Deux ans après la chute du dictateur Ben Ali, la Tunisie, berceau du printemps arabe, peine à sortir d’une crise politique qui a pris, au cours des derniers mois, l’allure d’un véritable drame dont les dérapages tendent à refroidir les ardeurs de ceux qui voyaient dans cette révolution le laboratoire d’une forme spécifiquement arabe de transition à la démocratie. Galvanisés par la promesse d’une rupture salutaire et portés par la fièvre du changement, les Tunisiens s’étaient pourtant prêtés au jeu des premières élections législatives, le 23 octobre 2011, avec l’enthousiasme juvénile qui avait embrasé ses principaux artisans. Issue des urnes, l’Assemblée constituante se vit confier l’ambitieux mandat d’accoucher d’une nouvelle constitution à la fois garante du respect des libertés individuelles et du fonctionnement des grandes institutions qui sous-tendent l’État de droit.
Seule force structurée du pays, mais néanmoins sans majorité absolue de sièges, le parti (islamiste) de la renaissance, Ennhada, et ses alliés de la «Troïka»[ii] devaient, une fois la loi fondamentale adoptée, assurer la tenue d’élections libres dans un climat pluraliste de tolérance et d’ouverture, promettant, de surcroît, de respecter l’horizon de la fin 2013 pour convoquer le peuple aux urnes en consacrant ainsi la jeune démocratie. Quatre ébauches du texte et de multiples tractations n’ont pas suffi à cristalliser une entente révélant, au contraire, l’abîme qui sépare plus que jamais les islamistes au pouvoir et l’opposition laïque quant à la philosophie qui doit présider à la marche du pays. Accusé de vouloir «islamiser» la société, Ennhada est aussi soupçonné de complicité avec les meurtriers de deux leaders de l’opposition[iii]. En février 2013, Chokri Belaïd, chef du Parti unifié des patriotes, était en effet abattu non loin de chez lui. Six mois plus tard, le 25 juillet, Mohamed Brahmi, député laïque et progressiste, était assassiné à son tour en banlieue de Tunis. La mort de ce dernier exacerbera les tensions et poussera des milliers de Tunisiens à prendre d’assaut les rues des grandes villes en réclamant la démission du gouvernement formé par l’ancien ministre de l’Intérieur Ali Larayedh[iv].
La crise de légitimité à laquelle fait face le parti islamiste à la fin de l’été 2013 est d’autant plus vive qu’en Égypte voisine, le Parti Liberté et Justice de Mohamed Morsi (puissant allié d’Ennhada), vient d’être renversé par l’armée égyptienne donnant, du coup, à plusieurs opposants tunisiens, l’impression qu’une nouvelle révolution souffle sur cette région du Maghreb. C’est ainsi qu’à la faveur de la mobilisation populaire, des jeunes tunisiens, inspirés par la mouvance anti-Morsi en Égypte, fondent à leur tour le mouvement Tamarod («Rébellion» en arabe) dont l’objectif est la dissolution de l’Assemblée nationale constituante. Par ailleurs, l’assassinat de Brahmi force la quasi-totalité des oppositions, de gauche comme de droite, à s’unir contre la montée de la violence salafiste en se regroupant au sein du Front de salut nation[v]. Acculé, le gouvernement Ennhada ne pouvait manifestement résister plus longtemps.
Enlisé depuis des mois, le dialogue est relancé, début août, à l’invitation de la puissante centrale syndicale UGTT[vi] qui s’impose comme un acteur incontournable. Forte du soutien d’un patronat inquiet[vii] de la ligue tunisienne des droits de l’homme et de l’ordre des avocats, l’UGTT obtient, en quelques semaines de laborieuses et intenses négociations, l’application de sa feuille de route. Le 5 octobre 2013, le leader historique d’Ennhada, Rached Ghannouchi, acceptait enfin de parapher celle-ci et, corollairement, de céder le pouvoir à un gouvernement de technocrates «apolitiques» indépendants des partis auxquels incombera l’adoption de la Constitution et la mise en oeuvre d’un calendrier électoral sensé sortir le pays de l’inextricable impasse politique qui prive la Tunisie d’institutions efficientes. Le 25 octobre suivant, le gouvernement du premier ministre Ali Larayedh annonçait son intention de démissionner. Alors que les rues de Tunis et de Sidi-Bouzid voyaient défiler des milliers de manifestants appelant le gouvernement à «dégager», une dizaine de gendarmes tombaient sous les tirs de salafistes.
