité et le choix que ces personnes ont à faire n’est pas plus déchirant que les décisions que chacun à pendre dans la vie, quel qu’en soit le motif.

Accepter le port de signes religieux au nom de l’identité profonde, c’est accepter le repli identitaire comme mode de relations sociales.

10. Qu’est-ce que ça peut bien faire qu’une employée de la SAAQ porte un hidjab ou qu’un médecin porte une kippa ?  Ce n’est pas la bonne question à poser. La bonne question est: en quoi cela est-il nécessaire à son travail ?  Cet argument est le même que celui tenu par ceux qui veulent maintenir les prières municipales: en quoi est-ce que ça dérange ? Ça dérange en ceci que l’usager ou l’usagère n’a pas à se faire servir un discours religieux ou à se retrouver dans un environnement confessionnalisé par des vêtements ou autres signes lorsqu’il se rend à un service de l’État. Une prière dans une assemblée municipale, ce n’est pas très conforme à l’obligation de la neutralité religieuse des municipalités, quoi qu’en ait dit la Cour d’appel.  Même chose dans une école ou dans un hôpital.

11. Le projet du gouvernement ne couvre pas tous les aspects de la laïcité; c’est de la catho-laïcité. C’est en partie vrai, mais devrait-on refuser ce qui est sur la table sous prétexte que ce n’est pas un repas complet ? Plusieurs aspects, et non les moindres, sont laissés en plan par l’actuel projet. Qu’on pense aux prières dans les assemblées municipales, au financement des écoles privées, aux abattoirs religieux ou encore au maintien du crucifix à l’Assemblée nationale. La laïcité est un projet d’envergure qui ne peut tout prendre en considération dans une seule et même opération. Mais le pilier de base, qui est l’affirmation de la laïcité dans une loi, doit être adopté à tout prix. Sinon, on peut « faire une croix » sur tout le reste.

12. Il n’y a pas de crise ! Donc continuons comme l’a fait le gouvernement libéral de Jean Charest et ne faisons rien. La laïcité n’est pas une solution d’urgence à une crise: c’est un projet structurant pour l’avenir immédiat et à long terme. Même si le projet actuel ne vise pas à bloquer l’intégrisme qui traverse plusieurs religions, il a le mérite de tracer une ligne claire à ne pas franchir dans les affaires de l’État. Le message a des répercussions qui vont au-delà du seul secteur public et parapublic.

Si nous avons vécu au Québec une paix interreligieuse, c’est parce que le tissu social accepte la séparation du religieux et du politique. De nouveaux joueurs s’amènent avec une approche qui non seulement ne comporte pas ce principe, mais lui est hostile. Il importe alors de mettre les règles claires. Imaginons ce que serait le Québec aujourd’hui s’il n’y avait pas eu le courant de laïcisation et de modernisation de la Révolution tranquille ! Imaginons ce que sera notre société dans 50 ans si nous n’osons pas aujourd’hui affirmer le caractère laïque de l’État…

(Texte adpté de l’article Petit argumentaire à servir aux « anti-laïcité » et autres chartophobes, publié sur le blogue Raison et laïcité de Voir.ca)

 

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