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La révolution soviétique, Lénine et l’islam

« La religion est l’opium du peuple ». Une fois cette phrase célèbre de Karl Marx rappelée, la complexité de la question religieuse dans sa relation avec la lutte de classes et la lutte contre les oppressions demeure. Plus d’un siècle plus tard, que peut-on retenir de la façon dont Lénine abordait la question de l’Islam et des minorités opprimées ? Pour répondre à cette question, nous avons interrogé Matthieu Renault, maître de conférences en philosophie à l’université Paris-8 et auteur de L’empire de la révolution. Lénine et les musulmans de Russie.

Ton livre, comme son titre l’indique, se concentre sur la manière dont Lénine envisage le rapport entre la révolution socialiste et les populations musulmanes de Russie. Quels sont les enjeux pour Lénine quand il se penche sur cette question ? Y a-t-il un « avant » et un « après » 1917 ?

L’enjeu principal est à n’en pas douter l’extension ou l’exportation de la révolution socialiste. Celle-ci doit se faire non seulement vers l’ouest, l’Europe occidentale, mais aussi vers l’est, dans un « Orient » sous domination impérialiste à l’égard duquel les populations musulmanes de Russie, centre-asiatiques en particulier, sont susceptibles de jouer un rôle de médiation et de transmission. Mais il s’agit indissociablement d’œuvrer à un dépérissement de l’Empire russe lui-même, une décolonisation intérieure sans laquelle la construction du communisme comme nouvelle unité supra-nationale est vouée à rester un songe creux.

Le point de bascule à cet égard est sans doute moins 1917, la révolution d’Octobre, que 1914, le déclenchement de la Première Guerre mondiale, où Lénine constate avec amertume que les partis ouvriers, social-démocrates, à travers l’Europe ont cédé tour à tour au mot d’ordre de la défense de la nation, au risque de se combattre et se détruire les uns les autres. C’est à ce moment là qu’il se rend à l’évidence : la classe ouvrière est divisée, la notion de « classe » elle-même est volatile, indéterminable sur des critères purement économiques, « objectifs » ; il n’y a pas un sujet révolutionnaire. Conclusion : la « révolution mondiale » n’ira pas sans alliances avec des mouvements petits-bourgeois, nationalistes, ou autres. La grande leçon de 1914 pour Lénine, c’est que toute révolution est et sera par définition « impure » et que cette impureté doit être assumée et même revendiquée comme telle.

Tu montres comment la question de la laïcité n’était pas abordée abstraitement par Lénine, mais en fonction des réalités sociales des peuples de Russie. Y a-t-il eu, chez lui, des différences dans la façon d’aborder les préjugés religieux orthodoxes et musulmans ?

Oui clairement. La différence fondamentale à ses yeux peut être résumée simplement : l’islam, en tant que religion d’une « nationalité » opprimée, devait elle-même être considérée comme une religion opprimée – une thèse qu’allait bientôt retrouver et approfondir le militant bolchevique tatar Mirsaid Sultan Galiev. À la différence de la religion dominante, l’orthodoxie, dont les influences devaient être combattues sans relâche, l’islam devait être traité avec la plus grande « prudence » (maître-mot de la politique de Lénine envers les minorités nationales), avec précaution et sans rechigner à faire des concessions. Lénine avait ainsi applaudi à un article de Nariman Narimanov, président du Conseil des Commissaires du peuple de la République d’Azerbaïdjan qui en appelait à « s’abstenir de toute critique stupide de l’islam », le socialisme pouvant être promu sans « offenser » ni « insulter » quiconque.

Pour faire un lien avec l’actualité internationale, et sur un versant plus critique, le même Narimanov, fidèle au régime soviétique, avait joué un rôle clé dans le rattachement du Haut-Karabagh à l’Azerbaïdjan. Quoiqu’il en soit, contrairement à ce que certain.es nous rabâchent aujourd’hui, le dialogue avec les musulmans de Russie que Lénine jugeait indispensable, n’avait rien à voir avec une quelconque capitulation, synonyme d’auto-flagellation, même s’il présupposait de reconnaître les torts causés par l’impérialisme grand-russe et la légitimité de la méfiance éprouvée par ses victimes ; ce dialogue était guidé par des raisons stratégiques, dans le sens le plus noble du terme, et n’excluait nullement l’expression de différends. La règle élémentaire à laquelle ne pouvait déroger Lénine, c’est qu’il ne pouvait y avoir d’émancipation sans auto-émancipation.

Au fil des chapitres, tu reviens sur le combat de Lénine contre le chauvinisme grand-russe, y compris chez les révolutionnaires de son propre parti. Celui-ci encourage même les bolcheviques à ne pas heurter inutilement le sentiment religieux des paysans musulmans. Une telle prise de position peut étonner aujourd’hui dans certains milieux de gauche ou d’extrême gauche : peux-tu expliciter cette préoccupation chez Lénine ?