Une société paralysée par ses antagonismes
Née dans l’euphorie, la révolution parvient difficilement à tracer les contours d’un cadre normatif qui puisse fonder, à plus long terme, la vie démocratique, comme si la société tunisienne n’avait pu échapper à la logique binaire et manichéenne de l’affrontement entre deux pôles idéologiques dont les bras de fer récurrents minent toute possibilité d’instituer, sur la base d’une véritable culture démocratique, un dialogue salutaire sur ce qui les divise. Sans constitution et sans parlement, la Tunisie est aussi structurellement traversée par des lignes de fractures sociales et régionales[viii] que feignent d’ignorer la plupart de ses dirigeants dont l’incompétence en matière économique a été largement occultée par le débat moral et identitaire. C’est en effet principalement sur la laïcité et la nature de l’État que les discussions achoppent depuis l’élection de la constituante, accélérant ce qui ressemble à une lente, mais irréversible descente aux enfers; «l’exception culturelle tunisienne»[ix] faite d’humanisme et de tolérance n’ayant été, pour plusieurs, qu’une tragique illusion.
Surdimensionnée par les islamistes, la question religieuse, en se posant comme référent axiologique fondamentalement essentialiste, a travesti la logique du débat public amenant, d’un côté, les modernistes laïcs à adopter une posture intransigeante de moins en moins ouverte au dialogue et, de l’autre, les interprètes rigoristes d’un islam va-t-en-guerre à se faire les thuriféraires d’un retour à la charia. En d’autres termes, l’échec de la transition tunisienne serait largement attribuable à une lutte idéologique qui compromet à la fois la normalisation démocratique et la pérennisation d’institutions propres à réguler pacifiquement l’espace politique.
Au cœur de la méfiance du camp moderniste se trouve l’ambiguïté d’un discours islamiste axé, d’abord, sur le renforcement des piliers de l’islam en concordance avec la charia et, ensuite, sur la volonté de réaliser cet engagement en tout respect du pluralisme et des fondements de la modernité[x]. L’apparente contradiction est visible notamment dans les termes de l’article 136 du projet de constitution (présenté le 24 avril 2013) selon lequel «l’islam est la religion de l’État». Ce que d’aucuns n’ont pas manqué de souligner au sein de l’opposition, c’est le glissement sémantique immanent au texte soumis qui ne serait plus simplement descriptif mais «prescriptif»[xi]. En posant le principe d’un État «protecteur de la religion» (et non des religions), fondé sur «la volonté du peuple et la supériorité des lois» (article 2), les islamistes brouillent ainsi la frontière entre l’État de droit et un État des lois[xii]. L’islam (et non la constitution), en tant que religion d’État, deviendrait le référent inaliénable «des lois» auxquelles l’État aurait à arrimer sa conduite : l’inadéquation entre l’identité religieuse de l’État et la transcendance du droit étant ici pour le moins patente.
Le principe de liberté de conscience inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme à l’article 18 serait, quant à lui, contourné par la vague affirmation de la «liberté de croyance» qui ne semble pas impliquer la liberté de sortir d’une religion, d’en embrasser une autre ou tout simplement de n’en avoir aucune. À ces manœuvres s’ajoutent les tentatives avortées de revoir les articles relatifs au statut de la femme, Ennhada ayant préféré (avant de reculer) inscrire dans la constitution la «complémentarité» des sexes plutôt que l’égalité.
Le déclin d’Ennhada
Tout cela explique pourquoi les milieux séculiers, braqués par l’apparente dérive théocratique, se refusent aujourd’hui à jouer la carte de la confiance à l’égard des islamistes, préférant miser sur les élections à venir. Bien que le pari paraisse justifié et que la débâcle d’Ennhada en elle-même soit porteuse d’ouvertures, il serait hasardeux de la part des oppositions de célébrer trop vite la mort d’un parti dont l’implosion aujourd’hui pourrait se traduire, demain, par des alliances encore méconnues. À l’évidence, la crise actuelle est révélatrice d’un renversement du rapport de force.
Lors des élections d’octobre 2011, Ennhada avait tablé sur son « réseau de résistance passive» dont les mosquées constituaient le ressort. Bien qu’ils n’aient pas vu venir la révolution et qu’ils aient été fort discrets au moment décisif, les islamistes ont su, à travers ce maillage habilement tissé, distribuer des aides tout en propageant un discours conservateur aux accents populistes focalisé sur la tradition et la mise en exergue de l’islam comme matrice identitaire[xiii]. Au sein des couches les plus défavorisées, la soif de croyance et le désir de s’en remettre à dieu après des décennies de «répression laïque» expriment également l’idée selon laquelle la voie religieuse constitue l’unique réponse tant aux souffrances endurées qu’à l’échec d’un modèle de «gouvernance» inspiré de l’Occident.
