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La dette est-elle une institution dangereuse ?

Compte tenu des crises de la dette qui touchent actuellement le monde occidental, de la crise des subprimes aux crises des finances publiques, il n’est guère surprenant qu’un ouvrage radical et compliqué traitant de l’histoire de la dette finisse sur la liste des bestsellers de l’année. L’auteur, David Graeber, est l’un des principaux intellectuels militant au sein des mouvements Global Justice et Occupy [1] ; il se définit lui-même comme un « anthropologue anarchiste [2] ». Depuis qu’il s’est vu refusé un poste permanent dans des circonstances controversées par l’université de Yale, il est professeur à la London School of Economics.

Le succès de Dette : 5000 ans d’histoire s’inscrit dans un retour plus généralisé des positions anarchistes, qui semblent refléter une frustration grandissante par rapport à l’État et au marché. Comme en témoignent son introduction « sur l’expérience de la confusion morale » (On the Experience of Moral Confusion) et sa conclusion selon laquelle « le monde vous doit peut-être vraiment une vie » (Perhaps the World Really Does Owe You a Living) (p. 387), Graeber sait comment toucher un public craignant que la dette échappe actuellement à tout contrôle et menace de détruire son avenir. Ceux qui apprécient son travail sont probablement également sensibles au fait qu’il mette l’accent sur les aspects moraux de la dette, laissant ainsi la question économique en arrière-plan.

L’ouvrage tient les promesses de son titre ambitieux (Debt : The First 5000 Years) : l’auteur y invite à une vraie réflexion en proposant de nombreuses idées et interprétations sur le rôle de la dette dans l’évolution de l’histoire humaine. Graeber part du principe qu’il va devoir « créer une nouvelle théorie, plus ou moins à partir de rien, notamment à cause de la place énorme qu’occupe actuellement l’économie dans les sciences sociales [3] » (p. 90). Ainsi, Debt ne contient presque aucun calcul, aucune série temporelle, et presque aucun tableau [4] ; l’ouvrage ne revient de même que rarement sur les débats et les résultats de la recherche en historiographie économique.

David Graeber utilise une méthodologie inductive et qualitative, qui s’appuie fréquemment sur des données étymologiques, des cas d’étude ethnographique et de la critique littéraire ; alors que certains économistes réduiraient ces données à un simple faisceau de conjectures, voire d’anecdotes pour les plus malveillants, Graeber les présente au contraire comme des indicateurs de tendances plus larges et de mécanismes plus généraux. C’est à ces choix méthodologiques que tient la grande force de l’ouvrage, mais aussi ses plus grandes faiblesses. Ces partis pris méthodologiques permettent notamment à l’auteur de reconstituer une histoire morale de la dette sans se baser sur les préjugés actuels sur la question, qui sont selon lui dus à l’emprise de l’économie sur notre vie.

Sa principale question est donc de savoir ce que veut dire « réduire des obligations morales à une dette » (p. 13). Graeber est en effet convaincu que « la réponse […] se trouve principalement dans la capacité de l’argent à transformer la morale en une question d’arithmétique sans humanité, ce qui permet de justifier des choses qui dans d’autres circonstances auraient paru scandaleuses ou indécentes » (p. 14). L’auteur ne cherche pas à calculer les coûts et les profits (du développement économique, par exemple) ; c’est là encore, apparemment, un choix moral, motivé par le principe que « violence et quantification […] sont intimement liées » (ibid.).

Ce qui manquera aux économistes

Quand on traite de dette sans parler d’économie, on finit forcément par passer à côté de questions essentielles, comme celle du prêt, revers de la dette. En mettant l’accent sur l’asservissement, l’exploitation et la souffrance que peut engendrer l’endettement, Graeber occulte la question qui occuperait la majorité des économistes : la manière dont le crédit ou la dette transforment l’excédent de capital du créditeur en investissement pour le débiteur, de manière à générer des gains futurs. Selon Douglass North et ses collaborateurs, les institutions de la dette, comme les droits de propriété et les instruments de crédit, permettent une meilleure allocation des ressources et sont en fait essentielles à la « montée en puissance du monde occidental » (North & Thomas 1973, North & Weingast 1989).

