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Au-delà du marxisme et du capitalisme

André Gorz, dont la mémoire nous réunit ici, peut-être considéré comme un des principaux penseurs de la sortie du capitalisme. La possibilité et la désirabilité de cette sortie, il tente de les établir à la fois en prolongeant et en actualisant Marx, mais tout autant en le critiquant et en le dépassant. Il nous revient pour lui être fidèle et reconnaissant, de prolonger son cheminement en le critiquant pour le dépasser à son tour, comme il l’aurait certainement fait lui-même s’il ne nous avait pas quittés il y a cinq ans. Il nous faut donc désormais radicaliser la critique de Marx et préciser le statut même de l’idée d’une sortie du capitalisme. Ces deux tâches vont de pair. Je voudrais suggérer en effet que nous ne pourrons trouver les voies d’un après-capitalisme qu’en allant résolument au-delà du marxisme. Que nous ne pourrons sortir du capitalisme qu’en sortant aussi du marxisme. Ou, en le dépassant. Encore faut-il comprendre que c’est plus facile à dire qu’à faire.

Cinq types de pensées de l’émancipation

Pour situer les enjeux de cette quête d’un au-delà du marxisme, il convient tout d’abord d’observer que toutes les grandes pensées modernes de l’émancipation, ou, si l’on préfère, de la révolte contre la domination, de la quête de l’autonomie contre l’hétéronomie, sont issues d’une manière ou d’une autre, du marxisme ou, au minimum, se situent par rapport à lui. Il est possible d’en distinguer cinq grandes composantes.

1. Celles qui s’inscrivent encore explicitement et directement dans le sillage de Marx (p. ex. Negri, Balibar, Rancière ou Anselm Jappe, et certains économistes, dont J.-M Harribey).

2. Celles – très allemandes en cela – qui conservent du marxisme la critique de l’aliénation ou de la réification, mais qui critiquent et rejettent en définitive à peu près toutes les autres composantes du marxisme ; je pense à l’École de Francfort.

3. Toutes les analyses ou les styles de pensée issus du structuralisme ou du post-structuralisme français, de Lacan, d’Althusser, à Foucault ou Derrida, tous devenus mondialement célèbres après leur passage sur les campus américains et leur relookage sous les traits de la French Theory.

4. Issus des trois composantes précédentes et d’un certain gramscisme, toutes les pensées déconstructionnistes modernes ou postmodernes, les cultural, gender, post-colonial ou subaltern studies.

Enfin, 5. Le bloc de ceux qui allient une visée d’autonomie ou de démocratie radicales non seulement à une réflexion philosophique aigue, explicitement développée à partir de Marx et contre lui, mais aussi à de véritables analyses économiques, sociologiques et historiques comme à une extrême sensibilité à la question de la finitude et aux risques écologiques majeurs. Et, surtout, qui dessinent les traits, d’un après-capitalisme possible qui ne soit pas une simple resucée de l’idéal socialiste ou communiste classique. Dans ce bloc, les trois noms principaux me semblent être ceux de André Gorz et de son ami Ivan Illich, ainsi que celui de C. Castoriadis. Et, en arrière-plan, Hannah Arendt, Marcel Mauss et Karl Polanyi.

Bien sûr, entre ces cinq blocs principaux de pensées de l’émancipation, il existe de multiples passerelles et recoupements. Et bien sûr, également, il faudrait dépasser ce repérage purement empirique pour mieux faire apparaître les enjeux et les apports propres à chacun d’entre eux. Ce n’est pas le lieu de le faire. En revanche, il convient de compléter ce tableau très sommaire par deux observations importantes.

La première, est que toutes ces pensées ont en commun de ne pas ou de mal s’inscrire dans le champ des disciplines académiques instituées, qu’elles subvertissent. Elles ne relèvent, en effet à proprement parler ni de la philosophie, ni de l’Histoire, ni de la science économique ni de la sociologie, au moins sous sa forme actuellement dominante. C’est à la fois leur force et leur faiblesse. Leur force, puisqu’elles donnent à voir et à penser ce que les disciplines académiques instituées ne veulent ni voir ni penser. Leur faiblesse puisqu’elles ne parviennent pas, du coup, à conquérir une légitimité suffisante pour peser effectivement sur le cours du monde. Plus spécifiquement, elles ne parviennent pas à faire le poids face à la pensée économique standard généralisée qui est pourtant leur ennemi commun.