Cela étant dit, le succès d’Ennhada aux élections, bien que réel (41,47 % des suffrages exprimés), doit être toutefois tempéré du fait que seulement 50 % des Tunisiens se sont inscrits sur les listes électorales[xiv] fragilisant, à terme, la légitimité du projet islamiste. Celui-ci est d’autant plus critiqué aujourd’hui que la question sociale paraît tout aussi insoluble pour les religieux qu’elle ne l’était pour Ben Ali. À l’instar des autres pays arabes, la Tunisie est en effet en pleine transition démographique alors qu’une génération de jeunes, plus instruits que leurs parents, arrive sur le marché du travail sans perspective d’emploi au sein d’une économie déstructurée. De fait, le virage libéral amorcé dans les années 90 a contribué à l’exacerbation des inégalités régionales, rendant très visibles les écarts de développement. Pendant que le littoral voyait se concentrer les investissements autour des plateformes portuaires d’exportation (Tunis notamment) et des zones touristiques disposant d’un aéroport, les régions désindustrialisées du centre tel que Sidi-Bouzid, cœur de la révolution, étaient délaissées[xv]. Contrairement aux Frères musulmans égyptiens dont l’emprise est consubstantielle à un projet social axé sur les défavorisés, Ennhada n’a pas su tirer profit des ramifications sur lesquelles il s’appuyait se conformant ainsi, sans originalité aucune en matière économique, au modèle hérité de gestion libérale qui souffle tout aussi intensément sur cette région du monde. Entre autres effets délétères de l’impuissante gouvernance islamiste et des prescriptions du Fonds monétaire international : des taux de chômage variant, d’une région et d’une catégorie à l’autre, de 16 à 37 % [xvi].
Dans un tel contexte, des franges croissantes des classes défavorisées, refoulées hors des marges du débat démocratique, tendent à se radicaliser. Comme le font remarquer certains, la nouveauté c’est que le sentiment d’exclusion est aujourd’hui beaucoup plus marqué qu’il ne l’était à l’époque de Bourguiba du fait que la pauvreté n’est plus une «cause nationale» appelant, de manière transcendante, le peuple à se mobiliser face à ce défi collectif. Vécue sur le mode libéral de l’isolement et de l’enfermement[xvii], elle se traduit, dans ses épisodes récurrents de chômage et de précarité, par un niveau élevé de frustration et, chez les plus jeunes (avec ou sans diplôme), d’une quête identitaire source des pires dérives.
Les partis de gauche ne sont pas seuls à vouloir capitaliser sur le mécontentement. Y voyant un terreau propice, les groupes salafistes sont parvenus au cours de la dernière année à recruter des nouveaux adeptes divisant l’ensemble de la mouvance islamiste et polarisant les forces constitutives d’Ennhada sur la stratégie à adopter dans le contexte de la présente crise. Déchiré, ce parti doit ainsi composer avec deux courants de moins en moins aptes au compromis. Favorables au dialogue avec les formations politiques non religieuses, les «pragmatiques» ont maille à partir avec l’aile dure du parti d’emblée hostile aux «mécréants» laïques qu’elle fustige au point de manifester dans les rues de Tunis aux côtés des salafistes. Ce type de rapprochement n’est pas sans conforter tous ceux pour qui Ennhada n’est que le cheval de Troie des fondamentalistes radicaux. Qui plus est, les risques inhérents à une lutte fratricide au sein du parti expliquent sans doute pourquoi les dirigeants d’Ennhada ont faire preuve, jusqu’à maintenant, d’une déconcertante indécision face à la montée de la violence, refusant de condamner formellement celle-ci et tergiversant quant aux moyens à prendre pour la combattre. Les événements récents semblent cependant indiquer un changement de cap.
Le spectre du salafisme
En s’ouvrant à l’islamisme politique légitimé, dans sa version légale, par Ennhada, la République tunisienne est devenue, contre toute attente, une terre de prédilection pour les interprètes et prêcheurs d’un islam rigoriste. Doctrine puritaine issue de Wahhabisme, le salafisme (salaf signifiant ancêtre ou prédécesseur) se déploie d’abord à travers une mouvance quiétiste qui investit le champ politique : l’intégrisme s’exprimant ainsi dans une pratique rigide de la prière et du jeûne puis l’élaboration d’un système codifié d’injonctions allant de la criminalisation du blasphème à une stricte séparation des sexes dans l’espace public[xviii]. Prosélytes, les salafistes sont surtout très attachés au caractère normatif de la religion et, corolairement, à l’imposition drastique de la charia. Plaçant la dévotion au centre de leur vie, les piétistes ne sont pas tous forcément engagés dans la lutte armée bien qu’ils partagent avec les djihadistes un même objectif, soit de voir triompher le califat par-delà les frontières nationales. Selon certaines sources, Ansar Al-Charia (Les partisans de la Charia), le groupe djihadiste le plus puissant en Tunisie, serait en mesure de mobiliser 50 000 personnes. Disposant d’un réseau de 500 mosquées et de camps d’entraînement, l’organisation entretiendrait, de plus, des liens avec Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Depuis 2011, 3000 à 5000 djihadistes tunisiens auraient d’ailleurs fait la navette entre leur pays d’origine et la Libye (considérée désormais comme une base arrière) pour combattre ensuite dans les rangs de la résistance syrienne. Présents dans les universités où ils parviennent à convertir certains étudiants, les «barbus» recrutent surtout dans les zones périphériques des centres urbains chez des jeunes que les faits d’armes des djihadistes fascinent; la guerre représentant un exutoire et la violence, une manière de se positionner politiquement[xix].