De même, Hernando de Soto avance que ce sont des droits de propriété peu fiables qui ralentissent le développement économique dans certains pays pauvres (de Soto 2000). Mais Graeber ne fait jamais référence à ces travaux [5]. Il est cependant facile de déduire sa position sur ces idées à partir de la manière dont il traite très brièvement de la valeur du microcrédit en tant qu’instrument de développement : « Pendant la décennie suivante, l’ensemble du projet de microcrédit commença à ressembler dangereusement à la crise des subprimes aux États-Unis (…), de sorte qu’il se génère à présent une vague de suicides chez des agriculteurs pauvres, à jamais pris avec leur famille dans un piège dont ils n’auront jamais la possibilité de sortir » (p. 381 sq.). À la suite de l’apparent succès de la Grameen Bank au Bengladesh, le microcrédit a sans doute suscité un optimisme démesuré, et il serait probablement nécessaire de procéder à une évaluation plus objective de son rôle. Mais cette question mérite un débat bien plus approfondi que les remarques méprisantes de Graeber (Banerjee & Duflo 2011).

Adam Smith est un des seuls économistes auxquels Graeber s’attaque véritablement ; il lui attribue la responsabilité du paradigme de l’Homo œconomicus ainsi que celle de tous les mythes associés, comme ceux de l’échange, de la poursuite de l’intérêt personnel, de la main invisible, etc. (Chapitre 2). Cependant, en mettant l’accent sur la création de richesses, Smith laissa de côté le concept de pénurie, autre présupposé fondamental de l’économie moderne, plutôt associé à Thomas Malthus. Or Debt omet complètement l’existence de ce concept. Dans divers passages du texte, lorsque Graeber traite des liens entre une augmentation de la dette et le fait que femmes et enfants se trouvent soumis à l’esclavage et à la prostitution, il ajoute pourtant que ces situations arrivent généralement dans un contexte de famine, lorsque la population risque de mourir de faim (pp. 168, 184, 221, 400 n56, 416 n41).

On peut donc se demander si le véritable ennemi n’est finalement pas plutôt la pénurie que l’organisation de la dette. Évidemment, c’est une fois de plus aussi la société qui génère ces situations de pénurie, comme l’a montré Amartya Sen dans le cas des famines en Inde [6] ; par ailleurs, les arguments malthusiens se rapprochent bien souvent du darwinisme social dans leur amoralité [7]. Mais dans la mesure où Graeber choisit de ne pas traiter de la manière dont la dette ou le crédit peuvent améliorer l’allocation de ressources limitées, il aura du mal à convaincre ceux qui ne partagent pas déjà son engagement idéologique.

Une histoire de la dette et de l’argent durant le dernier millénaire

Il est difficile de résumer ce livre plein de digressions, dans lequel Graeber prend plaisir à exposer ses analyses, souvent fascinantes, d’à peu près tout et n’importe quoi, des règles de bienséance des classes moyennes concernant « s’il vous plaît » et « merci » (p. 122sq.) à la prostitution (p. 181sq.), pour montrer ensuite dans quelle mesure ces questions reflètent le caractère moral de la dette. Dans les sept premiers chapitres, qui établissent les outils d’analyse de l’étude, notamment, Graeber adopte fréquemment le style de la République de Platon ; un narrateur apparemment omniscient y présente une série d’arguments, et les rejette les uns après les autres dès lors qu’il en a identifié le point faible [8].

Malheureusement, Debt ne se conclut pas sur la présentation d’une utopie comme celle du philosophe roi. On y détecte tout de même un petit aperçu de ce que Graeber considère comme un avenir idéal : « dans une génération environ, le capitalisme aura cessé d’exister » (p. 381), « cela fait longtemps déjà qu’une sorte de jubilé biblique aurait dû avoir lieu » (concernant une annulation de la dette, p. 390), « (…) de manière à remettre les compteurs à zéro pour tout le monde, à marquer une rupture avec la morale telle que nous la connaissons, et à prendre un nouveau départ » (p. 391).

