La Grève de la faim

La Grève de la faim

A propos de Johanna Siméant, La Grève de la faim, Paris, Les Presses de Sciences-Po, 142 p., 12 €

Johanna Siméant nous offre une synthèse inédite sur la grève de la faim, dont elle retrace brièvement la généalogie pour dégager ce qui fait le coeur de cette pratique de résistance, entre mutilation corporelle, lamentation liturgique et exaltation spirituelle. Si le renoncement à l’alimentation peut effectivement appartenir à différents registres historiques de l’art de la plainte, qui embrasserait un vaste répertoire d’actions allant de la démonstration physique de l’exemplarité morale évoquée dans les comptes rendus hagiographiques à la « banalité » de la souffrance corporelle de jeunes filles refusant leur sort matrimonial, il demeure toutefois que le recours à la grève de la faim dans sa version moderne s’est étendu à des cercles plus vastes que celui de la conscience héroïque ou de la conscience malheureuse, exercée dans la réclusion, déchirée entre destin familial et liberté.


Ainsi, bien que l’on retrouve dans le jeûne spirituel et de remontrance (comme ceux pratiqués en Inde par les créanciers pour réclamer leur dû) des indices de rapprochement avec la grève de la faim, ils s’en séparent largement quant à la valeur délibérément publique et politique de cette dernière pratique. Avec le développement de l’État-nation et de la société civile entendue comme opinion organisée, la grève de la faim sort des murs de la contrition personnelle ou de la plainte comptable pour revêtir une forme d’apparition en public participant au jeu de la critique désormais dévolu à l’espace public. Reprenant les outils d’analyse de Charles Tilly sur l’adéquation des techniques de résistance à la variation des formes d’exercice et de représentation du pouvoir, Johanna Siméant ne s’arrête pas à cette interprétation en termes de participation politique : le caractère extrême du renoncement à l’alimentation a bien quelque chose d’exceptionnel qui défie les règles libérales ordinaires de la critique bourgeoise reposant sur le libre exercice de la faculté de juger et de délibérer. Exception que vient confirmer l’attitude des autorités envers cette pratique. La grève de la faim relève au mieux de la conduite indécente, au pire du pathologique et du monstrueux, aux yeux d’un pouvoir, autoritaire ou libéral, qui se représente avant tout comme « incorporel » : la singularité des corps doit s’effacer, disparaître pour ne laisser apparaître que les conduites conformes démontrant l’allégeance morale à l’autorité ou aux règles de la critique organisée. C’est que la grève de la faim est avant tout une manière de « déposer le corps » et d’en exhiber la souffrance. L’enjeu est précisément de savoir en quoi la souffrance des corps, et, plus spécifiquement, l’exhibition de cette souffrance peut être reconnue comme étant une forme de critique de la violence et donc une forme de résistance politique. Comme le rappelle J. Siméant, il se pourrait que ce soit cette ambiguïté concernant le statut politique d’une pratique souvent comprise de manière pathologique qui expliquerait peut-être le peu d’intérêt qu’elle a suscité dans les sciences sociales et politiques, en dehors du champ de la criminologie et de la psychiatrie.


À la différence du suicide qui donna lieu un nombre considérable d’études, la privation de nourriture pour des raisons morales et politiques embarrasse les catégorisations traditionnelles du politique qui préfèrent les mouvements collectifs au mode de contestation individuel. Mais une autre explication de ce relatif désintérêt scientifique vient certainement de la représentation de cette lutte anorexique comme ce qui trouble les catégories de genre de l’exercice politique : la non-violence n’est pas vraiment quelque chose de viril (pour un pouvoir autoritaire qui privilégiera les armes), ce ne sont pas des corps puissants qui s’affirment mais au contraire des corps qui recherchent leur visibilité par leur effacement ; et, pour ce qui est du contexte libéral, le fait de s’en remettre à l’émotion, au corps et au domestique plutôt qu’à la raison serait une manière proprement efféminée de se montrer en public. De fait, la grève de la faim est vue comme une lutte anorexique qui serait avant tout une pratique féminine que la psychiatrie du début du XXe siècle associait à l’hystérie (p. 31). Il semblerait que ce soit donc à partir de la sexuation de l’agir politique que repose la disqualification de la grève de la faim, ramenée à une forme de passivité et de faiblesse, alors considérées comme typiques de la « féminité ». D’où historiquement les tentatives politiques, paradoxales, pour redéfinir les affamées comme les suffragettes en enragées et frustrées sexuelles pour lesquelles l’abstinence alimentaire ne serait qu’une manière de nier les fonctions et les rôles associés à leur sexe – comme celui de la maternité. Or l’on sait que pour les suffragettes, le jeûne pratiqué en prison n’était rien d’autre qu’une façon de mimer la violence exercée sur leur corps. En ce sens, la grève de la faim serait là pour revendiquer une féminité monstrueuse, hystérique en même temps que fragile et vulnérable contre le gavage, à la fois littéral et symbolique, opéré par l’exercice de la violence d’État.