Investis dans une espèce d’entreprise de colonisation du paysage, les salafistes n’ont jamais été aussi visibles et menaçants, ce qui suscite la peur au sein de l’opposition, mais aussi, depuis peu, de l’inquiétude dans les rangs d’Ennhada. Aux exécutions d’hommes politiques s’ajoutent le meurtre sordide, en mai dernier, d’un commissaire de police de Jebel Jeloud et la multiplication d’attaques que mènent en plein jour des commandos contre les forces de l’ordre apparemment désorganisées. Menaces de mort répétées contre des journalistes et des intellectuels, assassinats de gendarmes, découverte d’explosifs et de caches d’armes : tout cela nourrit les craintes d’une guerre civile voire d’un «scénario à l’algérienne», expression sans équivoque d’un sentiment d’insécurité croissant.
Or, en dénonçant comme ils l’ont fait en juin 2013 un «complot terroriste», les principaux leaders d’Ennhada se sont plus ou moins consciemment engagés sur la voie de la rupture avec le bras armé du djihad qu’ils se croyaient, à tort, capables de contrôler. À posteriori, c’est plutôt l’impression inverse qui a joué contre les «colombes» islamistes, instrumentalisées aux yeux de plusieurs par les «fous de dieu». Se sentant trahis avec ce qui leur apparaissait comme un recul du gouvernement sur la constitutionnalisation de la charia[xx], les djihadistes se sont totalement autonomisés, agissant, tels des électrons libres, avec la guerre pour seul agenda.
La recomposition du champ politique
Ennhada arrive donc à un tournant de son histoire que des événements imprévus pourraient précipiter. Son instance décisionnelle, le Majlis el-Choura (sorte de directoire), est encore dominée par des faucons qui persistent à croire que le parti à tout intérêt à ménager la frange radicale de son électorat. Idéologues obscurantistes, ce sont eux qui, depuis le début de la crise, refusent toute concession, amenant Rached Ghannouchi à tenir sciemment un double langage, comme si la duplicité pouvait constituer une politique. Face à la fronde contre le gouvernement, la Choura a choisi la fuite en avant, poursuivant les nominations partisanes dans des postes clés de l’appareil d’État et lâchant, contre les militants de l’opposition, les Ligues de protection de la révolution (LPR)[xxi]. Paniqués à l’idée d’être détrônés, les ultras font le pari risqué que la discipline, qui fut jadis garante de la solidarité des islamistes, inocule le parti contre toute forme d’éclatement.
Sur le terrain de la légitimité démocratique, avec en toile de fond des élections imminentes, l’hypothèse d’une transfiguration d’Ennhada paraît pourtant plausible. Certes, bien qu’il ne soit pas encore consommé, le divorce entre salafistes et islamistes apparaîtrait ainsi irréversiblement inscrit dans le processus de transition en cours. Nébuleuse aux contours imprécis, le salafisme lui-même n’est pas exempt des tensions qui naîtront du chaos. En effet, si la violence a contribué à mobiliser les forces démocratiques, elle risque – par effet d’engrenage – de jouer dans la régulation du jeu politique, tirant les islamistes «pragmatiques» vers le centre et précarisant à long terme les assises populaires des apologistes du djihad[xxii]. Animé par un sentiment d’urgence devant le risque d’anarchie, le courant «islamo-démocrate» s’est montré d’ailleurs plus ouvert au dialogue. Enclins à partager le pouvoir et tisser des alliances plus larges, ces islamistes ont apparemment pris conscience qu’au-delà de leur attachement à la religion, la stratégie du pire – celle de l’enlisement – est aussi la pire des stratégies. En atteste la fissuration bien réelle du noyau d’électeurs fidèles à Ennhada. En effet, des sondages menés au plus fort de la crise (octobre 2013) accordaient 34 % des intentions de vote à Nidaa Tounes (l’Appel de la Tunisie) contre 30 % à Ennhada[xxiii]. Aussi l’éventualité d’une défaite aux législatives pose-t-elle, avec plus d’acuité, toute la question de l’union sacrée des islamistes condamnés, à terme, à accepter – principale pierre d’achoppement – le principe de l’alternance. Au final, l’avenir d’Ennhada, dans sa forme actuelle, résiderait donc dans la plasticité de ses principes politiques que le parti tend à confondre à une eschatologie théologique peu compatible avec les règles de la démocratie.