La seconde observation est que l’éclatement de cette galaxie post marxiste en ces cinq blocs qui ne communiquent guère et qui ne savent pas bien penser le statut de leurs différences contribue à leur commune faiblesse et à notre commune impuissance face au capitalisme et au néo-libéralisme. Impuissance théorique mais aussi pratique. Pratique parce que théorique. Pour tenter d’en sortir il nous faut tenter de mieux comprendre, d’une part, à la fois ce que nous pouvons et devons garder du marxisme, et ce qu’il nous faut définitivement en abandonner, et, de l’autre, à quelle sortie du capitalisme nous devons effectivement aspirer. Vaste programme ! Que je ne vais certainement pas remplir dans les… quelques minutes qui me restent. Je voudrais pourtant indiquer ce qui me semble être les idées principales à débattre. Je le ferai sous la forme de quatorze thèses, que je ne pourrai qu’énoncer sans avoir le temps de les justifier.

Quatorze thèses

Θ1 = Contradictions du marxisme. Si Marx peut être considéré comme le penseur par excellence de la contradiction, c’est qu’il a été lui-même traversé par les contradictions au plus haut point. Et leur victime. On peut en effet tout aussi légitimement le percevoir comme celui qui de tous les modernes s’est montré le plus empreint d’économisme et le plus anti-économiciste, le plus utilitariste et le plus anti-utilitariste, le plus humaniste ou/et le plus anti-humaniste, le plus individualiste et le plus holiste, le plus scientiste et le plus anti-scientiste, le plus libertaire et le plus autoritaire etc. Et surtout, à la fois le plus nihiliste et le plus optimiste. Nous avons besoin quant à nous d’une pensée radicale du milieu qui sans renoncer au tranchant de chacune de positions extrêmes parvienne à penser leur médiation et leur équilibre dynamique.

Θ2 = L’économisme. Dans ce système d’alternance ou de balancier c’est en dernière instance l’économisme qui aura imprimé au marxisme hérité sa tonalité dominante. D’où son incapacité à s’opposer victorieusement et en profondeur au libéralisme et, aujourd’hui, au néo-libéralisme. Il partage en effet avec eux l’idée que c’est l’économie qui mène le monde, parce que les Hommes seraient avant tout des êtres de besoin, affrontés à la rareté matérielle et que, en conséquence, le seul moyen de les satisfaire et d’établir l’harmonie entre eux est de développer la production matérielle au-delà du point de satiété. Cet économisme se transforme ainsi en un productivisme désormais dévastateur.

Θ3 : Vers une anthropologie alternative. Au-delà de cette anthropologie économiciste il nous faut tirer les conséquences du fait que les êtres humains ne sont pas tant des êtres de besoin que de désir. Ou, si l’on préfère, que le désir procède du besoin mais l’excède et s’étaye sur lui et l’englobe. Précisons : le désir est désir de reconnaissance. La lutte des classes économiques n’est qu’un cas particulier, aussi important soit-il, d’une réalité plus générale, la lutte pour la reconnaissance. Spécifions encore davantage : la lutte pour la reconnaissance est lutte pour être reconnu comme donateur singulier (de biens ou de maux, du bien ou du mal).

Θ4 : Le capitalisme comme hubris du marché. C’est dans le cadre de cette anthropologie alternative qu’il faut poser la question du statut de la visée d’abolir le capitalisme ou d’en sortir. Après pas mal d’hésitations, l’idée qui semble s’imposer dans les courants de pensée alternatifs est qu’il nous faudrait sortir du capitalisme mais conserver, voire développer le marché. Telle quelle, cette idée est intenable. Il ne peut pas exister de marché sans capitalistes. Et, donc, sans capitalisme. Un capitalisme dont il faut, bien sûr distinguer différentes variantes, largement irréductibles et conflictuelles : un capitalisme rural ou artisanal, industriel, commercial ou financier. Un capitalisme de petites moyennes, grosses, très grosses ou immenses entreprises. Mais là n’est sans doute pas l’essentiel. Si l’on compare les différentes définitions possibles du capitalisme on s’aperçoit que leur seul trait commun est l’insistance sur un désir d’accumulation infini. On doit donc concevoir le capitalisme comme la démesure ou l’illimitation de l’économie. Comme l’hubris du Marché. Sortir du capitalisme c’est rompre avec l’hubris économique, marchand et financier.

