Entrevue avec Bertrand Schepper[1]
Introduction
Face à la montée de l’inflation, qui domine la perception de la conjoncture économique dans l’après-pandémie, les banques centrales des États-Unis et du Canada ont adopté une politique monétaire que l’on peut qualifier d’orthodoxe[2]. Elle consiste à avoir pour principal objectif la stabilité des prix, et par là même, la stabilité du rendement des placements, en augmentant les taux directeurs qui servent de référence aux prêts entre banques. La Banque centrale européenne s’apprêtait en juillet dernier à faire de même dans l’espoir de juguler l’inflation. L’idée est de limiter la monnaie en circulation, et donc la capacité de dépenser des particuliers et celle d’investir des entreprises, afin par contrecoup de ralentir la hausse des prix en mettant une pression sur l’offre.
Partout, le coût du crédit augmente donc. Mais sur le plan macroéconomique, les taux d’intérêt restent inférieurs à l’inflation, qui continue de galoper. Le coût réel du crédit, et donc des emprunts d’État, reste négatif. Cela alimente les croyances orthodoxes comme quoi, finalement, il n’y a pas lieu de s’inquiéter, si ce n’est pour les pays du Sud fortement endettés vis-à-vis des pays dominant la mondialisation, et qui sont au bord de la rupture de paiement en subventionnant des aliments pour leur population[3].
Le risque de ce retour du monétarisme est de précipiter une récession, à laquelle tous les économistes s’attendent, et de renouer avec des politiques d’austérité, puisque les importantes dettes contractées par les États pendant la pandémie vont coûter plus cher en intérêts, ce qui va peser sur la capacité des gouvernements d’effectuer des dépenses publiques, et ce, d’autant plus que les banques centrales sont décidées à ne plus racheter d’obligations d’État.
Plusieurs reportages et enquêtes journalistiques témoignent en outre du fait que les ménages à faible et moyen revenu souffrent. Pour eux, l’augmentation des taux d’intérêt se combine à – et non contrecarre – l’inflation, qui grève déjà lourdement leur budget. Face à l’adoption de cette politique monétaire à la sortie du confinement, nous ne sommes pas plus égaux que nous ne l’étions lors du confinement, quand les travailleuses et travailleurs essentiels continuaient de se rendre sur leur lieu de travail et prenaient d’importants risques pour leur santé pour des salaires ridicules[4].
Aujourd’hui, même si la politique monétaire réussissait à freiner les prix sans trop freiner l’économie, la hausse qui s’est produite ne s’effacera pas. Des réajustements salariaux sont nécessaires, même d’un point de vue orthodoxe. Cependant, la situation paraît particulièrement dramatique pour les personnes qui dépendent de prestations ou de pensions, car celles-ci n’ont pas connu de rattrapage ces derniers mois, contrairement aux salaires[5]. Des économistes appellent donc à des mesures ciblées d’accompagnement[6].
Mais en ne prenant que des mesures pour atténuer les pires effets de ce monétarisme, ne reste-t-on pas dans une vision à court terme, aveugle aux modifications des relations et des rôles entre pays ? Par exemple, les pays du Nord arrivaient à maintenir leur niveau de vie en limitant les hausses salariales, car ils profitaient du fait que la Chine produisait à bas prix – ce qu’elle ne va pas continuer à faire. L’horizon d’une politique monétaire, et des politiques publiques en général, se limite-t-il à assurer la stabilité des prix, des profits et des placements financiers pour soutenir la pérennité d’un système dont on sait pourtant qu’il s’en va dans le mur[7] ?
NCS – Pourquoi le choix de traiter l’inflation par une hausse des taux d’intérêt n’est pas le remède ?
Bertrand Schepper – Tout d’abord, il est nécessaire de ramener dans ce débat les principales causes de l’inflation. Car il n’y a pas de cause unique qui viendrait d’une économie en surchauffe. Les raisons de l’inflation varient selon les époques et les pays. Actuellement, il s’agit d’enjeux d’approvisionnement, qui jouent sur les prix des denrées alimentaires et sur l’accessibilité du pétrole notamment. Ces enjeux résultent de la pandémie et des politiques de confinement, qui ont d’autant plus d’effet que l’on vit dans un monde just in time[8] et que des pays ont cherché à recomposer leurs stocks alimentaires.
Après la pandémie, on estimait qu’il faudrait de six à huit mois pour rétablir les chaînes d’approvisionnement, mais la guerre en Ukraine est venue bouleverser les prévisions. Il en est de même pour les coûts énergétiques, qui ont décollé à partir de l’été 2021, et qui continuent depuis de grimper. Il y a aussi deux autres facteurs qui ont joué : les importantes sécheresses qui diminuent les récoltes de riz ou de céréales et le maintien d’une politique dure de confinement en Chine, qui menace aussi d’affecter significativement les récoltes, ce qui renforcera les risques de famine dans certains pays, en particulier ceux du Sud-Est asiatique.