En somme, la Tunisie semble avoir vécu, en accéléré, l’expérience de ce qui se présentait au départ comme un modèle de gouvernance islamique compatible avec les règles intrinsèques de l’État de droit. Forme de passage obligé dans un pays où l’attachement à l’islam est fortement enraciné, l’élection d’Ennhada revêtait un caractère original en ce qu’elle postulait, dans le respect du droit et des libertés, la fusion du religieux et du politique. Pour de nombreux électeurs, ce parti incarnait cet «islam light» porteur, sur le plan de la fondation, d’un référent commun propre à guider les conduites individuelles et celles de l’État. Paradoxalement, en se conjuguant à la violence des salafistes, l’échec d’Ennhada risque de recentrer l’enjeu théologico-politique en cantonnant la religion au statut de foyer culturel et de pratiques purement privées. En d’autres termes, la faillite de l’islam politique à prétendre être l’unique source de légitimité entraînera, à long terme sans nul doute, la normalisation inéluctable des partis islamiques forcés de s’en tenir au jeu de la compétition électorale, relayant – du coup – toute velléité théocratique au rang de repoussoir[xxiv].
L’attente
Au bord du gouffre, la Tunisie doit conjurer pour l’instant le péril bien réel de la régression qu’enfantera, dans sa logique à la fois paroxystique et implacable, la montée des extrêmes. Reflet d’une situation fluide et sans cesse changeante, la reprise des négociations, le 26 octobre, laisse espérer qu’au-delà des calculs stratégiques induits par l’idéologie, les démocrates de tous les horizons sauront faire preuve de lucidité à l’égard d’un rapport de force qu’ils ont intérêt à construire pour contrer les salafistes et préserver ce qu’il reste de cohésion nationale : le risque de capotage étant par ailleurs aussi grand que ne l’est la méfiance entre les parties. À cet égard, la démission du gouvernement d’Ali Larayeth et son remplacement par un cabinet «apolitique» formé de technocrates marque néanmoins un premier pas vers le dénouement de la crise. Selon les termes de la feuille de route, une fois la constitution adoptée, le pays sera appelé à élire une assemblée législative puis un président.
Or la tâche qui attend le prochain gouvernement est colossale au sens où il ne peut être question d’une «stabilisation» de la situation politique sans que l’État, tel que l’entendaient ceux qui ont fait la «révolution du jasmin», ne se consacre enfin à la lutte contre les inégalités sociales et géographiques. Si la question religieuse, dans son intelligibilité, échappe au seul déterminisme économique, le vivier salafiste ne saurait se reproduire sans s’alimenter des horizons bouchés de ceux qui s’y réfugient. Aucun gouvernement ne pourra donc – durablement – répondre à la violence sans à la fois s’appuyer sur de larges coalitions et une politique de développement propre à «court-circuiter» les mécanismes de sa reproduction.
Entre-temps, les Tunisiens fondent leur espoir dans le «dialogue national» que viennent d’entreprendre les belligérants d’une classe politique contrainte par l’urgence. Garante d’une culture démocratique émergente, la société civile tunisienne s’est d’ailleurs montrée prompte, ces derniers jours, à manifester en dépit des menaces. Source d’espoir en ces temps d’incertitude et plus branchés sur le monde que ne l’étaient les membres des générations précédentes, de larges pans de la jeunesse tunisienne, de par leur capacité à se mobiliser massivement dans de courts délais, ont constitué depuis le début de la révolution un rempart face à l’empressement des conservateurs à passer outre les règles de droit. Contre la force des armes et l’intimidation, ils opposent la même détermination et une témérité d’autant plus forte qu’il y trois ans, ils faisaient tomber une dictature. Irriguant tout le pays, l’impatience se maria à la soif de liberté, constituant ensemble le ferment de l’insurrection. Trois ans d’attente en vain suffisent aujourd’hui à nous convaincre qu’en Tunisie, la révolution reste à faire.
[i] – Membres de la délégation de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ CSN), les auteurs ont participé, en mars 2013, au Forum social mondial qui se tenait à Tunis. Ils ont réalisé avec leurs collègues Michel Milot et Isabelle Ponbriand, La démocratie du jasmin (http://www.youtube.com/watch?v=xgj62sahNr0).
