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La théorie dans le processus de la connaissance, de Marx à Mao

«La connaissance sensible est celle qu’acquièrent les hommes empiriquement dans leurs activités pratiques de la vie quotidienne. Elle n’est pas le fait d’une personne isolée, mais le produit de toutes les activités humaines à travers lesquelles les hommes acquièrent une certaine connaissance de la réalité, collectivement puisqu’ils la façonnent collectivement.»

Tom Thomas

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La connaissance sensible est celle qu’acquièrent les hommes empiriquement dans leurs activités pratiques de la vie quotidienne. Elle n’est pas le fait d’une personne isolée, mais le produit de toutes les activités humaines à travers lesquelles les hommes acquièrent une certaine connaissance de la réalité, collectivement puisqu’ils la façonnent collectivement. Au cours de l’histoire, ces connaissances empiriques se coagulent progressivement en un ensemble de pensées plus organisées, plus vérifiées et approfondies par de nouvelles activités, et progressivement plus scientifiques. C’est que ces nouvelles activités sont aussi de nouveaux instruments avec lesquels les hommes diversifient et perfectionnent leurs rapports avec la nature, ce qui perfectionne et élève de même le niveau et l’amplitude des connaissances qu’ils acquièrent, qu’ils transmettent et qui sont mises en œuvre de génération en génération.

 

Connaître la poire

 

Examinons d’un peu plus près ce processus pour en saisir les différents moments. Pour « connaître le goût d’une poire, il faut la transformer en la goûtant ». On connaît ce célèbre aphorisme de Mao. Il a souvent servi à ceux qui, estimant inutile de faire connaître le marxisme dans le mouvement ouvrier et de l’y développer, prétendaient que la connaissance découlait tout simplement et toute entière de la pratique, et que donc la lutte ouvrière spontanée se suffisait à elle-même, sans intervention « extérieure ». Or, dire qu’il n’y a pas de connaissance séparée de la transformation, du façonnage par les hommes de la réalité est une chose, et c’est vrai, mais cela ne permet pas d’en conclure à l’inutilité d’un travail théorique spécifique pour aboutir à une connaissance exacte de la totalité du phénomène.

 

La métaphore de la poire de Mao concerne la connaissance sensible des objets et phénomènes produits des rapports entre les hommes et la nature. Il est ici en accord avec Marx qui critique cette sorte de matérialisme qui ne saisirait de tels objets et phénomènes que passivement, intuitivement, en observant de l’extérieur leur seule apparence, alors qu’ils ne peuvent être saisis par l’homme d’abord que par son activité pratique, qu’en tant que création, production humaine. Mais, et c’est le cas lorsqu’on goûte une poire, il ne s’agit là que de connaissance empirique, limitée, en l’occurrence à celle d’un seul caractère de la poire, son goût. Mais évidemment, la poire est un objet plus complexe, ayant de nombreux caractères. La connaître dans toute sa réalité, c’est notamment, connaître les éléments chimiques qui la composent, comment et à quelles conditions ils naissent et se développent. C’est alors pouvoir agir sur ce développement, créer de nouvelles variétés de poires. Transformations de la réalité qui passent donc aussi par la connaissance des éléments internes qui déterminent le développement d’une poire de telle ou telle espèce par un travail théorique et pas seulement pratique, par le développement de la science agronomique.

 

Le développement de la science en même temps que celui des activités humaines est d’ailleurs un fait indiscutable. Là n’est pas la question. Elle est, une fois écartée la conception idéaliste d’un développement de la science indépendant des activités pratiques de la production de la vie, et notamment, indépendant des rapports sociaux dans lesquels elles s’exercent, une fois, donc, admis la conception matérialiste de déterminer le rôle de la théorie dans la connaissance de la réalité sociale.

 

Chaque génération trouve déjà là une somme de connaissances léguées par les générations précédentes qu’elle doit s’assimiler de façon critique, c’est-à-dire en rejetant le faux pour développer le vrai au regard de l’expérimentation dans l’activité pratique. Ce qui nécessite aussi un certain travail intellectuel. Et le nécessite d’autant plus que le contenu scientifique, théorique, de cette assimilation, est de plus en plus important au fur et à mesure de l’histoire. Ainsi, ce n’est pas seulement directement, immédiatement, mais de plus en plus indirectement, par le biais de ce travail intellectuel sur les connaissances acquises, que la pratique est à la base du progrès de la connaissance. C’est pourquoi, Mao précisait dans son ouvrage De la Pratique qu’en « fait la majeure partie de nos connaissances sont le produit d’une expérience indirecte… », laquelle est faite non seulement d’informations et d’études sur des faits contemporains, mais aussi de « toutes les connaissances que nous tenons des siècles passés et des pays étrangers ». Donc, et contrairement à une légende tenace, Mao ne pense pas qu’il suffise de goûter la poire pour la connaître. Dont acte!

