Deux hypothèses et une question

 Le succès électoral que vient de connaître le  NPD au Québec, absolument sans précédent, va sûrement susciter beaucoup d’analyses dans les mois et, nous annonce-t-on parfois, les années à venir. Il peut être intéressant pourtant d’avancer d’ores et déjà certaines hypothèses permettant d’éclairer ce succès, qui ébranle manifestement l’ensemble de la « classe politique » québécoise, chroniqueurs des grands médias,  commentateurs et analystes chevronnés, personnel politique élu et non élu. En ce lendemain d’élections, il est pénible, soit dit en passant, d’entendre par ailleurs certains caractériser le vote majoritaire qu’a exprimé la population du Québec de vote quasi frivole, peu sérieux. Comme si le « sérieux » en politique était réservé à ce que cette classe juge tel ou aux milieux qu’elle fréquente…

S’il est vrai que la campagne du NPD a pu paraître relativement vague, il n’en reste pas moins qu’elle s’est déroulée en mettant en avant de grands principes et certains objectifs de progrès social : volonté de prise en compte des besoins des majorités, nécessité d’une amélioration des conditions de vie des aînés et de la protection des régimes de pensions, contrôle des coûts du crédit par cartes bancaires, notamment. Dans un cadre où l’ensemble des forces politiques gouvernantes s’entête depuis un quart de siècle à n’annoncer sans cesse que « du pire » et œuvrent, semble-t-il, à précariser toujours davantage des situations déjà difficiles, le message néodémocrate a pris le contre-pied de leur discours et exprimé l’essoufflement desdites majorités. Le vote massif en faveur du NPD au Québec a permis de crier : « C’est assez! ». Vote de protestation, sans aucun doute, mais qui témoigne éloquemment de ce que les électorats qui veulent du changement ne penchent pas « naturellement » vers la droite, pas plus au Québec qu’ailleurs dans le monde.

Cela dit, il faut noter aussi que le NPD n’a accru au Canada anglais le nombre de ses membres au Parlement fédéral que de six députés. Il a d’ailleurs particulièrement mal paru dans les provinces où il forme le gouvernement : rayé de la carte au Manitoba, par exemple, et rien de mieux en Nouvelle-Écosse. Dans cette dernière province, il est généralement accepté que le mécontentement populaire envers le gouvernement néodémocrate provincial, qui s’est répercuté sur le vote au fédéral, vient de ses politiques budgétaires, notamment de ses coupures dans les services publics. Au Québec, cet aspect des choses ne pouvait évidemment se manifester. Le taux d’abstention, tel qu’il peut être établi en ce moment, est à peine moins élevé à l’échelle pancanadienne qu’en 2008 : un peu moins de 40% cette année contre un peu plus de 40% alors, sur une pente quasi uniformément descendante depuis des décennies. Chiffres globalement identiques pour le Québec.

Paradoxalement peut-être, ces forts taux d’abstention, la montée du NPD au Canada et, surtout, l’exceptionnelle progression du vote en sa faveur au Québec procèdent pour une large part d’un phénomène unique. Voilà une première hypothèse à faire valoir. Ce phénomène qui leur est commun, c’est l’absence de confiance envers le vieux système de partis, le mécontentement à son endroit de secteurs significatifs de l’électorat, la morosité plus grande qu’à l’ordinaire. L’abstention atteint des sommets historiques au Canada, élément qu’on doit, partiellement à tout le moins, envisager comme produit du désenchantement ou d’un bilan négatif porté à l’encontre des joutes de pouvoir habituelles; au Québec, la même absence de confiance et la même morosité se sont manifestées par un transfert très significatif de votes en faveur des néodémocrates en sus d’une abstention massive.

Car il n’apparaît pas réellement plausible à cette étape que l’appui au NPD s’y inscrive dans un processus de renouvellement de l’attachement au système de partis fédéral. Pour les néodémocrates, l’enjeu est précisément de faire la preuve dorénavant qu’ils méritent bien l’appui de l’électorat québécois, et donc qu’ils n’ont pas été qu’un instrument servant encore une fois à marquer son éloignement de ce système. Le Bloc québécois a été, pour sa part, victime lui aussi de cette fatigue de la population à l’endroit des joutes électorales fédérales, victime, en quelque sorte, de ses succès du passé, qui en ont fait l’une des forces politiques les plus importantes. Le vote de protestation envisagé comme action de retrait de la joute politique « officielle », qu’il a exprimé pendant des années, devenait dans ce cadre encore plus marquant avec les candidats néodémocrates.

La division au Québec entre les options souverainiste et fédéraliste est réelle et porte sur une question de fond, une question qui n’est pas symbolique ni farfelue, comme semblait le croire Michael Ignatieff, non plus qu’un leurre cachant les vrais problèmes, comme on entend encore souvent au NPD. Et l’on sait que chaque parti provincial et fédéral du Québec en a régulièrement joué lorsque ses campagnes ne « levaient » pas suffisamment, puisque bon an mal an chacune des deux options pouvait compter sur quelque 40% de supporters dans la population. Le Bloc québécois a d’ailleurs tenté de s’adresser directement aux partisans de l’indépendance quand il est devenu dangereusement évident pour lui que ses appuis s’effritaient. À ce moment, l’erreur commise par beaucoup d’analystes avait été de juger que si le NPD gagnait en puissance, cela ne pourrait se faire qu’au détriment du PLC, c’est-à-dire par un déplacement de votes entre partis fédéralistes.