[ii]- Au lendemain de l’élection, Ennhada contrôlait 40 % de l’Assemblée constituante forçant ainsi cette formation à forger une alliance avec des partis laïques et progressistes. La Troïka est une coalition formée de Ennhada, lequel est dirigé par Rached Ghannouchi; Le Congrès de la République (CPR) de Moncef Marzouki et le parti Ettakatol de Mustapha Ben Jafaar. Satellisés par Ennhada, le CPR et Ettakatol sont aujourd’hui (automne 2013) sous la barre des 3 % dans les intentions de vote. Sur les intentions de vote, voir http://news.tunistribune.com/?q=node/2938; http://www.africanmanager.com/156797.html19 octobre 2013.
[iii] – À l’automne 2013, le commanditaire de ces meurtres n’avait toujours pas été identifié.
[iv]- Soulignons que Larayedh a succédé à Hamadi Jebali, lui-même forcé de démissionner dans le contexte des manifestations de colère qui ont suivi le meurtre de Belaïd.
[v] – Fort de l’appui de la quasi-totalité des forces politiques allant du centre droit à l’extrême gauche (à l’exception des membres de la Troïka) et de représentants de la société civile, le Front du salut national souhaite terminer, avec le soutien d’experts en droit constitutionnel, la rédaction de la constitution avant de la soumettre à un référendum. Voir http://www.kapitalis.com, 26 juillet 2013.
[vi] – L’Union générale tunisienne du travail est principalement implantée depuis sa fondation en 1946 dans le secteur public. Très active pendant la révolution, elle compte cinq cent dix-sept mille adhérents. Voir Hèla Yousfi, «Ce syndicat qui incarne l’opposition tunisienne». Le monde diplomatique, novembre 2012.
[vii]- Lequel est représenté par l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA).
[viii]- Outre un clivage entre les zones urbaines et rurales, il faut souligner d’importantes disparités entre le littoral et l’intérieur du pays, les zones métropolitaines côtières et le centre-ouest du pays.» Voir Jean-Yves Moisseron, P.Beckouche, H.Pecout, M.B.Rebah, C.Grasland, F.Guérin-Pace, «Avoir 20 ans en Tunisie en 2013», Libération, 3 août 2013. Voir également Larbi Chouikha, «Dangereuse, très dangereuse bipolarisation», Géopolis, 9 août 2013.
[ix]- Malgré ses dérives autoritaires, la Tunisie a toujours été attachée à l’esprit moderniste qui a inspiré le code du statut personnel (CSP) adopté en 1956. «Par ses innovations (prohibition et pénalisation franche et explicite de la polygamie, interdiction de la répudiation, attribution de la garde de l’enfant en fonction de son intérêt), le CSP est la constitution civile des Tunisiens. Il leur est uniformément applicable sans qu’il soit tenu compte de leur appartenance confessionnelle. La Tunisie est le seul pays arabe qui autorise l’adoption, le seul à avoir libéralisé l’avortement, avant la France. Au-delà de ces solutions, c’est la philosophie générale de l’ordre juridique qui y est différente. La charia, le système de normativité traditionnel, œuvre doctrinale s’il en est, ne lie pas le législateur. Le souverain peuple n’est donc pas soumis à un ordre qui le transcende et la loi est objet de délibération, puisque son contenu n’est point déterminé à l’avance. La théorie des sources qui y est retenue n’oblige pas le juge tunisien à se référer aux règles du droit musulman classique pour combler les lacunes de la loi ou pour l’interpréter. Il n’est soumis qu’à l’ordre de la loi étatique». Ali Mezghani, «Tunisie : une révolution, une élection et des malentendus», Le Débat, # 168, janvier 2012, pp. 168-177.
[x]- C’est au nom d’une identité collective enracinée dans les valeurs arabo-musulmanes qu’Ennhada souhaite réintroduire l’islam comme principe éthique de gouvernance. L’Islam n’est pas seulement un référent supra-individuel devant guider chacun, il est un trait culturel distinctif, à la fois système symbolique et marqueur identitaire. Le 24 mai 2013, Rachid Ghannouchi, se voulant rassurant déclarait « qu’il est nécessaire de trouver les mots qu’il faut pour que la Constitution soit à la fois moderne et inspirée de la charia». Frida Dahmani, «Tunisie : recherche constitution désespérément», Jeune Afrique.com, 10 juin 2013.
[xi]- L’article premier de la Constitution de 1959 précise que la «Tunisie est un État libre, indépendant, souverain, l’islam est sa religion, l’arabe sa langue, la république son régime». Abdelwahab Meddeb, «Pourquoi le projet de Constitution tunisienne est inacceptable ?». Le Monde.fr, 30 avril 2013.
