Le XIe Forum social mondial (FSM) a eu lieu [du 6 au 11 février 2011, NDT] à Dakar (Sénégal). En choisissant de se réunir en Afrique pour la deuxième fois (la première, c’était en 2007 à Nairobi), les organisateurs montrent leur volonté d’attirer l’attention sur les questions africaines et leur impact dans le monde. Ce qu’ils ne pouvaient pas deviner, c’est qu’au moment même où se tiendrait le Forum, l’Afrique du Nord ferait la Une des journaux du monde entier, que les protestations sociales contre la crise économique et contre les dictatures soutenues par l’Occident seraient aussi vigoureuses, aussi contagieuses, tout en étant fondées sur un principe de base du FSM : la radicalisation de la démocratie comme instrument de transformation sociale.
Les racines et les raisons de la solidarité du FSM avec les luttes sociales en Afrique du Nord échappent à la presse occidentale. Ce traitement médiatique révèle la double difficulté de l’Occident à apprendre de l’expérience du monde et à être fidèle aux principes et valeurs dont il prétend être le gardien. Depuis sa création, le FSM dénonce la non-viabilité de la politique économique, sociale et environnementale de l’actuel modèle économique néolibéral, dominé par le capital financier déréglementé, ainsi que le fait que les coûts globaux découlant de ce modèle ne se limitent pas aux pays les moins développés.
Une des causes de l’agitation sociale en Afrique du Nord est la profonde crise économique que connaît la région. On ne peut comprendre les protestations sociales de ces dernières semaines en Egypte sans se souvenir des grèves dans le textile des trois dernières années, qui, bien que violemment réprimées, n’ont pas retenu l’attention des médias occidentaux. Dix ans après que le FSM a tiré le signal d’alarme, le Forum économique mondial, réuni à Davos il y a quelques semaines, a déclaré que l’aggravation des inégalités sociales est le risque le plus grave (plus grave que le risque de dégradation de l’environnement) pour le monde dans les prochaines décennies. Ce que le Forum économique mondial ne dit pas, c’est que ce risque découle de la politique économique qu’il préconise depuis dix ans. En bon club de riches, il peut ressentir un soupçon de mauvaise conscience, mais non remettre en cause l’accumulation scandaleuse de richesses.
Vu du FSM, la crise de l’Afrique du Nord signifie l’effondrement de la seconde frontière de l’Europe développée. La première frontière est constituée de la Grèce, du Portugal, de l’Espagne et de l’Irlande. Avec ses deux frontières en crise, le centre se fragilise et l’axe franco-allemand que l’on dit d’ »acier » pourrait bientôt sembler fait de plastique. Plus profondément, l’histoire nous enseigne que la stabilité et la prospérité de l’Europe commence et se termine dans la Méditerranée. Pourquoi l’Occident (Europe et Amérique du Nord) n’apprennent-ils pas de l’histoire et des faits ? Pour nous, membres du FSM, l’Occident n’apprendra que lorsque ce qui arrive dans les périphéries ressemblera trop à ce qui se passe au centre. Nous n’en sommes peut-être pas loin, mais il se pourrait alors qu’il soit trop tard pour apprendre.
La solidarité du FSM avec l’Afrique du Nord est d’une autre nature : elle relève du respect inconditionnel des aspirations démocratiques des peuples. A cet égard, l’hypocrisie de l’Occident ne connaît pas de limites. Son objectif est d’assurer la transition pacifique d’une dictature pro-américaine et pro-israélienne – qui est en faveur de l’occupation coloniale de la Palestine par Israël, de la libre circulation du pétrole et du blocus de la bande de Gaza, qui est anti-Hamas, anti-Irak et pour la division Fatah-Hamas – vers une démocratie dotée des mêmes caractéristiques. C’est la seule façon d’expliquer la recherche obsessionnelle de la présence de fondamentalistes dans les manifestations et la déformation de la réalité quant à la nature politique et sociale des Frères Musulmans.
Les intérêts d’Israël et du pétrole ne permettront pas à l’Occident d’être cohérent avec les principes qu’il proclame dans cette région. Il n’a rien appris de la mort de cent mille Algériens à cause de l’annulation (qu’il soutenait avec enthousiasme) de la victoire démocratique du Front islamique du aalut (FIS), après les élections en Algérie de 1991. Il n’a pas appris non plus de la transformation de la bande de Gaza en un camp de concentration épouvantable, à la suite de la non-reconnaissance de la victoire électorale du Hamas en 2006. L’Occident n’apprendra-t-il que quand il sera devenu post-occidental ?
Boaventura de Sousa Santos, sociologue et professeur à la Faculté de sciences économiques de l’Université de Coimbra (Portugal).
Dakar, jeudi 10 février 2011