 

Ceci dit, « la science commence dans la vie réelle », elle est « l’exposé de l’activité pratique, du processus de développement pratique des hommes ». Dans ce processus, ils se heurtent à des difficultés, des obstacles qu’ils tentent de surmonter en améliorant les moyens intellectuels et matériels dont ils disposent.

 

La connaissance sensible, empirique, saisit les phénomènes apparents isolément les uns des autres. Par exemple, les économistes expliqueront les krachs actuels du capitalisme par la formation de « bulles » financières tantôt dans un secteur, tantôt dans un autre, comme s’il s’agissait à chaque fois d’erreurs particulières et non des manifestations d’une crise générale. D’autres feront intervenir comme facteur principal les trop hauts salaires ouvriers et les « rigidités » du code du travail, ou alors la hausse du prix de matières premières tel le pétrole, pour d’autres encore (à gauche), ce sera « le libéralisme débridé » et la mondialisation que les Etats ne combattent pas comme il faudrait, etc. Mais ils n’établissent aucun lien, aucune racine commune à tous ces phénomènes tels qu’ils apparaissent. Les crises n’auraient que des causes particulières, différentes à chaque fois, sinon qu’elles relèveraient de comportements erronés d’agents économiques n’appliquant pas « les lois du marché », sur lesquelles il y a d’ailleurs autant d’avis différents que d’économistes puisqu’aucun ne s’avère pertinent, ou d’agents politiques supposés ne pas vouloir que l’Etat bourgeois commande à l’économie bourgeoise.

 

Bref, on se trouve face à un chaos d’apparences phénoménales, comme s’il n’existait pas une réalité sociale basée sur certains rapports de propriété et formant un tout: le système, la société capitaliste. Comme si, en conséquence, chacun des maux engendrés par ce système, la pauvreté, le chômage, la santé, le travail, l’écologie, les guerres, etc., étaient des problèmes pouvant être traités indépendamment les uns des autres et sans remettre en cause ce mode de production lui-même, ces rapports de propriété, l’Etat qui en est et ne peut en être que l’instrument. La méthode matérialiste et dialectique permet au contraire de trouver pourquoi tous ces phénomènes forment un tout dans leurs rapports réciproques, en montrant comment ceux-ci s’articulent autour de la production des moyens de la vie, et donc autour de la répartition des moyens de cette production entre les individus (la propriété de ces moyens, la division du travail qui en est la manifestation dans l’activité, la répartition qui en découle des richesses produites). L’analyse magistrale du capital qu’a produite Marx en a ainsi dévoilé toute la réalité, essence et manifestations apparentes, et sa vérité a été parfaitement et exactement avérée par le mouvement concret du capitalisme jusqu’à aujourd’hui, et les comportements de ses agents.

 

Et c’est bien parce qu’on peut pratiquement constater dans tout le mouvement du capitalisme depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui, et dans chacune de ses conséquences, la validité de son analyse par Marx qu’on peut alors aussi affirmer la validité de la méthode qu’il a utilisé pour la produire. Cette méthode, comme cela a été rappelé ci-dessus, consiste à partir de « la vie réelle », des activités pratiques pour en trouver le noyau rationnel qui en est le fondement, et prouver la vérité de ce fondement en démontrant qu’il explique cette vie réelle dans ses apparences concrètes.

 

Cette démarche scientifique commence donc par un travail d’investigation, d’analyse, de tri et de mise en ordre des phénomènes particuliers de la réalité sociale, afin de déterminer ce qui constitue leur essence commune dans le mode de production de l’époque considérée, plus particulièrement dans les rapports de production et de propriété de cette époque (autre chose est l’exposé qui explique cette réalité: il parcourt le chemin inverse, partant de cette essence pour arriver à la pleine compréhension de toutes ses manifestations concrètes particulières).

 

Théorie et pratique

 

Le rapport théorie-pratique est une unité dialectique propre à l’activité humaine d’autocréation, à la nature humaine. Il est interne au processus de développement de tous les hommes, même si la division du travail capitaliste a poussé à l’extrême la division du travail entre les puissances intellectuelles et les prolétaires. Ainsi exacerbée, cette division s’oppose à l’unité théorie-pratique, tend à la nier au point qu’elle devient une contradiction majeure du système capitaliste, une manifestation particulièrement significative du niveau d’antagonisme atteint entre le développement des forces productives et les rapports de production. La nécessité du communisme est, notamment, que la poursuite du développement historique de l’humanité exige l’abolition de cette contradiction.

