Repenser la solidarité

Serge Paugam (dir.), Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales, PUF, coll. « Quadrige Essais Débats », 2011.

Même en format « poche », l’ouvrage demeure imposant, au sens propre comme au sens figuré. Pas moins de 50 contributions et près d’un millier de pages composent en effet cette œuvre monumentale, mais le sujet n’en méritait pas moins. Issu d’un colloque organisé en 2005-2006 à Paris, Repenser la solidarité avait été publié une première fois en 2007. Malheureusement, le contexte actuel, illustré récemment par la sortie de Laurent Wauquiez – devenu depuis ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche…- le 8 mai dernier sur le « cancer de l’assistanat » alors même que le renflouement des banques était présenté comme une « nécessité »- montre que, contrairement à ce que Serge Paugam écrit dans l’introduction inédite ajoutée pour cette réédition n’a sans doute pas été « lu par les candidats à l’élection présidentielle, les élus et les partenaires sociaux » et moins encore « épluché dans les ministères, les administrations et les collectivités territoriales » ; ce qui justifie cette réédition.

Car le projet, indiqué par le titre, s’avère on ne peut plus ambitieux. Il ne s’agit rien moins que de reprendre le flambeau des pionniers du « solidarisme », récemment « exhumés » par Serge Audier1 en rappelant aux membres de nos sociétés les interdépendances qui existent de fait entre eux, tout en s’interrogeant sur la manière de les organiser en ce début de siècle, face aux défis de l’époque contemporaine. Défis qui « n’ont pas changé » depuis les 6 ans qui séparent cette nouvelle publication de la première, mais que le contexte a rendu cependant plus urgent. Reste que comme le précise encore son directeur, l’ouvrage ne constitue pas un programme politique mais « une invitation à prolonger le débat dans toutes les couches de la société afin de renforcer la conscience de ce qui constitue toujours le socle indispensable de toute vie sociale : la solidarité ».

Il serait bien évidemment trop fastidieux de résumer ici l’ensemble des contributions, et l’on se bornera à en donner quelques lignes générales qui le traversent et confèrent, si l’on ose dire, une certaine solidarité aux cinq dizaines de textes qui le constitue. Ceux-ci ne présentent pour la plupart pas de résultats de recherche inédits, mais davantage des synthèses sur des questions spécifiques par des auteurs qui y ont consacré chaque fois la majeure partie de leurs travaux. Ils sont ainsi rassemblés en huit grandes thématiques : la première est celle de la « justice sociale ». Si sa définition est en elle-même un sinon l’enjeu de lutte politique principiel, et ne peut se déduire d’une simple logique comme le rappelle Jean-Pierre Dupuy et est indissociable de l’expérience vécue par chacun-e, elle peut cependant être approchée par le modèle du « spectateur équitable » comme le montre Michel Forsé à partir d’enquêtes d’opinion, et charrie avec elle de nombreuses autres questions, non moins délicates à définir et articuler, à commencer par l’égalité et la liberté. Leur articulation est au fondement de « l’Etat-providence » – que d’aucuns préfèrent qualifier d’Etat social pour éviter certaines connotations lourdes de sens – ainsi que Philippe Van Parjis l’expose dans sa contribution, où il plaide de nouveau pour l’idée d’une allocation universelle, sorte de troisième terme « équitable » inspiré par Thomas Paine, entre les principes assurantiel et solidaire, et qui pourrait fonder selon lui « l’Etat-providence » du troisième millénaire.