Θ5 : De l’hubris économique comme sous ensemble de l’hubris général. De même que le besoin, et notamment le besoin matériel, n’existe qu’englobé dans un désir de reconnaissance qui l’excède et l’exacerbe, de même l’hubris économique et financier n’est qu’un sous-ensemble, aussi important, dévastateur et démesuré soit-il de l’hubris en général. Nous ne parviendrons à lutter contre le néo-libéralisme et à sortir du capitalisme, tel que défini à l’instant, que si nous trouvons les moyens de lutter contre l’hubris en général, sous toutes ses formes, contre le désir de toute-puissance qui est la perversion du désir de reconnaissance. Pour cela nous n’avons pas seulement besoin de scénarios économiques, écologiques ou techniques alternatifs – définissant les cadres d’une possible prospérité sans croissance – mais autant ou plus d’une philosophie politique alternative.

Θ6 : La question du désirable. Au cœur des contradictions non résolues du marxisme, les condensant toutes, tout en restant la plus invisible, peut-être parce que la plus invisible, il y a le télescopage entre le nécessaire et le désirable. C’est parce qu’il y aurait une logique nécessaire de l’histoire, indépendante de toutes les volontés, comme mécanique et inexorable, qu’il faudrait absolument désirer y prendre part. C’est parce que le capitalisme est voué à l’auto-destruction, dont il ne peut résulter que le communisme, que celui-ci devrait être l’objectif le plus désirable. Ou encore, c’est parce qu’il doit advenir nécessairement, qu’on le veuille ou non, que tous devraient le vouloir. C’est le nécessaire qui est désirable, et il est nécessaire de le désirer. On retrouve un raisonnement de même type dans une partie des discours écologiques radicaux ou de la décroissance, quels que que puissent être leurs mérites par ailleurs. C’est parce nous allons nécessairement vers la catastrophe écologique, et donc économique, qu’il nous faudrait absolument désirer une société décroissante. Aller au-delà du marxisme pour sortir du capitalisme, et donc de l’hubris, implique au contraire de définir clairement le type de société que nous désirons voir naître et, en son sein, la place qu’y devra occuper l’économie, au lieu, comme on le fait trop souvent, presque toujours en fait, de dessiner à grands traits les contours d’une économie alternative possible en restant dans le flou le plus total sur le type de société qui pourrait y correspondre.

Θ7. Au-delà de la révolution permanente. Un corollaire du télescopage entre le nécessaire et le désirable, est celui de l’avenir et du passé, de la fin et du début de l’histoire (ou de la pré-histoire). Le communisme terminal, qui doit nécessairement advenir, est désirable parce qu’il retrouve les traits essentiels du communisme primitif. Il est le Gemeinwesen perdu et retrouvé. Mais pour le retrouver il faudrait se débarrasser absolument de tout ce qui est survenu entre temps. D’où l’appel à la révolution permanente (ou ininterrompue), et le déconstructionnisme radical si caractéristique de la pensée postmarxiste et postmoderne. Ainsi conçu, le marxisme doit en rajouter sur la bourgeoisie et sur le capitalisme tels que décrits dans Le Manifeste du parti communiste : « Tout ce qui était solide, bien établi, se volatilise, et à la fin les hommes sont forcés de considérer d’un œil désabusé la place qu’ils tiennent dans la vie et leurs rapports mutuels » (trad. Rubel, légèrement modifiée : désabusé/détrompé). Or face à un néocapitalisme qui réalise au moins cette dimension du projet à la fois marxiste et bourgeois en détruisant tout ce qui semblait établi, tout ce qui existe, nous sommes tenus de changer radicalement la perspective de l’émancipation. Notre but ne peut plus être en effet de seulement changer le monde : il doit être aussi de le conserver et de le sauver. D’abord d‘assurer sa survie physique et matérielle. C’est le combat des écologistes. Mais aussi de sauver les valeurs qui ont permis à l’humanité de vivre et de progresser, à commencer par les valeurs de l’humanisme et de la démocratie. En un mot, il nous faut déterminer à la fois la part de nature et la part de culture que nous voulons sauver, pour les adopter à la société que nous voulons construire.