 

Etant dialectique, l’unité théorie-pratique implique le moment théorique comme un moment particulier de son mouvement. Ce moment est celui d’un travail particulier de réduction du concret sensible, empirique, chaotique des apparences à leur essence, celle-ci étant saisie par l’abstraction du concept. Le concept n’est donc pas un simple reflet dans la pensée des apparences phénoménales. Cela parce qu’il les relie toutes ensembles et les ramène à leur racine, origine, cause interne. Et parce que ce passage par l’abstraction est ainsi le moyen de penser autrement le concret, de le penser non seulement dans toutes ses déterminations et apparences phénoménales particulières, mais comme l’unité que celles-ci forment, déterminée par ce que leur essence a de commun, par leurs liaisons, rapports, transformations réciproques. C’est alors que le concret peut être scientifiquement pensé et compris comme à la fois unité et multiplicité des phénomènes de la réalité sociale, comme totalité. Le concret ainsi compris est le résultat le plus élevé du processus de la connaissance.

 

S’élever est le mot juste employé par Marx, car le concret n’est pas « vulgaire » pour être le domaine des pratiques, des besoins, des luttes, ni la pensée « noble » parce qu’elle planerait au-dessus de ce monde réel alors qu’elle en fait partie, et qu’elle n’est intelligente que dans la mesure où elle contribue à le comprendre pour le faire progresser comme développement des qualités et de la liberté des hommes. Le concret est supérieur à la théorie car il est la totalité des activités humaines, de tous les phénomènes sociaux dans leur essence, leurs apparences et leurs rapports réciproques. « Le concret est concret parce qu’il est le rassemblement de multiples déterminations, donc unité de la diversité… La méthode qui consiste à s’élever de l’abstrait au concret n’est que la manière pour la pensée de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret de l’esprit ».

 

Ceux qui récusent ou négligent la nécessité d’un travail théorique spécifique pour appréhender l’essence d’une formation sociale donnée, récusent en fait qu’il soit possible de comprendre cette réalité historique comme un tout cohérent, résultat de la façon dont les hommes y produisent pratiquement leur vie, avec des moyens déterminés et dans des rapports plus ou moins adéquats à ces moyens. Pour eux, les apparences phénoménales ne cachent rien qui ne puisse être compris par les individus par leur seule activité pratique empirique, par leur connaissance sensible de ces apparences. Nous reprendrons plus loin la critique de cette position. Mais l’autre face de la médaille est le dogmatisme. C’est la position de ceux qui croient avoir compris la marche du monde parce qu’ils en auraient compris l’essence. Ils prétendent en général, pour autant qu’ils se disent marxistes, que toute formation sociale se comprend à partir du niveau de développement des forces productives, dont se déduiraient mécaniquement des rapports de production déterminés, et à partir d’eux, tous les rapports sociaux, toute la superstructure. Non seulement, ils ne comprennent pas que les forces productives, en tant qu’elles sont produites par les hommes, sont aussi déterminées par l’ensemble de leurs rapports sociaux dans cette activité, mais ils ne peuvent pas non plus comprendre le concret dans toute sa diversité, tous ses phénomènes devant être expliqués en tant que tels – leur contenu ne se réduisant pas à leur essence, étant aussi déterminé par leurs rapports réciproques. Les dogmatiques sont en fait une variété des idéalistes, souvent brutale parce qu’ils prétendent pouvoir et devoir diriger la société au nom de leur prétendue science!

 

Bref, la théorie qui pense l’essence n’est pas la réalité pensée, elle est seulement nécessaire pour penser la réalité. Elle n’est pas non plus un préalable à l’activité. La lutte des classes, notamment, existe indépendamment de la théorie marxiste qui explique le système capitaliste et le développement des conditions matérielles de sa négation. La théorie n’agit pas. Ce n’est pas elle qui fait se révolter les prolétaires contre le capital. Ils ne luttent contre le capital parce qu’ils ont d’abord compris la théorie de la valeur et tout ce qui s’en suit: ils luttent pour leur besoins, en partant d’eux-mêmes, de ce qu’ils vivent, des phénomènes qui sont effectivement ceux qu’ils constatent comme les oppressant (leurs conditions de vie) et comme des dominations insupportables (la police, la justice, le pouvoir politique, etc.) ou comme des monstruosités barbares (les famines, guerres, et autres désastres).

 

 

 

 

 

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