La tendance actuelle semble cependant davantage aller vers son rétrécissement, que compenserait avantageusement la promotion des « solidarités familiales », notamment dans le contexte français marqué par un héritage d’Etat social « corporatiste », pour reprendre la fameuse typologie de Gosta Esping-Andersen2. Ce sont donc à ces dites que sont consacrées les contributions de la deuxième partie, qui s’emploient chacune à en montrer les limites – pour ne pas dire les mirages. Chacun à leur manière, Irène Théry et Rémi Lenoir s’emploient ainsi à en retracer la généalogie et les impensés dans deux articles particulièrement éclairants3, tandis que Jean-Luc Déchaux montre que, loin de venir les atténuer, celles-ci viennent au contraire accentuer les inégalités de classe, ce que risque de renforcer davantage à l’avenir la « détraditionalisation » de la famille alliée à une marchandisation toujours croissante. Face à la crise que rencontre le système social « conservateur » français – et en particulier à ses déséquilibres générationnels-, André Masson en appelle toutefois pour sa part à considérer à nouveau les « solidarités intermédiaires », entre les niveaux étatique et individuel, « sur le mode métaphorique des relations familiales mais en évitant tout paternalisme » (p.312). Bref, un « renouveau de la pensée conservatrice » qui ne se limiterait pas à la seule invocation de la famille pour légitimer le délitement de la protection sociale : le débat n’est donc pas tranché, mais mériterait d’être posé le plus largement possible, tant les enjeux de la politique familiale – rappelés ici par Julien Damon- et au-delà des rapports intergénérationnels, qui font plus spécifiquement l’objet de la troisième partie, sont aussi importants que « discrets » dans le débat public actuel.

Plus que « la » famille, c’est en effet l’emploi salarié qui constitue le coeur du système social « corporatiste » français et qui serait aujourd’hui en crise. C’est au principe de cette « société salariale » et aux attaques qu’il subit aujourd’hui qu’est donc consacré la quatrième partie, avec, bien entendu, une contribution de Robert Castel qui revient sur l’installation d’un « précariat », tandis que Serge Paugam revient sur ses propres travaux sur la « disqualification » et que Margaret Maruani appelle à ne pas oublier de croiser la question de l’emploi avec celle du genre. Nicolas Duvoux met pour sa part à jour les implications problématiques de la logique de contractualisation qu’a accompagné la mise en place du RMI – bien loin de représenter une simple ressource plancher inconditionnelle-, et encore accentuée avec le RSA qui l’a remplacé. Contre le mirage, qui s’est il est vrai aujourd’hui en partie éloigné, de la « flexicurité » danoise, que d’aucuns appelaient à importer en France, Jean-Claude Barbier revient sur les principes qui ont permis à ce système de fonctionner là-bas, ainsi que sur ses fragilités – incarnées notamment par l’immigration et les refus individuels de solidarité. Là encore un diagnostic assez prophétique au vu des développements depuis la première publication de cette contribution. Dans une veine proche, Bernard Gazier résume pour sa part le modèle des marchés transitionnels du travail, autre manière d’essayer de combiner un « besoin » de flexibilité accrue pour les employeurs, et celui d’une certaine protection pour les salariés.

La question des discriminations, notamment à l’égard des immigrés et de leurs descendants fait quant à elle l’objet de la cinquième partie, tandis que la sixième est plus spécifiquement consacrée à celle des ségrégations urbaines et scolaires. On y retrouve de manière feutrée le débat, malheureusement insuffisamment publicisé, sur l’ampleur de la ségrégation résidentielle, que l’économiste Eric Maurin avait porté dans le débat public, via l’abondante publicité qu’avait reçue à sa parution son ouvrage éloquemment intitulé Le ghetto français4 et nuancé largement par d’autres travaux montrant que la « mixité », et donc les espaces « moyens-mélangés » demeuraient malgré tout la norme, y compris dans l’agglomération parisienne5. Si comme l’a également rappelé Eric Charmes6, longtemps après l’article « classique » de Madeleine Lemaire et Jean-Luc Chamboredon7, il importe de se méfier de l’injonction à la « mixité », l’enjeu réside en effet sans doute moins dans l’habitat que dans l’école, ainsi que le suggèrent notamment ici Marco Oberti, Mathias Millet et Daniel Thin, ainsi qu’Agnès Van Zanten dans des perspectives quelque peu distinctes.

