Philosophe et historien de la pensée allemande, C’est un spécialiste de l’antisémitisme moderne et de l’histoire des idées en Europe ses recherches incluent la théorie sociale, en particulier la critique de la modernité, l’Allemagne du vingtième siècle et les transformations globales contemporaines. Moishe Postone est un des fondateurs de la nouvelle critique de la valeur (Anselm Jappe), critique que l’on peut suivre en pointillés et de manière inachevée au travers des textes de Lukacs, Adorno, Khrahl, Backhaus, Coletti ou Perlman, mais qui est reprise surtout depuis 1986/87 par plusieurs théoriciens dans différents endroits du globe et dans des développements assez différents (Robert Kurz en Allemagne autour de la revue Krisis, Jean-Marie Vincent, et donc Postone aux États-Unis qui élabore le début de son interprétation dans son célèbre texte sur l’antisémitisme en 1986 [1]). En France, André Gorz, au soir de sa vie, racontait dans une de ses dernières interviews, que » Ce qui m’intéresse depuis quelques années, est la Nouvelle Interprétation de la théorie critique de Marx publiée par Moishe Postone chez Cambridge University Press. Si je peux faire un Vœu, c’est de la voir traduite en même temps que les trois livres publiés par Robert Kurz « . [2]
En partant d’une mise en évidence du caractère historiquement spécifique de la critique de Marx, il dégage alors une nouvelle théorie critique qui s’attaque à l’essence même du capitalisme : la forme de travail spécifique à la formation sociale capitaliste. En effet, dans les sociétés non capitalistes, le travail est distribué par des rapports sociaux manifestes. Un individu acquiert les biens produits par d’autres par le médium de rapports sociaux non-déguisés. Les activités du travail reçoivent leur signification et sont déterminés par des rapports personnels, ouvertement sociaux et qualitativement particuliers (différenciés selon le groupe sociale, le rang social, le large éventail des coutumes, des liens traditionnels, des rapports de pouvoir non déguisés, des décisions conscientes, etc. [3]). Or, dans une formation sociale capitaliste, » les objectivations du travail sont le moyen par lequel on acquiert les biens produits par d’autres ; on travaille pour acquérir d’autres produits. C’est donc à quelqu’un d’autre que le producteur que sert le produit (en tant que bien, en tant que valeur d’usage) – au producteur, il sert de moyen pour acquérir les produits du travail des autres producteurs. C’est en ce sens qu’un produit est une marchandise : il est à la fois valeur d’usage pour l’autre et moyen d’échange pour le producteur. Cela signifie que le travail a une double fonction : d’un côté, c’est un type de travail spécifique qui produit des biens particuliers pour d’autres ; mais d’un autre côté, le travail, indépendamment de son contenu spécifique, sert au producteur de moyen pour acquérir les produits des autres » [4]. Cette fonction du travail, qui est spécifique à la vie sociale dans le capitalisme, est à la base de la socialisation moderne : on l’appelle le » travail abstrait « . Posé dans sa fonction de nouvelle médiation sociale des rapports sociaux, le travail sous le capitalisme n’est plus une activité extérieure au capitalisme, qui s’opposerait au capital, et qu’il faudrait » libérer « . Il est le fondement du capitalisme, et donc c’est le travail qu’il faut abolir.
Il apparaît de plus en plus aujourd’hui que le nouveau concept de “ fétichisme de la marchandise ”, qui n’a plus rien à voir avec une mystification de la conscience (une représentation inversée), constitue la partie centrale de l’héritage intellectuel de Marx. Le “fétichisme de la marchandise » n’est pas seulement une fausse représentation, et encore moins une adoration exagérée des marchandises. Le » fétichisme » va désormais être référé à la structure même de la marchandise. C’est alors une théorie du » fétichisme objectif » (Jappe) ou radicalisé, c’est-à-dire que tant qu’existent la valeur (objectivation de la fonction spécifique qu’a le travail sous le capitalisme), la marchandise et l’argent, la société est effectivement gouvernée par l’automouvement des choses créées par elle-même, et non pas par une manipulation subjective des classes dirigeantes. Les sujets ne sont pas les hommes, mais bien plutôt leurs relations objectivées qui sont au cœur de la socialisation sous le capitalisme. C’est que le fétichisme, note Postone, doit être analysé « en termes de structure de relations sociales constituée par des formes de praxis objectivantes et saisie par la catégorie du capital (et donc de la valeur). Le Sujet de Marx, comme celui de Hegel, est alors abstrait et ne peut pas être identifié avec aucun acteur social » (Postone, Time, p.75-76, version américaine). Ici le fétichisme consiste donc dans des rapports réifiés, réellement aliénés. Il est le monde “ réellement renversé ” du capital, où le travail abstrait (qui n’est pas le travail immatériel !) devient le lien social, une médiation sociale qui se médiatise par elle-même, en réduisant le travail concret à une simple expression du travail abstrait. Le travail abstrait est alors à la source de l’aliénation.
C’est à partir de ce concept qu’on peut bâtir une critique radicale de la marchandise, de l’argent, de la valeur, du travail et de la politique, c’est-à-dire une critique qui ne se limite pas à décrire les luttes menées autour de leur gestion et de leur distribution (la “lutte des classes ” traditionnelle), mais qui reconnaît que ces catégories elles-mêmes font problème : elles sont propres à la seule modernité capitaliste, et sont responsables de ses côtés destructeurs et auto-destructeurs.
↑ Voir le texte de M. Postone » Antisémistisme et national-Socialisme »
↑ Le Nouvel Observateur, le 14/12/2006. Voir aussi son dernier livre théorique, Ecologica, Galilée, 2008, p. 110 et suivantes. Voir aussi une critique de Gorz, dans Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise, p. 269.