Θ8. Au-delà du socialisme et du communisme. Pour lutter à la fois contre l’hubris économique et contre l’hubris général, pour nous donner les moyens théoriques et éthiques de sauvegarder la nature et la culture, nous avons besoin d’un corpus doctrinal, d’une idéologie si l’on préfère qui, comme le marxisme en son temps, à la fois permette de porter un diagnostic le plus réaliste possible sur l’état et l’avenir probable du monde, et sur son avenir désirable plausible, mais sans confondre l’existant, le nécessaire et le désirable. Une doctrine qui explicite ce à quoi nous tenons absolument et pour quoi il vaut la peine de se battre. Une doctrine qui puisse mobiliser en énonçant le désirable comme l’ont fait en leur temps les quatre grandes idéologies de la modernité démocratique : libéralisme, socialisme, anarchisme et communisme. Aucune d’elle ne mobilise encore véritablement (sauf le libéralisme sous sa forme néo, pour faire du fric, ou sous sa forme déconstructionniste pour parachever un processus d’individualisation, bien différent de l’individuation). La raison en est, en premier lieu, qu’elles ne sont plus à l’échelle, désormais globale, du monde, et, par ailleurs que toutes ont reposé sur la perspective d’un enrichissement matériel sans fin et donc d’une exploitation perpétuelle de la Nature. Or il nous faut désormais inventer un monde commun viable dans le rejet de ces deux postulats. Je propose d’appeler convivialisme la doctrine qui se cherche dans cette direction à travers de multiples courants de pensée ou d’action. Elle représentera une Aufhebung à la fois des quatre grandes idéologies modernes et des morales universalisables héritées des traditions religieuses.

Θ9. Du parcellitarisme. Cette pensée commune d’un monde commun viable et désirable qui se cherche, devra s’atteler à la reformulation et à l’actualisation des idéaux humanistes et démocratiques qui ont animé la dynamique de la modernité. Cette tâche est d’autant plus urgente, nécessaire et difficile qu’ils ont été dévoyés par la nouvelle organisation dominante du monde qui prévaut depuis une trentaine d’années et dont le néo-libéralisme représente la face la plus visible. Ce qui fait sa force, presque irrésistible, c’est qu’il se présente comme l’instrument de la réalisation ultime de la démocratie et des droits de l’homme. Il s’est en quelque sorte arrogé une forme de quasi-monopole de leur interprétation légitime. C’est en réalité leur destruction qu’il consomme. Ce qu’il met effectivement en place c’est un totalitarisme à l’envers, perversion de la démocratie symétrique à celle des totalitarismes d’hier. Là où ceux-ci voulaient tout (re)conjoindre – hommes, pratiques, idées, savoirs et institutions – dans le grand corps du parti, de l’État ou de la Race, le totalitarisme à l’envers entend tout disjoindre – hommes, pratiques, idées, savoirs et institutions – dans le Marché généralisé. Les totalitarismes d’hier voulaient tout fusionner dans des unités organiques, le totalitarisme à l’envers contemporain entend tout diviser en parcelles. Il se présente comme un parcellitarisme.

Θ 10. De l’individualisme. Cette situation engendre une grande ambiguïté contemporaine des idéaux individualistes, déjà présents chez Marx, comme l’a particulièrement bien montré Michel Henry, et qui sont au cœur de la philosophie de Gorz et de sa pensée de l’autonomie. Si l’on ne précisait pas attentivement le statut de cet idéal l’individu autonome risquerait fort de se confondre avec le simple homo œconomicus ou avec l’agent parfaitement adapté au parcellitarisme. Le convivialisme ne peut pas être une politique de l’individu mais du sujet, en entendant par ce mot l’équilibre dynamique à rechercher entre les figures de l’individu, de la personne, du citoyen et de l’Humain.

Θ 11. Quelle morale à venir ? À partir du moment où l’on cesse de télescoper l’existant, le nécessaire et le désirable, et où donc la question du souhaitable se pose dans toute son ampleur et en pleine clarté, pour elle-même, il devient impossible d’échapper à la question des règles que chacun doit respecter pour que ce désirable puisse effectivement advenir. À la question de l’éthique et de la morale, donc. N’ayons pas peur de ces gros mots. Une morale à la fois énonce ce que l’on doit s’interdire (« un homme ça s’empêche »), les renoncements à effectuer, et ce qu’il y a à gagner à ce renoncement. Individuellement et collectivement. À quelle morale post-marxiste et post-capitaliste, individuelle et collective, devons-nous donc nous référer ? C’est là la question la plus difficile à affronter. Qu’est-ce qui peut justifier des interdits si Dieu n’existe plus, et s’il n’existe non plus ni Enfer ni Paradis ? La crainte de l’enfer sur terre, sans doute. Mais ce n’est pas suffisant, il faut aussi alimenter le principe-espérance et montrer à chacun ce qu’il aurait à gagner, psychiquement et matériellement, à l’avènement d’une société post-hubris.

Vastes questions ! À traiter en suivant au moins les trois pistes suivantes :

1. Prendre au sérieux la thèse de Marcel Mauss selon laquelle c’est dans le respect de la triple obligation de donner, recevoir et rendre que se trouve »le roc de la morale éternelle ».