À côté des solidarités nationales, la deuxième moitié du 20e siècle a également vu monter les entreprises de prise en charge de la « souffrance à distance », ainsi que Luc Boltanski a qualifiée la morale humanitaire8, incarnées notamment par la figure des ONG. C’est à cette thématique qu’est consacrée la septième partie, avec notamment un article particulièrement éclairant de François-Xavier Schweyer sur l’évolution des fonctions allouées à l’hôpital, ainsi que deux contributions de Thierry Pech et Philippe Ryfman sur celle des « frontières » des ONG. Parmi les nombreuses questions que la place de ces dernières dans l’espace public pose, d’aucuns ne manquent pas de mettre en parallèle leur montée avec la résorbtion de l’Etat social. C’est à celle-ci -qui s’inscrit plus profondément dans un redéploiement, plutôt qu’un retrait pur et simple, des institutions étatiques9 – qu’est consacrée la huitième et dernière partie de l’ouvrage. On lira notamment avec attention les contributions de François-Xavier Merrien et Bruno Pallier qui reviennent chacun sur l’évolution des fondements de l’Etat social, où pour le premier, au consensus bismarckien a succédé celui de Philadelphie10 au sortir de la Seconde guerre mondiale, avant de laisser aujourd’hui la place au consensus de Washington, porteurs chacun d’une vision de la société, mais aussi des individus radicalement différente ; tandis que le second montre bien comment le système assurantiel perd progressivement sa dimension solidaire pour donner même lieu en certains cas à une redistribution verticale inversée. Frédéric Lebaron et Franz Schultheis ainsi qu’Anthony Atkinson posent la question d’une transposition des solidarités sociales vers le niveau européen, en mettant notamment en évidence pour les premiers les ambivalences – pour ne pas dire plus- des politiques insufflées par l’Union européenne pour lutter contre le chômage des « jeunes » au tournant des années 200011.

Sans prétendre faire « le tour de la question », cet impressionnant volume apporte moins de solutions qu’il n’ouvre de pistes de réflexion et d’interrogation. Telle est précisément la tâche des sciences sociales, et on ne peut qu’espérer que le plus grand nombre se saisisse de telle ou telle synthèse ici présentée, sans être effrayé par la taille de l’ensemble. Le style relativement clair dans lequel la plupart est en effet rédigée le rend en effet accessible, et si l’on peut formuler un seul regret, indépendamment des désaccords que certaines analyses peuvent susciter, c’est que les textes n’aient pas été actualisés par leurs auteurs depuis la première publication, alors même que certains l’auraient amplement mérité au vu des évolutions intervenues depuis concernant certains des sujets traités. Là encore, la tâche aurait demandé un travail titanesque, dont le défaut illustre également certaines des fragilités du monde éditorial comme académique.

Notes

1. Voir Serge Audier, La pensée solidariste. Aux sources du modèle social républicain, Paris, PUF, 2010. http://lectures.revues.org/1240

2. Voir Gosta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’Etat-providence, Paris, PUF, 1999.

3. A l’instar de celui que la première avait écrit au coeur de la surmédiatisée « affaire DSK » : « La femme de chambre et le financier », Le Monde, 23 mai 2011 : http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/05/23/la-femme-de-chambre-et-le-financier_1525953_3232.html

4. Paris, Seuil, « La République des idées », 2004.

5. Voir notamment Edmond Préteceille, « La ségrégation sociale a-t-elle augmenté? La métropole parisienne entre polarisation et mixité », Sociétés contemporaines, n°62, 2006, pp. 69-93

6. Voir « Pour une approche critique de la mixité sociale », La Vie des idées, 10 mars 2009 : http://www.laviedesidees.fr/Pour-une-approche-critique-de-la.html

7. « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue Française de Sociologie, vol.11, n°1, 1970, pp.3-33 : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1970_num_11_1_1610

8. La souffrance à distance, Paris, Métaillié, 1993.

9. Voir notamment sur ce processus Laurent Bonnelli et Willy Pelletier (dir.), L’Etat démantelé, Paris, La Découverte, 2010.

10. Auquel Alain Supiot a également consacré un ouvrage stimulant récemment : L’Esprit de Philadelphie, Paris, Seuil, 2010.

11. Sur l’évacuation dès l’origine de toute dimension « sociale » réelle dans la construction européenne, voir François Denord et Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Paris, Raisons d’Agir, 2009.

Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinche, « Serge Paugam, Repenser la solidarité. L’apport des sciences sociales », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2011, mis en ligne le 13 juillet 2011, consulté le 17 juillet 2011. URL : http://lectures.revues.org/6015

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