Alors, bien sûr, on peut tenir le raisonnement que dans ces crises d’approvisionnement, on a des intermédiaires qui en profitent, notamment dans les chaînes de distribution alimentaire, ce qui aggrave la hausse des prix. Il y aurait donc une surchauffe contre laquelle les économistes orthodoxes réclament de fortes hausses des taux directeurs car ils jugent que les banques centrales n’ont que trop tardé à réagir. Ils font le calcul que si une récession se précise à l’automne, on pourra alors jouer à nouveau sur une baisse des taux.
C’est ce raisonnement qui justifie d’avoir recours à un remède appliqué à partir des années 1970, lorsque la politique monétaire mondiale, sous l’égide des États-Unis, n’a plus eu pour objet le plein emploi, mais la stabilité des prix, dans une fourchette d’inflation entre 1 % et 3 %. Les monétaristes misent sur le fait que la hausse des taux directeurs envoie un message clair aux marchés en mettant un frein à la circulation de la monnaie. Ainsi, en augmentant les taux, on fait diminuer la consommation des individus et les investissements des entreprises, ce qui, à terme, augmente le chômage; cette augmentation exercerait une pression pour maintenir les salaires plus bas lors des négociations salariales, ce qui éventuellement diminuerait l’inflation.
En l’occurrence, la Banque du Canada a fait savoir qu’il faut cesser la spéculation immobilière, qui se répercute sur le coût du logement, puisque les taux d’intérêt des emprunts ne permettent plus d’acheter facilement. Cependant, on pourrait dire que le marché immobilier au Canada se calmait déjà avant la hausse.
Surtout, il faut souligner que le raisonnement décrit précédemment peut fonctionner si ce sont effectivement les salaires qui alimentent l’inflation. Or, ce n’est pas le cas actuellement. En outre, au Canada et au Québec, la hausse des taux directeurs n’a de toute façon pas d’effet sur les principaux facteurs d’inflation, qui résultent d’évènements à l’extérieur du pays, et qui sont hors du contrôle des gouvernements fédéral et provincial.
Il y a ainsi de bonnes raisons de douter du bien-fondé d’une telle politique, qui risque d’avoir des effets d’autant plus délétères au Canada et au Québec, que cela fait des années que l’on dit aux gens de s’endetter. C’est d’ailleurs le recours à l’endettement, qui reste élevé malgré l’accroissement de l’épargne lors de la pandémie, qui a permis d’amortir en partie les impacts de la crise de 2008, mal gérée par les gouvernements, qui n’ont pas aidé directement les particuliers; c’est là une des leçons qu’on a retenues à l’époque, et c’est pourquoi, lors de la pandémie, le gouvernement fédéral a créé la prestation canadienne d’urgence.
NCS – Quelle alternative peut-il y avoir à cette politique monétariste ?
B. S. – On a l’impression que la politique monétaire axée sur l’inflation est le seul outil que l’on peut utiliser. Or, cela relève d’un choix politique. Le Canada et le Québec ont les moyens de faire autrement. Une chose qu’on ne souligne pas assez dans le débat actuel, c’est que le Canada est un pays extractiviste : lorsque le prix du pétrole augmente, les revenus pétroliers suivent. Il y a actuellement un afflux de demandes pour les gaz de schiste ou bitumineux. Tout comme le Canada par la TPS, le Québec en profite aussi par l’accroissement des recettes de la TVQ et l’augmentation des tarifs d’Hydro-Québec.
Actuellement, les gouvernements canadien et québécois ont donc des marges de manœuvre financière et devraient plutôt se concentrer sur la façon d’accompagner les ménages qui subissent de plein fouet l’inflation et la hausse des taux d’intérêt, ainsi que sur l’organisation de la sortie de la dépendance aux énergies fossiles.
Mais il n’y a aucune vision de transition écologique dans ce retour à la politique monétariste. Au moins dans les années 1970, lorsque les pays de l’OPEP ont décidé de changer leurs rapports avec les pays occidentaux et d’augmenter le prix du pétrole, ces derniers ont cherché à diminuer leur consommation. Lors de leur dernier sommet en juin dernier, les pays du G7 ont au contraire approuvé une augmentation du recours aux énergies fossiles, comme s’il n’y avait que ce moyen pour moins dépendre de la Russie !