[xii] – F. Dahmani. Jeune Afrique.com. Op.cit.
[xiii] – (…) distribution massive de tracts, réunions publiques très suivies, armada d’activistes sur Internet …) ; une présence sur l’ensemble du territoire ; des thèmes de campagne rassurants et de très nombreuses promesses ; voilà quelques-uns des facteurs qui expliquent la victoire d’Ennhada. Olivier Morin, «Tunisie : Le vertige démocratique», Études, Tome 416, avril 2012, pp.449-459.
[xiv] – Les 1 501 418 voix obtenues par Ennhada ne représentent en réalité que 19 % des électeurs potentiels (seuls 50 % des Tunisiens se sont inscrits sur les listes électorales). Plus encore, 35 % des votes n’ont eu aucune représentation au sein de la Constituante en raison du report de voix au meilleur. Ennhada dépasse les 50 % dans seulement deux régions (Tataouine et Gabes) et obtient de bons scores dans des circonscriptions situées principalement au sud, pauvres, arabophones, religieuses, moins touristiques et laissées à l’abandon par le régime de Ben Ali en termes d’investissements (hormis Bizerte, Sfax et la religieuse Kairouan). O. Morin, 2012, op.cit. Voir aussi Frida Dahmani, «Islamisme : la Tunisie bascule-t-elle »? jeune afrique.com, 30 mars 2012
[xv]- Claude Grasland et France Guérin-Pace, «Avoir vingt ans en Tunisie», Libération, 3 août 2013.
[xvi] – L’incompétence du parti au pouvoir en matière économique renverrait entre autres choses au fait qu’il ne disposerait que de peu de cadres formés à la gestion financière. Méfiants envers les technocrates de l’ancien régime, les nouveaux responsables à la tête des ministères ont mis en place des mécanismes de décisions fondés sur la collégialité, ce qui multiplie le nombre de décideurs et paralyse dans les faits l’action gouvernementale notamment en matière de développement des infrastructures. Le déficit budgétaire dépasserait, fin 2013, les 6 milliards de dinars, alors que l’inflation atteindrait les 8 %. Quant à elles, les recettes touristiques, après avoir connu une progression de 35 % en 2012, menacent de chuter du fait de la situation politique. Voir Marwane Ben Yahmed, «Dialogue national : les mystères de Tunis, jeune afrique.com, 7 octobre 2013. «Tunisie : Le taux de chômage baisse à 15,9% mais reste très élevé», Kapitalis, 20 août 2013. Sur le même sujet, voir Gilbert Anchar, «Le capitalisme extrême des frères musulmans, Le monde diplomatique, février 2013.
[xvii]- « (…) en Tunisie, sans emploi, on ne peut se marier, ni donc avoir d’enfants, ni même avoir une sexualité licite. Ce qui signifie qu’on ne peut se projeter comme adulte dans la société». Jocelyne Dakhlia, «Les clivages de la révolution tunisienne», Esprit, juin 2013. Les politiques de Ben Ali vont à partir des années 1990 contribué à exacerber des écarts déjà présents sous Bourguiba.
[xviii] – À propos de la religion, le président du parti salafiste Jabhat al-Islah (le « Front de la réforme »), Mohamed Khouja, a déjà déclaré : « Nous refusons la démocratie quand elle permet au peuple de faire des choix contraires à la religion. Pour nous, la démocratie existe tant qu’elle est limitée par la charia. » Frida Dahmani, «Tunisie : les salafistes, ces très inquiétants fous de Dieu», Jeune afrique.com, 20/6/2012. Du même auteur, «Tunisie : la république en terrain miné», jeune afrique.com, 25 mai 2013 Sur le sujet, voir Sami Aoun, L’Islam : entre tradition et démocratie, Québec, Éditions Varia, 2007. Hélène Sallon, «Ansar Al-Charia, le djihadisme au défi de la Tunisie», Le monde.fr, 17 mai 2013. Julie Scheider, «Ces Tunisiens qui partent faire la Djihad en Syrie», Le Point, 22 avril 2013.
[xix]- «À l’instar d’organisations comme les Frères musulmans, le Hamas et le Hezbollah, Ansar Al-Charia privilégie l’action économique et sociale. Palliant la faiblesse des services publics dans certaines zones délaissées, ils aident les familles en difficulté, en leur apportant nourriture, vêtements et médicaments. Une stratégie qui s’est avérée payante pour fidéliser de nombreux soutiens dans les quartiers défavorisés. Hélène Sallon, op.cit. Sur le même sujet, «Tunisie : un nouveau vivrier de djihadistes», Institut tunisien de relations internationales, avril 2013. Également, Frida Dahmani, «Tunisie : Que faire des salafistes »?, Jeune afrique.com, 3 juin 2013. Enfin, voir Serge Halimi, «Des islamistes au pied du mur», Le monde diplomatique, mars 2013
[xx]- Sur les compromis prometteurs entre religieux et laïques lors des discussions entourant la rédaction de la constitution, voir Alain Gresh, «Constitution tunisienne, un pas en avant», mondediplo.net, 10 juin 2013.