Dans un tour d’horizon des derniers millénaires qui se concentre principalement sur l’Eurasie, Graeber identifie « une alternance étendue entre des périodes dominées par le crédit et des périodes dominées par l’or et l’argent » (p. 213). Il présente donc ce qu’il appelle la période axiale (de 800 à 600 avant J.-C., chapitre 9) en référence à Karl Jaspers, et la période des grands empires capitalistes (de 1450 à 1971, chapitre 11), toutes deux régies par les métaux précieux, et séparées l’une de l’autre par le Moyen Age, pendant lequel le crédit était au centre du système (de 600 à 1450, chapitre 10) ; après 1971, une fois que le prix du dollar n’était plus indexé sur l’or, Graeber parle de « quelque chose qui reste à déterminer » (chapitre 12). Pour lui, les périodes régies par les métaux précieux se caractérisent par des liens forts entre empires et économies de marché ; en effet, les États impériaux basent leur économie sur les métaux précieux de manière à pouvoir payer les armées de métier nécessaires à leur expansion, et se servent des impôts pour encourager l’activité des marchés, auxquels la population est forcée de prendre part si elle veut réunir l’argent (les taxes) que lui demande l’État. Ainsi les marchés, la monnaie de l’empire, et les réseaux d’endettement (pp. 50-52, 59sq.) gagnent en puissance à mesure que l’empire s’étend. Ces liens forts entre États guerriers, impôts et création des marchés sont bien entendu au cœur même de la macrosociologie de la construction de l’État [9], comme le confirment d’ailleurs des historiens plus « mainstream » [10].

Graeber se distingue cependant dans son analyse en mettant l’accent sur la manière dont ces processus, notamment liés à l’argent et à la dette, ont une influence sur les conceptions morales de la population et viennent détruire les relations humaines. Même s’il ne le dit pas explicitement, Graeber paraît s’inspirer ici de la distinction de Polanyi entre « la société inscrite dans l’économie » et « les économies inscrites dans la société [11] », notamment lorsqu’il oppose « économies commerciales » et « économies humaines », c’est-à-dire « celles où l’argent est principalement une monnaie sociale destinée à créer, à entretenir ou à rompre des relations entre personnes, au lieu d’être simplement un moyen d’acheter des choses » (p. 158, voir aussi pp. 136, 145sq., 155, 176sq., 208).

Graeber se sert des idées de Philippe Rospabé [12] pour montrer que, dans les économies humaines, on se sert de l’argent, qui prend généralement la forme d’objets décoratifs comme des coquillages ou des perles, pour prendre acte de dettes dont il n’est pas possible de fixer le prix, comme par exemple le « prix de la fiancée » (p. 131sq.). Lorsqu’une future mariée quitte ses parents pour rejoindre son mari, elle génère une dette d’un foyer envers l’autre, dont il n’est pas possible de déterminer le montant ; c’est pourquoi le « prix de la fiancée » sert à exprimer cette dette que l’on ne pourra jamais rembourser. Si l’on ne peut pas considérer que les futures mariées sont « vendues » à leur belle-famille, les économies humaines ont en revanche bien traité les esclaves, généralement prisonniers de guerre, comme un bien que l’on pouvait acheter ou vendre.

Graeber conclut donc que « pour que l’on puisse vendre quelque chose dans une économie humaine, il faut tout d’abord l’arracher à son contexte. Et c’est bien là la définition d’un esclave : une personne arrachée à la communauté qui constituait son identité » (p. 146). Il s’intéresse ensuite à la Mésopotamie antique, pour montrer les conséquences de l’introduction de dettes en argent au sein d’économies auparavant humaines. Les chefs de familles pauvres qui s’étaient endettés se mirent à utiliser leur femme et leurs enfants comme garantie de leurs prêts ; c’est alors que le « prix de la fiancée » acquit une véritable valeur marchande, et que la future mariée devint une marchandise (p. 179 sq.).

