L’analyse des données du dernier recensement (2006) indique que les gains médians des travailleurs canadiens à temps plein ont fait du surplace au cours des 25 dernières années. Un rapport du Centre d’étude des niveaux de vie (CSLS) montre que durant cette période (1980 à 2005) la productivité du travail au Canada a crû de 37 %. Ainsi, contrairement aux prédictions des modèles économiques, l’augmentation de la productivité n’a pas entraîné une hausse proportionnelle et automatique des salaires réels. Le partage de la richesse s’est déplacé en faveur du capital, au détriment du travail.
En 1981, la part du revenu après impôt détenue par les 20 % les plus riches était de 39,8 %. En 2005, cette part avait grimpé à 46,9 %. Pour le quintile le plus pauvre, la situation est inverse. Leur part a diminué passant de 5,3 % en 1981 à 4,7 % en 2005. Ainsi, alors que la part du revenu après impôt du quintile supérieur représentait 7,5 fois celui du quintile inférieur au début des années 80, l’écart s’établissait à 9,4 fois en 2005. Le Canada figure maintenant parmi les pays les plus inégalitaires. En dix ans, nous avons dépassé la moyenne des trente pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Les Canadiens qui composent les 10 % les plus riches occupent une position enviable. Calculé en parité de pouvoir d’achat, leur revenu moyen atteint 71 000 $US, soit plus de 30 % du revenu moyen des pays de l’OCDE qui s’établit à 54 000 $US En effet, une publication récente de Saez et Veall révèle que la principale cause de l’accroissement des écarts de richesse au Canada provient de la croissance spectaculaire des très hauts revenus (les 1 % les plus riches). Au Québec, les gains médians des travailleurs à temps plein ont reculé de 5,5 % de 1980 à 2005. Ainsi, les 20 % les plus riches qui détenaient 39,5 % du revenu après impôt en 1981 ont élevé leur part à 42,9 % en 2006. Quant aux 60 % restants, constitués des quintiles intermédiaires, ils ont vu leur part reculer de 55,2 % à 51,7 % pour la même période.
Un marché du travail plus flexible, mais aussi plus inégalitaire…
Amorcées dans les années 80 avec la lutte à l’inflation et la hausse des taux d’intérêt, les pressions pour contenir les coûts salariaux se sont accentuées dans les années 90 Au Canada et au Québec, cette vision s’est traduite par des déréglementations, des réductions à l’assurance-emploi, des atteintes au droit du travail et à la syndicalisation. Elle est aussi associée à des périodes de gel ou d’indexation partielle du salaire minimum. À cet égard, il faut rappeler que la valeur réelle du salaire minimum québécois a fortement chuté au cours des années 80. Depuis ce temps, sa progression a été plutôt lente. Entre 1999 et 2008, celui-ci n’a augmenté que de 1,3 %, ce qui représente un maigre 0,09 $ en dollars constants. Les salariés du secteur public n’ont pas été épargnés. Menaces de privatisation, partenariat public-privé, décrets de conventions collectives ont miné leur capacité de négociation. Malgré la croissance économique, ceux-ci ont été incapables d’améliorer leur pouvoir d’achat. Entre 1997 et 2006, ils ont même subi une réduction de 1 %. Il faut aussi rappeler qu’à titre d’employeur, les gouvernements fédéral et provincial ont largement contribué à la croissance des emplois atypiques.
Une redistribution de moins en moins efficace
Plutôt que d’amortir ces disparités salariales en faisant jouer à fond les mesures de redistribution, les gouvernements ont amputé leur capacité d’action en accordant des baisses d’impôt favorables aux classes plus aisées et en sabrant dans les programmes de transfert. Rappelons ici les coupes au programme d’assurance-chômage, maintenant appelé « assurance-emploi ». Outre de s’être dégagé de son financement et d’avoir détourné les surplus, le gouvernement fédéral a fortement abaissé son niveau de protection en limitant l’admissibilité et en diminuant le niveau de prestations. Alors qu’au début des années 90, plus de 80 % des chômeurs étaient couverts, aujourd’hui le taux de couverture n’atteint pas les 50 %. Les femmes, qui occupent majoritairement les emplois à temps partiel, ont été les principales victimes de ces restrictions. Du côté provincial, l’indexation partielle des prestations d’assistance-emploi a aussi affecté, à la baisse, la redistribution vers les plus pauvres. Il est d’ailleurs assez ironique de voir l’OCDE reconnaître que la piètre performance du Canada en matière d’inégalités au cours des dix dernières années est due au fait que nos gouvernements dépensent moins que d’autres pays en matière de transferts aux chômeurs et aux familles et que l’effet de redistribution des impôts et transferts a décliné au cours des années.
Crise et sortie de crise : continuité ou rupture ?
Comme toute crise, la crise actuelle risque d’exacerber les inégalités sur le marché du travail. Les nombreuses pertes d’emplois conjuguées aux compressions salariales vont jouer sur l’évolution des revenus. Sur le plan plus spécifique du marché du travail, la bataille pour mieux soutenir les travailleurs précaires et encourager la syndicalisation est loin d’être gagnée. Le relèvement du salaire minimum à 9,50 $ l’heure en 2010 demeure insuffisant pour sortir ces salariés de la pauvreté et réduire les inégalités. Par ailleurs, la volonté politique de modifier les lois du travail afin d’améliorer la protection des travailleurs atypiques demeure absente. La déréglementation du marché du travail a toujours des adeptes alors que les rapports Bernier (2003) et Arthurs (2006) demeurent sur des tablettes. Sans sombrer dans le pessimisme, un scénario de continuité apparaît tout à fait plausible. Par contre, il n’est pas une fatalité. L’expérience montre qu’il existe des alternatives au capitalisme anglo-saxon et au néolibéralisme. Le modèle américain n’est pas la seule option. La crise peut et doit aussi être une occasion à saisir.
Josée Lamoureux est économiste à la CSN. Ce texte est extrait d’un article paru dans le numéro deux des NCS (automne 2009).