[xxi] – Il y a 80 ligues implantées principalement dans les quartiers déshérités du pays. En dépit de l’engagement des autorités à les supprimer, leurs miliciens usent de la violence en toute impunité. L’existence de ces milices révèle que la «tentation autoritaire» est présente au sein d’Ennhada. Voir «L’An III de la révolution en Tunisie: quel bilan?», Georges Malbrunot, figaro.fr, 25 mars 2013. Également, «Tunisie : Ennhada voit double», jeune afrique.com, 14 octobre 2013.
[xxii]- Ce point de vue a été brillamment développé par l’historienne Jocelyne Dakhlia. Voir «Les clivages de la révolution tunisienne», op.cit.
[xxiii]- Nidaa Tounes fut fondé au printemps 2012 par Béji Caïd Essebsi, ancien ministre de Habib Bourguiba qui a présidé le gouvernement de transition au lendemain de la révolution. Fait à noter : 43 % des sondés se disaient indécis. Voir Marwan Ben Yahmed, «Dialogue national, les mystères de Tunis», jeuneafrique.com, 7 octobre 2013.
[xxiv]- Cette hypothèse a été avancée pour la première fois par Antoine Garapon. Voir «Tunisie : le temps de la fondation» Esprit, juin 2011. Il vaut la peine ici de relire Patrick Haenni : «Tout d’abord, on peut relever qu’au sein des partis islamistes, la tendance émergente considère que la norme religieuse ne définit pas une politique. On passe d’un régime de la norme (religieuse), où l’islam est considéré comme une réponse immédiate (régime qui amena à des slogans comme « L’islam c’est la solution » ou « Le Coran est notre constitution »), à un régime de la valeur. Et le passage d’un régime de la norme à un régime de la valeur correspond à une forme de désacralisation : le religieux devient alors plus lointain, perd de sa dimension programmatique et de son immédiateté et suppose la médiation de l’interprétation humaine. (…) Le printemps arabe a ainsi bien quelque chose de post-identitaire dans le sens où il consacre un mouvement de réconciliation des répertoires d’un pan de l’imaginaire islamique contemporain avec l’univers symbolique occidental.(…) Le post-islamisme apporte également la réconciliation avec la religiosité populaire, qu’il s’agit juste de préserver et non de réformer. Le rapport à la société change alors du tout au tout. Les anciennes attitudes islamistes de réforme pensée en termes d’islamisation ou de rupture sectaire (violente ou non) salafiste sont dépassées. Désormais davantage pensée en termes d’islamisation de la société, alors que les grands slogans islamistes traditionnels sont remis en cause, la réforme tend à se fixer sur l’État, mais sans être rattachée à la question de la norme religieuse. On passe à nouveau du discours utopique sur l’État islamique à un discours de probité et d’efficacité, c’est-à-dire à un idéal global de bonne gouvernance. Le post-islamisme, sur ce plan, s’apparente également à une certaine forme de normalisation idéologique». Voir P.H. «Le rôle des islamistes dans les révolutions arabes», Esprit, décembre 2011, pages 111 à 116. Dans une entrevue récente, le politicologue François Burgat se montre plus nuancé : « La nouvelle Constitution est désormais à peu près achevée, notamment parce qu’Ennhada a fait toute une série de concessions majeures, sur des questions de société ainsi que sur la forme de l’exécutif qui sera présidentialiste plutôt que parlementaire comme les islamistes l’auraient souhaité. (…)Un parti n’accède pas impunément au gouvernement qui inaugure la sortie d’une séquence autoritariste lorsque, dans un environnement régional globalement hostile, ses militants, dans leur écrasante majorité, sont coupés depuis plusieurs décennies de la haute administration ou du monde des finances et de l’économie. Ennhada a donc indiscutablement payé le prix de son apprentissage, difficile, de l’exercice du pouvoir. Il convient pour autant de résister à la tentation d' »idéologiser » ces difficultés et de les extrapoler au point d’en faire un « échec de l’Islam politique » ou cette « débâcle des islamistes » que l’on nous annonce chaque année depuis trente ans à propos de l’Iran». Céline Lussato, «Tunisie : Le retrait d’Ennhada n’est pas un échec de l’islam politique». nouvelobs.com, 29 octobre 2013.