La haine viscérale du chauvinisme fait partie, si vous me permettez le mot, de l’ADN de Lénine. Je laisse de côté les considérations généalogiques et biographiques qui permettent, pour une part du moins, de l’expliquer. Elle n’acquiert cependant une portée authentiquement révolutionnaire qu’à partir de 1914 et s’approfondit encore au moment où Lénine se voit forcé de constater, avec une profonde amertume, que les « communistes » envoyés dans les périphéries de l’(ex-)Empire tendent à reproduire, sous le manteau de l’« internationalisme », des logiques et des pratiques impérialistes. À la fin de sa vie, Lénine déclare « une guerre à mort au chauvinisme grand-russe », dont l’un des plus éminents représentants, à ses yeux, le « Géorgien assimilé » Staline.

Or, c’est à peine commettre un anachronisme que de soutenir qu’on pourrait la plupart du temps substituer au terme de « chauvinisme » chez Lénine celui de « racisme ». Imaginez les quolibets dont un militant d’extrême-gauche seraient aujourd’hui l’objet s’ils s’avisaient de dire à ses semblables qu’une majorité d’entre eux/elles sont encore profondément imbib.ées par une mentalité raciste issue de l’histoire coloniale. Mutatis mutandis, Lénine ne disait pas autre chose à ses camarades, sans, faut-il le préciser, que cela ne les condamne définitivement à ses yeux, car le problème n’était pas pour lui individuel, mais structurel.

À la fin de ton livre, tu abordes sur quelques pages la question du dévoilement des femmes musulmanes, notamment au moment de la campagne Hujum lancée par Staline en 1927, visant à « libérer les femmes musulmanes ». C’est un thème qu’on a retrouvé dans les campagnes impérialistes françaises en Algérie, mais à laquelle une partie de la gauche marxiste est aussi perméable. Pourtant, dès 1920 au Congrès de Bakou, tu mentionnes qu’il y avait des voix discordantes à ce sujet, ne faisant pas du dévoilement un exemple de libération des femmes. Comment peut-on actualiser ce débat aujourd’hui selon toi ?

A posteriori, je crois que ce que je voulais suggérer par là, était que la question, ou l’obsession, du « dévoilement des femmes musulmanes » par d’autres qu’elles-mêmes, a toujours été, que ce soit en Union soviétique sous Staline, en Algérie coloniale, ou encore en France depuis déjà une trentaine d’années, une préoccupation réactionnaire, voire ouvertement contre-révolutionnaire, dans laquelle on peut aller jusqu’à identifier le pur symptôme de la négation, ou de l’essoufflement, des aspirations émancipatrices : le dévoilement non comme exemple donc, mais comme contre-exemple de la libération, je crois que c’est là aujourd’hui encore la véritable équation.

Mon sentiment, au fond, est qu’il ne pourrait y avoir d’actualisation du débat tel qu’il avait pu s’engager à Bakou qu’à condition que soient simultanément réactualisées les conditions révolutionnaires de son émergence, ou quelque chose du moins qui s’en rapprocherait, ce qui n’est pas une mince affaire. En attendant, nous n’avons peut-être pas d’autres armes que celles de la critique intransigeante des positions adverses, tâche ingrate s’il en est, mais nécessaire.

Tu reconstruis également la façon dont se développe la polémique entre Lénine et Luxemburg autour de la question du droit à l’autodétermination des nations opprimées au sujet de laquelle Luxemburg apparaît bien moins ouverte et parfois même hostile, au nom d’un internationalisme que l’on pourrait considérer comme « abstrait » et qui découle, selon toi, de « l’eurocentrisme gouvernant l’approche de la question nationale chez Luxemburg et ses disciples ». Jusqu’à quel point cette controverse éclaire et influence la position postérieure de Lénine et des bolcheviks lorsqu’ils abordent la question des oppressions ethno-culturelles et/ou ethno-religieuses subies par certaines populations sous le tsarisme et qui font partie, après 1917, du tout jeune espace soviétique ?

Lénine là encore a une position très claire : l’internationalisme doit être non subi, mais choisi ; or, il ne peut authentiquement l’être que par les membres de « nations » qui ont joui d’une existence politique indépendante, en tant qu’États, ou du moins qui ont eu la possibilité de le faire, d’où l’impératif du droit à l’autodétermination nationale, aussi « bourgeoise » en soit la revendication.

On pourrait dire que cette thèse relève encore d’une conception linéaire, évolutionniste de l’histoire, dans laquelle, quel que soit le pays, les stades du développement économique et social doivent être parcourus les uns après les autres. Peut-être, mais force est de constater qu’en l’occurrence, elle permet d’éviter que l’introduction du socialisme prennent la forme de l’imposition, dont on ne peut jamais être sûr qu’elle n’a pas encore partie liée avec de vieilles habitudes impérialistes.