NCS – Concrètement, quelles mesures le gouvernement québécois pourrait-il prendre ?
B. S. – On peut très bien proposer, puisque l’argent est là, de prendre acte de la crise alimentaire pour développer des circuits courts de production locale, ainsi que pour favoriser des projets écologiques par l’intermédiaire de la Caisse de dépôt et placement du Québec. L’intervention de l’État doit être orientée vers la mise en place d’un tissu industriel qui assure la résilience économique, l’inclusion sociale et le respect de l’intégrité des écosystèmes. En la matière, les objectifs que s’est donnés le gouvernement de la Coalition avenir Québec sont très inférieurs aux besoins en matière de réduction des gaz à effet de serre (GES). On le constate par exemple lorsqu’on examine le plan de mise en circulation de 1,5 million de véhicules électriques d’ici à 2030, alors qu’on a déjà 5,3 millions de véhicules de promenade sur les routes du Québec, ou l’augmentation insuffisante du prix de la tonne de carbone (la tonne d’émission de GES), qui prend appui sur une politique d’autorégulation du privé – une logique de gestion qui a toujours été mise en échec. On a besoin d’une politique plus audacieuse qui va se traduire par l’arrêt de certaines activités, la création d’autres et l’accompagnement des salarié·e·s, sachant que les industries à faible intensité de carbone sont aussi celles où la densité d’emploi est la plus importante. On a les moyens d’assurer une transition juste[9].
Par ailleurs, au lieu d’avoir fait un chèque électoraliste de 500 dollars à tous les ménages gagnant moins de 100 000 dollars par année, ce qui contribue à l’inflation, il serait socialement juste d’augmenter les minima sociaux, comme l’aide sociale et les pensions de retraite, ainsi que le salaire minimum à un niveau décent. Ce niveau dépasse aujourd’hui les 18 $ l’heure[10] pour lesquels une coalition de syndicats et d’organismes communautaires, baptisée Minimum 18 $ !, s’est formée en début d’année pour relancer le débat à ce sujet. Le gouvernement pourrait aussi revaloriser les salaires du secteur public et parapublic lors des négociations des conventions collectives. Voilà qui serait un signal intéressant pour le secteur privé afin que ce ne soit pas les classes populaires qui fassent les frais de cette crise. Enfin, toujours dans une perspective à moyen et long terme, il est important non seulement d’envisager d’encadrer les tarifs de certains besoins de base, mais surtout de revoir notre structure d’imposition. Et ce d’autant plus qu’à l’heure actuelle, vu la structure de leur consommation, les riches subissent moins l’inflation.
Entrevue menée par Carole Yerochewski, sociologue.
NOTES
- B. Shepper est chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). ↑
- La politique monétaire orthodoxe ou monétarisme sont des termes issus des controverses des années 1980 lorsque Thatcher au Royaume-Uni et Reagan aux États-Unis ont appliqué cette politique tournée vers l’offre, c’est-à-dire vers les entreprises. Pour un clair historique sur ce sujet et sur la façon de faire face aux enjeux actuels, voir Guillaume Hébert, La politique monétaire au service du bien-être collectif, IRIS, série Après la pandémie, fiche n° 4, février 2022 et Bertrand Schepper et Mathieu Dufour, Inflation : que peuvent faire les gouvernements ?, billet, IRIS, 8 décembre 2021. ↑
- Voir Martine Orange, « Banques centrales : la guerre inversée des monnaies », Mediapart, 19 juin 2022. ↑
- Pour mémoire, plusieurs étaient payés au salaire minimum de 13,10 $ l’heure à l’époque, ce qui avait amené les gouvernements du Canada et du Québec à financer ou à allouer des primes COVID (500 $ par mois dans le cas du Québec). ↑
- Voir notamment Éric Desrosiers, « Une inflation (un peu) moins forte pour les moins riches », Le Devoir, 25 juin 2022 et « Tous inégaux devant l’inflation », Le Devoir, 7 janvier 2022. ↑
- Voir par exemple l’entrevue avec Éric Heyer, « Inflation : “On ne pourra pas aider tout le monde”, prévient un économiste », France Info, 27 juin 2022. ↑
- Voir Orange, op. cit. ↑
- Le just in time ou flux tendu désigne une méthode de rentabilisation de la production qui consiste à ne garder aucun stock. ↑
- Voir aussi Bertrand Schepper, La nécessaire transition écologique, série Après la pandémie, fiche n° 3, IRIS, février 2022. ↑
- Le montant de 18 $ représente le taux horaire minimum nécessaire pour qu’une personne qui travaille à temps plein toute l’année puisse espérer sortir de la pauvreté au Québec. ↑