2. Est donc immoral ce qui prétend s’exclure des règles de la réciprocité : l’hubris et la corruption.

3. L idéal démocratique, travesti par le néo-libéralisme et le parcellitarisme, n’est plus conçu que comme une conquête permanente de nouveaux droits individuels. Or les droits des uns sont les devoirs des autres. Il ne peut pas exister de démocratie viable sans devoirs de tous envers elle.

Θ 12. Quel sujet collectif ? La leçon la plus importante à retenir du marxisme est peut-être que les idées ou les valeurs n’ont aucune force, qu’elles sont incapables de devenir effectives si elles ne sont pas portées et défendues par des classes ou des groupes sociaux qui s’en emparent, les font leurs, les défendent et les portent. Par ce que Max Weber appelait les Träger, les groupes supports de telles ou telles valeurs. L’invocation du prolétariat, sujet métaphysique, surchargé par la théorie de tâches multiples et irréalisables, a représenté une réponse fausse, imaginaire, à un vrai problème. Plus aigu que jamais aujourd’hui : qui a intérêt, matériel et idéel, à faire naître une société convivialiste, fondée sur un projet de prospérité sans croissance ? André Gorz avait esquissé une réponse à cette question en en appelant à « la non classe des sans-statuts », ou encore à « la non-classe des prolétaires post-industriels ». Mais une telle référence est trop négative. On ne bâtira pas un monde humain post-croissance viable uniquement avec des « sans » qui n’auraient rien à perdre que leurs manques. On voit bien, ou on devine qui aurait intérêt à dépasser le capitalisme. Peut-être sont-ils même déjà les 99%, à cela près, qui est énorme, qu’à court terme chacun a davantage intérêt à préserver l’existant, son emploi et ses sources actuelles et à peu près garanties de revenu. Mais encore leur faut-il pouvoir énoncer ce qu’ils partagent et à partir de quoi ils peuvent bâtir un monde commun. Si une partie des motivations à une sortie effective du capitalisme, et donc de l’hubris, doit procéder du souci de sauver le monde, du care au sens le plus large du terme, alors le lien entre les activistes d’une prospérité sans croissance sera nécessairement un lien moral qu’il ne faut pas avoir peut d’affirmer comme tel.

Θ 13.Quelle organisation ? Restera alors à affronter l’autre problème classique du marxisme, celui du type d’organisation susceptible de transformer la (non) classe en soi en (non) classe pour soi. En un ensemble de sujets désormais conscients de ce qui les unit et effectivement rassemblés. Car il est trompeur de laisser entendre que les évolutions souhaitables pourraient se dérouler d’elles-mêmes, sans affrontement avec le capital et les institutions existantes, comme si un nouveau monde pouvait se développer seul et librement au sein du monde actuel et faire tomber celui-ci, comme un fruit mûr, hors de toute logique d’affrontement. Il est clair que le schéma classique de la révolution, -celui-là même dont A. Gorz avait fortement contribué à dissiper le mirage – est totalement obsolète : celui de la prise de pouvoir à un moment donné, dans un pays déterminé, par un groupe déterminé opposé à une classe déterminée, présente et visible. Non seulement les 99% potentiels ne forment-ils pas une classe, non seulement sont-ils très inégalement répartis selon les pays et les moments, non seulement n’ont-ils pas encore conscience de ce qui pourrait les réunir au-delà de leurs indignations spécifiques, mais leurs ennemis sont à la fois insaisissables, illocalisables et redoutables. Comment lutter contre des capitaux, condensés de toutes les puissances, qui peuvent se déplacer en quelques nanosecondes, qui peuvent s’acheter toutes les fidélités, et jusqu’aux complicités actives du crime organisé ? Déjà, en se posant la question des modalités possibles de constitution d’une nouvelle internationale post-marxiste.

Θ 14. Concrètement : lutter contre les inégalités et contre la corruption.

De ce qui précède il n’est possible de déduire directement aucun projet politique déterminé. Mais les deux orientations qui peuvent faire consensus à l’échelle mondiale, dès lors qu’on les prendrait au sérieux et à cœur sont :

– 1°) la lutte contre la corruption, endémique, aux États-Unis, comme en Chine ou en Russie, au Moyen-Orient comme en Afrique et en Amérique latine et qui suscite un sentiment de révolte générale.

– 2°) La lutte non égalitariste contre les inégalités, résultat le plus immédiat de l’hubris. Elle implique de déclarer aussi obscènes et indignes l’extrême misère que l’extrême richesse, et d’instituer en conséquence un revenu minimum et un revenu maximum.

Le reste suivra. Peut-être. En tout cas, rien ne suivra qui ne passe par là.

 

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