↑ Moishe Postone comme Anselm Jappe, reconnaissent la pertinence jusqu’à un certain point de l’oeuvre de Karl Polanyi, La Grande Transformation : » Karl Polanyi souligne également la nature historiquement unique du capitalisme moderne : dans les autres sociétés, l’économie est enchâssée dans les rapports sociaux, alors que, dans le capitalisme moderne, les rapports sociaux son enchâssés dans le système économique « , in Temps, Travail et domination sociale, p. 223, version française
↑ Postone, Temps, travail et domination sociale, p. 222-223
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« REPENSER LA THÉORIE CRITIQUE DU CAPITALISME » : CONFÉRENCE/DÉBAT DE MOISHE POSTONE.
« …Les transformations historiques fondamentales des décennies récentes – comme le repositionnement des États-providence dans l’Ouest capitaliste, l’écroulement ou la métamorphose fondamentale des États du parti bureaucratique dans l’Est communiste, l’apparition apparemment triomphante d’un ordre capitaliste global néolibéral et le développement possible de rivalités au sein de la des blocs capitalistes concurrents – ont réaffirmé l’importance centrale de la dynamique historique et la grande échelle des changements structurels d’ensemble. Parce que ces changements ont inclus l’écroulement spectaculaire et la dissolution finale de l’Union soviétique et du communisme européen, ils ont été interprétés par plusieurs comme l’inscription de la fin historique du marxisme et plus généralement, de la pertinence théorique de la théorie sociale de Marx. Néanmoins, les événements historiques des décennies récentes ont aussi fait comprendre qu’une dynamique sous-jacente au capitalisme, y compris sociale et culturelle aussi bien qu’économique, a continué à exister tant à l’Est qu’à l’Ouest et que la vision, si répandue dans les décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, que l’Etat pourrait contrôler la dynamique, était au mieux temporairement valable. Cette renaissance manifeste des dynamiques du capitalisme met non seulement en question les théories de la primauté du politique comme elles avaient été formulées pendant l’âge d’or du capitalisme durant l’après-guerre, mais que la compréhension poststructuraliste de l’histoire est aussi complètement contingente. De plus, cette renaissance indique que notre compréhension de l’autodétermination démocratique telle que promulguée selon les théories de la société civile ou de la sphère publique, doit être repensée.
Les transformations historiques récentes suggèrent alors l’importance d’une rencontre renouvelée avec la critique que fait Marx de l’économie politique, parce que la problématique de la dynamique historique et des changements structurels globaux est au cœur même de cette critique. Néanmoins, l’histoire du siècle dernier suggère aussi que le marxisme traditionnel ne soit pas entièrement adéquat au monde contemporain et une théorie critique adéquate doit différer de façon importante et sur plusieurs points fondamentaux, avec les critiques traditionnelles du capitalisme.
Par le « marxisme traditionnel », je ne veux pas parler de l’histoire effective du marxisme, mais, plus généralement, d’une analyse du capitalisme essentiellement faites en termes de relations de classes enracinées dans des relations de propriété privée et réalisées par la médiation du marché. Dans cette structure interprétative générale, les relations de domination sont comprises essentiellement en termes de domination de classe et d’exploitation ; le socialisme est compris principalement comme une société caractérisée par la propriété collective des moyens de production et une société de planification centralisée dans un contexte industrialisé : un mode de distribution juste et consciemment réglé, adéquat à un mode de production industriel. Bien que des analyses économiques, politiques, sociales, historiques et culturelles puissantes aient été produites dans cette structure traditionnelle d’interprétation, ses limitations sont devenues de plus en plus évidentes à la lumière d’événements historiques comme la naissance et le déclin du « socialisme réellement existant » et du capitalisme d’Etat-interventionniste, l’importance de la croissance de la connaissance scientifique et de la technologie de pointe dans le processus de production, les critiques en progression du progrès technologique et de la croissance et l’importance accrue des identités sociales basées sur une logique non-classiste. Ces évènements suggèrent que l’approche traditionnelle ne puisse plus servir de base adéquate à une théorie critique d’émancipation.
Venant en accord avec la centralité inéluctable et évidente du capitalisme dans le monde d’aujourd’hui, cela exige alors une reconceptualisation du capital qui rompe fondamentalement avec le cadre marxiste traditionnel d’interprétation. Considéré rétrospectivement, c’est devenu évident que la configuration culturelle-économique-politique-sociale du capitalisme hégémonique a varié historiquement. Du mercantilisme, en passant par le capitalisme libéral du dix-neuvième siècle et le capitalisme fordiste du vingtième siècle, pour arriver au capitalisme mondial néo-libéral contemporain, chaque configuration a mis à jour un certain nombre de critiques pénétrantes – de l’exploitation et de la croissance inégale et injuste, par exemple, ou des modes technocratiques et bureaucratiques de domination. Mon travail essaye de contribuer à une compréhension critique de ce cœur du capitalisme, celui qui n’est limité à aucune des époques de cette formation sociale. Je soutiens qu’au cœur du capitalisme est un processus historiquement dynamique, associé aux configurations historiques multiples, et que Marx a cherché à saisir avec la catégorie de capital. Cette essence principale du monde moderne ne peut être saisie que si une théorie critique du capitalisme cherche à être adéquate à son objet. Une telle compréhension du capitalisme peut seulement être réalisée à un niveau très élevé d’abstraction. Elle pourrait alors servir de point de départ pour une analyse des changements d’époque du capitalisme, aussi bien que pour celle des subjectivités historiquement changeantes, exprimées dans les mouvements sociaux eux-mêmes historiquement déterminés…./… » PDF complet
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