Pour Graeber, c’est là non seulement l’origine, mais également l’essence même de la dette, qu’il définit comme suit : « Les économies commerciales se fournissent en esclaves dans les économies humaines depuis des millénaires. C’est une pratique aussi vieille que la civilisation. Mais il s’agit à présent de se demander à quel point elle est essentielle à la civilisation. Je parle ici moins de l’esclavage au sens strict que d’un processus qui arrache les gens à leurs réseaux d’engagement mutuel, d’histoire partagée et de responsabilité collective qui constituent leur identité, de sorte qu’il devient possible de s’en servir comme monnaie d’échange, c’est-à-dire qu’il devient possible de les soumettre à la logique de la dette. L’esclavage n’est finalement que la conclusion logique, ou la forme la plus extrême de ce processus de séparation. Mais c’est aussi pour cela qu’il nous permet de considérer le processus dans son ensemble » (p. 163).

La dette entraîne-t-elle la violence ?

La perspective de Graeber est bien illustrée par son analyse des pillages brutaux perpétrés par Cortés et ses hommes chez les Aztèques, liés selon lui à l’endettement du colonisateur espagnol (p. 316sq.). Mais on apprend aussi que Cortés était un joueur invétéré. Il était par ailleurs probablement sans pitié. Dès lors on peut se demander si c’était un joueur invétéré parce qu’il avait des dettes, ou s’il avait des dettes parce que c’était un joueur invétéré. Ou était-il un joueur invétéré et endetté, parce qu’il était un homme cupide et sans pitié ? Pour Graeber, on en revient toujours à la même question : « cette relation, entre le joueur invétéré prêt à prendre tous les risques, et (…) le financier prudent dont l’activité entière a pour but d’augmenter ses revenus de manière régulière, mathématique et inéluctable, est au cœur de ce que nous appelons à présent ‘capitalisme’ (…)

Pour le débiteur, le monde se réduit à une série de dangers potentiels, d’outils potentiels et de marchandises potentielles. Même les relations humaines ne sont plus qu’une question de rapport entre coût et profit. Les conquistadors envisageaient clairement de la sorte les civilisations à la conquête desquelles ils partaient » (p. 318 sq.). Cependant, bon nombre de gens accumulent des dettes depuis la nuit des temps, sans pour autant en arriver à tuer d’autres êtres humains ou à les réduire en esclavage.

Cortés n’aurait donc peut-être pas agi différemment si tout l’argent que rapportèrent ses exploits lui était revenu, au lieu d’une moitié seulement comme il le prétend dans ses mémoires. Ce n’est d’ailleurs pas le seul moment de l’ouvrage où l’on en arrive à se demander si la dette est vraiment responsable de tous les maux dont Graeber l’accuse. Ce dernier voit en fait assez souvent un lien de cause à effet dans la simple occurrence simultanée de dettes, de violence et de souffrance humaines, malgré l’avertissement bien connu des statisticiens, mais aussi important pour les chercheurs plus qualitatifs comme Graeber, qu’il ne faut pas confondre corrélation et cause.

La définition de Graeber ne clarifie finalement pas vraiment le lien entre dette et violence : « une dette (…) n’est qu’un échange qui n’a pas été mené à son terme. Ainsi la dette est strictement une question de réciprocité, et n’a pas grand-chose à voir avec d’autres formes de morale » (p. 121, p. 191). Outre le concept d’échange, l’univers moral des relations économiques proposé par Graeber inclut une version très élémentaire de communisme selon laquelle, au sein d’une communauté, chacun partage selon ses possibilités, et chacun reçoit selon ses besoins (p. 94), ainsi que l’idée de hiérarchie, où différents groupes ont différentes obligations selon leur statut (p. 109).