C’était oublier que, historiquement, la robustesse, la fidélité et l’énergie politiques des forces souverainistes, comme de l’appui à l’indépendance, ont été associées aux courants et aux sensibilités progressistes dans la société québécoise. Une montée du NPD au Québec sur une plate-forme de progrès ne peut pas relever d’une évolution partisane limitée à des fédéralistes. Au sein de la population francophone du Québec, l’appui à l’option constitutionnelle fédéraliste s’est maintenu au fil des décennies comme appui de groupes davantage liés à la propriété privée, aux réseaux de la gouverne régionale qui leur étaient liés, aux vieilles élites locales, etc., de même qu’aux tenants de valeurs plus traditionnelles.

Évidemment, il y a des partisans de réformes sociales parmi les fédéralistes et des courants plus conservateurs parmi les partisans de l’indépendance du Québec. Mais l’absence de développement historique du NPD au Québec vient précisément de ce que la gauche anglophone pancanadienne a refusé les revendications  nationales québécoises dès le début des années 1960, forçant la majorité des francophones progressistes à quitter le parti durant les premiers mois de sa formation; ils se retrouvèrent généralement par la suite du côté de l’option indépendantiste puis du Parti québécois. Si, durant la dernière campagne électorale, les néodémocrates marquaient des points au Québec, c’était obligatoirement du côté d’un électorat qui, au moins en partie, avait déjà voté souverainiste. L’erreur de perspective voulant que les appuis au NPD ne proviennent au Québec que d’anciens électeurs libéraux venait de cet oubli. Voilà une deuxième hypothèse pouvant servir à l’explication des résultats de lundi. D’ailleurs, en toute fin de campagne, le Bloc québécois a de nouveau modifié son message, en mettant à la fois l’accent sur la question nationale et sur son caractère de parti progressiste, ce qu’on n’avait pas proclamé de la sorte depuis longtemps.

Depuis les années 1960, le NPD n’a pas été reconnu comme leur parti par les mouvements sociaux, syndicaux et communautaires au Québec, et encore moins son option constitutionnelle. La gauche n’a pas milité dans ce parti et sa montée présente n’a pas été prise en main par ces mouvements. Son chef québécois Thomas Mulcair vient du PLQ, Françoise Boivin, avocate patronale, du PLC; mais plusieurs de ses candidats et candidates étaient néanmoins des syndicalistes, des promoteurs des droits autochtones, des travailleurs sociaux et des bénévoles communautaires. Il s’agit d’une députation qui a tout intérêt à tenter de s’adresser aux mouvements progressistes de la société québécoise.

Cela ne peut pas se faire en « sautant » par-dessus les questions politiques importantes pour le Québec, auxquelles les néodémocrates doivent apporter des solutions compatibles avec leurs valeurs professées. Au nombre de ces questions, bien sûr, la question du statut du Québec. Durant la campagne, pas trop fort cependant, Jack Layton a laissé entendre qu’il reconnaîtrait la décision que prendraient éventuellement les Québécois à cet égard, par exemple dans un nouveau référendum. À ce qu’on a pu comprendre, le directeur pancanadien de la campagne du parti a désavoué cette idée.

Il serait peut-être intempestif d’exiger présentement une position achevée sur la question nationale du Québec de la part du nouveau caucus du parti à Ottawa, et même de son caucus québécois. Mais un point de départ pour les parlementaires néodémocrates de la province, notamment pour se rapprocher des grands mouvements sociaux et syndicaux, serait de piloter en chambre une véritable proposition d’abrogation de la loi dite de « clarté »: il s’agit d’une loi de domination sur l’avenir de la population québécoise, puisqu’elle soumet précisément son avenir national au bon vouloir du Parlement fédéral, où les députés québécois sont largement minoritaires, qui lui-même doit tenir compte des avis de chacune des autres provinces prise séparément, où la population québécoise n’a pas de représentants. Il serait difficile d’imaginer une formule plus explicite de déni du droit démocratique.

C’est une question qui se pose à la nouvelle députation néodémocrate du Québec : sans avoir présentement toutes les réponses sur l’option constitutionnelle qu’elle souhaitera éventuellement soumettre à la discussion, lui serait-il possible de s’engager maintenant à piloter une proposition d’abrogation comme telle de la loi Chrétien-Dion ? Car cette abrogation représente un préalable nécessaire à toute liberté de décision de la population québécoise, et donc au libre exercice de la démocratie.

Articles récents de la revue

L’Université ouvrière de Montréal et le féminisme révolutionnaire

L’Université ouvrière (UO) est fondée à Montréal en 1925, sous l’impulsion du militant Albert Saint-Martin (1865-1947). Prenant ses distances avec la IIIe Internationale communiste, l’Université...