Mais ce qui rend encore plus dangereux l’exhibition du corps souffrant ne vient pas seulement du trouble qu’elle opère dans les catégories du féminin et du masculin, mais du fait qu’elle renvoie aussi à une manière très populaire de se mettre en scène, de ramener le corps à ses fonctions biologiques comme la faim (p. 51) : car qui d’autre que le peuple réclame nourriture ? Sans que cette idée soit explicitement évoquée par l’auteur, on peut penser que c’est au sein de cette double critique (de genre et de classe) qu’il faut rapporter la manière dont Gandhi était régulièrement raillé par Churchill : non seulement « ce fakir à moitié nu » était vu comme un efféminé, mais en plus, comme un vieillard et un indigent qui venait troubler l’espace public en exposant un corps affamé et émacié, aux mouvements lents et à la parole fragile. Apparaître dans l’espace public en affichant une nudité vulnérable était alors interprété comme un acte de folie : comment un homme bourgeois pouvait-il s’exhiber de la sorte, tissant comme une femme et drapé comme un va-nu-pieds ? Mais, surtout, comment pouvait-on participer à la disparition de son propre corps et devenir un fantôme ? Si l’Empire colonial britannique mettait cette tendance à l’inversion sexuelle et raciale sur le compte de la nature efféminée et infantile du peuple indien, on peut légitimement se demander en revanche, et sans sombrer dans le piège de la disqualification raciale et sexuelle, comment il se peut que cette perte de la capacité d’agir soit autrement autre chose qu’une forme de soumission et de passivité : comment ce qui apparaît comme immédiatement soumis peut-il être vu comme un mode de résistance ? Pour cela, il faut certainement se représenter le sabotage de son propre corps comme un moyen de subvertir la représentation dominante de l’État moderne comme monopole de la violence légitime. En ce sens, la grève de la faim participe de toutes ces techniques d’obstructions par le corps comme les sit-in, les die-in et les enchaînements dont l’idée est bien de provoquer un encombrement par le retrait, la soustraction, pouvant aller, dans le cas de la grève de la faim, jusqu’à la mort. Mais le sabotage de son propre corps n’a rien de l’anticonformisme nihiliste ou de la tendance suicidaire romantique de l’homme révolté, il relève bien d’une rationalité consciente de la maîtrise du temps politique et de l’importance de la représentation symbolique. Contrairement au suicide, la grève de la faim ne contient la mort que de manière potentielle, d’où un jeu presque macabre, puisque l’on assiste à la détérioration du corps (avec la perte progressive de la sensibilité, accompagnée d’une incapacité à parler et d’une faiblesse motrice généralisée) qui doit faire l’objet d’un compte rendu minutieux, ce qui prend l’aspect de la chronique d’une mort annoncée, à moins que les pouvoirs publics n’accèdent aux demandes présentées. La grève de la faim est donc une stratégie visant à susciter l’émotion et qui est souvent perçue également comme une forme de chantage : les discours de disqualification ne sont pas en reste en effet pour remettre en cause ce qui passe pour être une manière de rompre le jeu de la délibération entre personnes décentes. Mais plus que l’absence ou le retrait hors du jeu participatif de la parole débattue, c’est l’exhibition des corps dans ce qu’ils ont de plus repoussants qui semble poser problème : la nudité de ces corps malades, allongés sur les lits d’hôpitaux ou dans des églises occupées vient contredire jusqu’aux critères esthétiques de la représentation politique. On voit alors la différence avec la politique de la pitié puisque celle-ci met en scène massivement les malheureux en les représentant confortablement dans un lointain inaccessible, alors que la politique mélancolique à laquelle semble participer la grève de la faim rappelle la présence de la souffrance sous la forme d’une hantise des marges qui menacent d’être au centre, avec toujours cette possibilité que les affamés deviennent des enragés.


Cette possibilité est d’autant plus menaçante quand la grève de la faim n’est pas intégrée à une stratégie non violente (dans la veine de Gandhi) et qu’elle se rapporte au contraire à la violence du milieu carcéral : d’abord utilisée dans les prisons britanniques par les prisonniers de l’armée révolutionnaire irlandaise pour protester contre l’infamie de la nourriture proposée, elle devient un mode de contestation typique du milieu carcéral contre la disciplinarisation des conduites. Le choix de se torturer est alors évidemment une manière de reconduire la violence pratiquée par le pouvoir pénitentiaire : lorsque les pouvoirs politiques fonctionnent de manière ternaire (pouvoir coercitif / « délinquant » / opinion publique) et non plus seulement binaire (ami/ennemi), on cherche à se faire mal pour « leur » faire mal et « leur » infliger une honte sociale. Dans cette concurrence inégale pour la représentation de la violence légitime, la dimension de témoignage est alors primordiale, avec ceci de particulier qu’ici, le témoignage devient d’autant plus nécessaire lorsque la logique disciplinaire est fortement liée à une logique de l’enfermement des « dissidents », des « anormaux » et des « étrangers ». Étymologiquement, comme le rappelle Johanna Siméant, le martyr est le témoin, celui qui exhibe sa blessure et sa souffrance, pour montrer son humilité face à la grandeur de la cause qu’il incarne, d’où la vision parfois héroïque de l’ascèse. Mais on aurait tort de penser que la grève de la faim n’incarne que de grandes causes pratiquées par des personnes à la volonté extraordinaire. C’est d’ailleurs le mérite de cette étude que de révéler comment la grève de la faim est utilisée par des personnes ordinaires, voire démunies (p. 58), qui ne luttent pas nécessairement pour de grandes idées mais simplement pour travailler dignement, comme pour dans les luttes statutaires dans le monde du travail, ou pour vivre dignement comme c’est le cas des sans-papiers demandant leur régularisation. Ainsi, la grève de la faim permettrait de faire de ces corps qui suscitent à la fois pitié et abjection, non seulement un symbole de l’indignité qui les frappent, mais également la preuve vivante que la faiblesse peut se transformer en force lorsque l’on n’a plus rien d’autre que son corps pour se défendre.


Hourya Bentouhami

Hourya Bentouhami enseigne la philosophie politique à l’université de Paris VII.

Article précédent
Article suivant

Articles récents de la revue