Ces principes se combinent ensuite de manière différente en fonction du contexte, pour caractériser à chaque fois une société donnée. Graeber donne clairement sa préférence au communisme, qui est pour lui « le fondement de toute sociabilité humaine. C’est ce qui rend la société possible » (p. 96). Il pense que celui-ci se trouve menacé parce que la logique de la dette a tendance à prendre le pas sur tous les autres impératifs moraux. Comme l’ont auparavant souligné de nombreux critiques du capitalisme de Marx à Schumpeter et au-delà, il est fort possible que la solidarité et les autres normes collectives se trouvent affaiblies lorsque la notion d’intérêt personnel commence à dominer le paysage moral.

Or même une notion très réduite de réciprocité entre égaux présumés (p. 103) aurait dû empêcher le type d’atrocités perpétrées par Cortés et ses hommes sur les terres aztèques. Il faut donc s’intéresser aux mécanismes qui permirent à Cortés de satisfaire sa cupidité sans jamais considérer la population indigène comme son égale.

Dans La conquête de l’Amérique, Tzvetan Todorov avance un argument similaire : « plus les victimes sont lointaines et étrangères, moins le bourreau a de remords à les exterminer, puisqu’il les identifie plus ou moins à des animaux [13] ». Todorov est certes une des sources principales de l’étude de Graeber sur Cortés, mais il n’est à aucun moment fait mention du fait que pour Todorov, le comportement de Cortés et d’autres conquistadors était plutôt dû à une forme de racisme religieux et à une application complaisante de la loi espagnole dans les colonies, qu’aux exigences financières de la dette. « Ce sont évidemment deux types d’aspiration au pouvoir qui motivent le comportement de ces Espagnols : un désir de richesse et une volonté de domination. Mais ce comportement est également conditionné par la conviction que ces Indiens sont des êtres inférieurs, à mi-chemin entre l’homme et la bête. Sans cette prémisse essentielle, une telle destruction n’aurait pu avoir lieu [14] ».

Dette et inégalité

L’institution de la dette peut en revanche se transformer en une force de destruction lorsqu’elle opère dans des systèmes hiérarchiques où les acteurs des échanges ne se trouvent pas sur un pied d’égalité. Dans le capitalisme moderne, l’inégalité formelle la plus pertinente est celle qui existe entre personnes physiques et personnes légales, c’est-à-dire entre individus et sociétés ; ces dernières bénéficient généralement de nombreux privilèges, notamment en termes de responsabilité limitée, de dispositions prises en cas de faillite, de taux d’imposition et d’accès aux législateurs et au système judiciaire [15].

Les récentes crises des subprimes aux États-Unis, en Irlande ou en Espagne peuvent servir d’exemples contemporains, puisque les propriétaires immobiliers lourdement endettés furent soumis à une saisie forcée de leur bien alors que les entreprises financières qui s’étaient servies des hypothèques pour spéculer furent sauvées par l’État. L’argument officiel selon lequel certaines entreprises sont essentielles à la survie du système économique, qui implique de manière plus officieuse que le peuple, lui, ne l’est pas, montre bien qu’il ne s’agit pas là d’échanges entre égaux basés sur un principe de réciprocité.

Graeber semble en avoir conscience lorsqu’il écrit à la dernière page de Debt : « Il semble donc que nous n’ayons pas tous besoin de payer nos dettes. Ce n’est obligatoire que pour certains d’entre nous » (p. 391). Tout au début de son ouvrage, il raconte également comment dans les années 1720 en Grande Bretagne, les prisons des personnes endettées « comportaient en général deux sections » (p. 7), l’une « tout confort » pour les aristocrates, et l’autre, invivable, pour le bas peuple. Mais au lieu de pousser plus loin son analyse de l’institutionnalisation de l’inégalité entre acteurs économiques, l’auteur en reste à sa conviction que c’est la quantification des obligations et la froide logique des échanges entre égaux qui rend la dette néfaste. On dirait presque que Graeber prend les revendications fondamentales du libéralisme au pied de la lettre, alors que dans le monde réel, elles se voient perverties depuis leur début : rappelons que John Locke lui-même eut aussi sa part dans le système de enclosure en Angleterre, de l’esclavage aux États-Unis et du colonialisme. [16]

 le 10 février 2014

Notes

[1] Graeber 2002.