L’analogie vaut ce qu’elle vaut, mais la position de Luxemburg, fût-elle d’origine polonaise, sur la question, est comparable à la position sur la non-prolifération nucléaire de pays déjà dotés de l’arme nucléaire. Bien sûr, entre la théorie, les principes et les modalités de leur mise en application, il y avait un gouffre : ce qui avait incontestablement importé à Lénine jusque-là était bien plus le droit que le fait de l’autodétermination. La révolution éclata et personne n’était prêt ; l’(ex-)Empire russe devint du jour au lendemain un vaste champ d’expérimentation, et de contradictions, en matière de combinaison de la révolution socialiste et des luttes d’émancipation nationale, et proprement anticoloniale en Asie centrale, où le régime fut confronté au dilemme, matériel, de la reproduction des infrastructures et circuits de l’impérialisme (pour l’approvisionnement en coton en particulier).

Il y eut incontestablement des erreurs et des errements, mais Lénine et ses plus proches alliés, finalement peu nombreux sur la question, avait saisi le b.a-ba qu’on fait mine aujourd’hui d’ignorer : pour lui, la politique à l’égard des minorités n’était pas seulement une « bataille d’idées », aussi importante soit-elle, encore moins un problème fantasmé de « différence civilisationnelle » ou de « valeurs », mais aussi, et avant toute chose, une tentative de réponse aux inégalités matérielles engendrées par des décennies d’oppression.

Aujourd’hui les débats sur l’islamophobie et « l’islamo-gauchisme » saturent l’espace médiatique : comment tu te situes dans cette séquence ?

Comme beaucoup de monde, je crois, je ressens un profond sentiment de dégoût, devant le déchaînement tant de passions haineuses, et proprement fascistes comme certain.es se sont attaché.es à le montrer. Peu de temps après la publication de mon petit livre sur Lénine, Alain Gresh en a fait une recension dans la revue Politis, sous le titre « Lénine, précurseur de l’islamo-gauchisme ». Pour ne rien cacher, j’ai pensé qu’il avait dit tout haut ce que j’avais pensé tout bas, ou presque, puisqu’il y a bien une référence à l’« islamo-gauchisme » dès la première page du livre et que ce dernier se voulait être un texte d’intervention dans la conjoncture, sans être « inféodé » à cette dernière et en cherchant dans le passé soviétique davantage que des réponses des manières de poser les questions autrement.

Si les dernières saillies islamophobes des médias, du gouvernement, et j’en passe, ont rebattu les cartes, et à vrai dire ont marqué un point, c’est, il me semble, du moins, parce qu’elles rendent désormais impossible la réappropriation du terme « islamo-gauchisme » sous la forme de la subversion, ou du retournement du stigmate permettant de nommer des alliances d’une toute autre nature et relevant tout simplement de l’antiracisme radical. Personne n’est censé être assez bête pour croire sincèrement que l’islamo-gauchisme n’a jamais existé autrement, sinon dans la bouche de ses détracteurs.

Fin septembre, lors de la semaine de rentrée du département de philosophie de l’Université Paris 8, haut lieu de l’islamo-gauchisme paraît-il, nous avons organisé une séance sur le thème « Qui a peur du décolonial ? ». Désignant les médias qui menaient la guerre contre ledit « décolonialisme », je m’excusais de devoir citer Charlie Hebdo, en précisant que j’espérais que personne n’aurait l’outrecuidance de soupçonner qu’il y avait de quelconques connivences entre les auteurs des attentats terroristes et les défenseur.euses de la cause décoloniale. Mais, au fond, je savais qu’il était déjà trop tard, et m’empressais de me référer à Zemmour qui venait de nous « apprendre » que le vert de l’Islam et le vert de l’écologie politique entretenaient des relations intimes. J’en concluais que désormais, « on pouvait s’attendre à tous les coups bas ». Il n’y a pas eu attendre longtemps : Bruckner, Blanquer et consorts se sont chargés de le prouver.

S’il y a en définitive une leçon à tirer de cette sombre affaire pour la gauche radicale, c’est sans doute, pour citer le texte incisif et courageux que vient de publier Alain Brossat, que ce qui, aujourd’hui, « importerait avant tout du point de vue de la pensée, de la politique comme de la morale, ce serait […] de ne pas être républicain du tout – aux conditions de ce que la meute et ceux qui l’inspirent ont fait de ce terme ».

Propos recueillis par Marina Garrisi.

Pour en savoir plus, retrouvez l’ouvrage de Matthieu Renault, L’empire de la révolution. Lénine et les musulmans de Russieaux éditions Syllepse.

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