«L’actualité de la pensée de Rosa Luxemburg, c’est essentiellement la possibilité de réconcilier deux exigences qui ont été, dans l’histoire du mouvement ouvrier, scindées : l’égalité et la liberté. La gauche radicale a vécu jusqu’à aujourd’hui sur la référence au modèle soviétique, avec une conception par en haut de la révolution et une confusion entre la dictature du prolétariat en tant que classe et la dictature du Parti sur le prolétariat. Rosa Luxemburg offre des réflexions utiles pour dépasser enfin le socialisme autoritaire. Quatre points me paraissent essentiels pour bien saisir l’actualité de cette démarche.
Rosa Luxemburg s’est opposée au révisionnisme de Bernstein, c’est-à-dire l’idée d’un passage pacifique, par voie électorale, au socialisme. Elle ne pensait pas pour autant que la révolution se décrète. Sur ce point, elle s’opposait à Lénine et sa conception du parti d’avant-garde. La défense de la perspective révolutionnaire, la confiance dans la capacité du prolétariat à s’auto-émanciper, voilà le premier point à souligner. Il me paraît trouver un nouvel écho dans les révolutions qui secouent aujourd’hui le monde arabe.
Le deuxième point, c’est l’affirmation d’une voie démocratique dans le marxisme, considérant qu’il y a nécessité d’aller au-delà du principe de la démocratie représentative pour s’orienter vers des formes plus directes. C’est d’ailleurs tout le sens de la dictature du prolétariat, si l’on veut bien se souvenir que c’est dans la démocratie radicale de la Commune de Paris, avec la révocabilité des élus et l’égalité de salaires entre dirigeants et dirigés, que Marx entrevoit la forme de cette dictature de la majorité. Rosa Luxemburg est donc un aiguillon pour aider la gauche à repenser l’auto-émancipation contre l’État.
Troisième point : l’internationalisme radical. Rosa Luxemburg jugeait réactionnaire la lutte pour l’indépendance de son pays d’origine, la Pologne. La perspective à porter, selon elle, consistait dans l’union entre les prolétariats polonais et russes pour mettre à bas le tsarisme. Il me semble qu’aujourd’hui encore, on doit s’inspirer de cette approche. Rosa Luxemburg nous a mis en garde contre l’idée d’un soutien inconditionnel et automatique aux mouvements et aux États se revendiquant anti-impérialistes. On ne peut sacrifier la question de la démocratie et des libertés à l’anti-impérialisme. Il ne s’agit pas de nier les rapports de forces, de faire abstraction des contextes, mais de constater qu’au XXe siècle, un certain nombre de luttes de libération nationale se sont retournées contre les peuples qui les ont portées.
Mon quatrième point, enfin, concerne la critique de l’idéologie du progrès. Rosa Luxemburg, avec le mot d’ordre Socialisme ou barbarie, avait une vision non linéaire de l’histoire. Elle était consciente du fait que le socialisme n’est absolument pas garanti. C’est aussi à l’aune de cette conception qu’elle développe une certaine sensibilité à l’environnement, à la nature. L’impact environnemental du mode de production capitaliste est déjà perçu comme une hypothèque sur l’avenir de l’humanité.»
Par David Muhlmann, sociologue et psychanalyste (*).
(*) David Muhlmann a publié en 2010, Réconcilier marxisme et démocratie, aux éditions du Seuil