[2] Graeber 2004

[3] NdT : toutes les traductions de passage de l’ouvrage sont celles de la traductrice de cette recension.

[4] Plus précisément, sur 391 pages de texte, on trouve un tableau sur le développement économique comparé (p. 272) et cinq tableaux sur l’économie américaine après la deuxième guerre mondiale (pp. 366-375).

[5] La bibliographie de Graeber, assez impressionnante par ailleurs, omet non seulement North et de Soto, mais aussi de nombreux historiens économiques éminents qui soutiennent une interprétation différente de la sienne : « L’Europe de l’Ouest constituait sur le vieux continent le meilleur port de départ vers le nouveau monde ; ceux qui entreprirent ce voyage les premiers eurent la chance incroyable de découvrir des terres immensément riches, où habitaient des peuples de l’âge de pierre qui, sans défense, se mirent à mourir presque à l’instant où ils arrivèrent. Les gains qui en résultèrent, ainsi que l’avantage démographique d’avoir des terres vers lesquelles envoyer leur surplus de population suffit largement à rendre compte de la réussite à venir des pouvoirs européens » (Graber 2004, p. 48). Si un vrai dialogue avec North et d’autres économistes plus traditionnels aurait pu enrichir considérablement l’ouvrage de Graeber, ce dernier précise lui-même à la fin de Debt que « mon but est ici moins de dialoguer directement avec la recherche traditionnelle sur le sujet que de montrer comment elle nous amène systématiquement à poser les mauvaises questions » (p. 389).

[6] Sen 1981, et Peebles 2011.

[7] Cf Clark 2007, pour un exemple controversé.

[8] Graeber parle de La République comme d’un « livre qui cherche à exaspérer ses lecteurs ». Il semble que Debt ait par moment une ambition similaire.

[9] Tilly 1990.

[10] Ferguson 2001.

[11] Polanyi 1944.

[12] Rospabé 1995.

[13] Todorov 1984, p. 144, ma traduction (NdT).

[14Ibid., p. 146, ma traduction (NdT).

[15] Lindblom 1977.

[16] Farr 2008, Wood 1984.

Bibliographie :

Abhijit V. Banerjee and Esther Duflo, Poor Economics : A Radical Rethinking of the Way to Fight Global Poverty, New York, PublicAffairs, 2011.

Gregory Clark, A Farewell to Alms : A Brief Economic History of the World, Princeton, Princeton University Press, 2007.

Hernando De Soto, The Mystery Of Capital : Why Capitalism Succeeds In The West And Fails Everywhere Else, New York, Basic Books, 2000.

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James Farr, “Locke, Natural Law, and New World Slavery”, Political Theory vol. 36 no. 4, 2008, pp. 495-522.

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Gustav Peebles, “For a Love of False Consciousness : Adam Smith on the Social Origins of Scarcity”, Economic Sociology : The European Electronic Newsletter vol. 12, no. 3, 2011, p. 19-25, online : http://econsoc.mpifg.de/archive/econ_soc_12-3.pdf .

Karl Polanyi, The Great Transformation, New York, Rinehart, 1944.

Philippe Rospabé, La dette de vie, aux origines de la monnaie, Paris, La Découverte, 1995.

Amartya Sen, Poverty and Famines : An Essay on Entitlement and Deprivation, Oxford, Oxford University Press, 1981.

Charles Tilly, Coercion, Capital, and European States, AD 990-1990, Oxford, Blackwell, 1990.

Tzvetan Todorov, The Conquest of America : The Question of the Other, Chicago, Univerity of Chicago Press, 1984.

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