David Graeber
Bullshit Jobs
Paris, Les Liens qui libèrent, 2018
Pierre Leduc
David Graeber est anthropologue, économiste et anarchiste. Il a été une figure importante du mouvement altermondialiste et d’Occupy Wall Street. Son livre Dette. 5000 ans d’histoire1, qui fut un succès de librairie aux États-Unis, a assuré sa renommée. Bullshit Jobs, son dernier livre, est en voie de connaître le même retentissement. Selon lui, le capitalisme financiarisé favorise la création d’emplois bidon (jobs à la con dans la traduction française), totalement inutiles, superflus ou même néfastes, ce qui semble contradictoire dans une économie de marché qui prétend à l’efficience. L’objectif de l’auteur consiste à mettre en évidence l’existence de ce phénomène méconnu, d’expliquer son apparition et ses conséquences sociales. Cette analyse l’amène à faire une critique de l’organisation et de la place du travail dans la société.
Graeber a écrit ce livre en réponse aux nombreuses réactions suscitées par un article sur ce phénomène, paru dans la revue Strike en 2013. Les centaines de témoignages d’employé·e·s qui estimaient que leur travail n’avait aucune utilité l’ont motivé à écrire ce livre. À partir de ces témoignages et des échanges qu’il a eus avec ces employé·e·s, il en arrive à proposer une définition de ce qu’est un emploi bidon. Il n’existe pas de critères objectifs pour déterminer qu’un travail est socialement inutile. Pour résoudre ce problème, David Graeber adopte une approche subjective. Le critère sera l’évaluation par les salarié·e·s du sens et de l’utilité sociale de leur emploi. Il en arrive à la définition suivante : « Un job à la con est une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile et superflu ou néfaste que même la ou le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé pour honorer les termes de son contrat de faire croire qu’il n’en est rien » (p. 37).
Il propose une typologie qui distingue cinq types de base de jobs bidon. Le job de larbin qui consiste à souligner l’importance de quelqu’un d’autre. Celui de porte-flingue dont la fonction agressive n’existe qu’en réponse à des forces externes. Le job de rafistoleur qui n’a d’autre raison d’être que de réparer des erreurs qui n’auraient pas dû être commises. Le travail de cocheur de cases qui ne sert qu’à faire croire que l’organisation fait quelque chose alors qu’en réalité elle ne fait que produire des rapports chiffrés et séduisants qui seront sans suites. Enfin, le poste de petit chef dont la fonction consiste à assigner à d’autres des tâches alors que les subordonné·e·s pourraient se passer de supervision, ou pire, assigner à d’autres des tâches inutiles. Bien sûr, un emploi peut combiner plusieurs de ces types.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, être payé à ne rien faire n’est pas, selon l’auteur, une situation rêvée. Au contraire, l’obligation d’occuper un tel emploi cause du stress, de l’anxiété. La conviction de l’inutilité de l’emploi et l’obligation, la plupart du temps, de faire semblant de travailler engendrent des souffrances psychologiques et somatiques. Ces emplois font aussi en sorte que « la créativité et l’imagination s’étiolent tandis que des dynamiques de pouvoirs sadomasochistes s’installent » (p. 207). Ces travailleuses et travailleurs ne sont pas exploités, ils sont payés à ne rien faire ou presque, mais selon David Graeber, ils subissent tout de même une forme d’oppression qui résulte d’une violence structurelle et spirituelle.
L’auteur s’attaque ensuite à l’explication d’un phénomène qui, d’un point de vue capitaliste, ne peut tout simplement pas exister. Dans la revue Strike, David Graeber rappelle la prédiction de Keynes selon laquelle dans nos sociétés, le développement technique permettrait de réduire à 15 heures la semaine de travail avant la fin du siècle. La prédiction ne s’est visiblement pas réalisée, mais l’auteur s’interroge sur les raisons qui ont empêché sa réalisation. On pourrait invoquer le développement de la société de consommation ou l’accroissement du nombre d’emplois dans le secteur des services pour expliquer le temps consacré au travail dans nos sociétés. L’auteur remarque que ce secteur n’est pas vraiment plus important qu’autrefois. Selon lui, c’est le secteur FIRE (Finance, Insurance, Real Estate) et celui de l’information qui se sont développés exponentiellement, secteurs où prolifèrent les emplois bidon qui pourraient disparaître sans changer grand-chose dans la société.
La prolifération des emplois bidon apparaît à l’époque de la financiarisation du capitalisme. Le secteur de la finance est, selon Graeber, le paradigme de la création de ces emplois. Les rationalisations sauvages ne concernent que les employé·e·s de la base; le nombre d’administrateurs, d’analystes financiers ou de fiscalistes a quant à lui explosé. De plus, de nombreux emplois n’existent qu’en soutien à ces emplois inutiles. Selon David Graeber, le secteur FIRE crée de l’argent par des prêts et le fait « circuler le long de circuits souvent très complexes, en prélevant sa part sur chaque transaction » (p. 237). Ce secteur entier ne sert qu’à répartir les gains entre les membres dans une structure fortement hiérarchisée. Ce système présente des caractéristiques féodales qu’il résume par l’appellation de « féodalisme managérial ». Pour lui, le féodalisme est essentiellement un système très hiérarchisé de redistribution politique de la richesse. Le valet de pied qui ne sert qu’à souligner l’importance du seigneur est le prototype du larbin qui pullule dans le FIRE.
Pour comprendre pourquoi ce phénomène passe inaperçu dans notre société, l’auteur s’appuie sur une analyse de notre conception du travail, de la valeur et de l’utilité. Notre conception du travail repose en partie sur la généralisation d’idées qui nous viennent de la théologie et qui le sacralisent. Avec l’avènement du capitalisme, nous assimilons le travail à une forme de discipline qui exige de l’abnégation. Le travail devient une « fin en soi », une obligation sociale et morale indépendante de l’utilité sociale du travail. Avoir un emploi rémunéré est devenu une question de dignité.
Affirmer que son travail est inutile, suppose, selon l’auteur, une théorie de la valeur, au moins implicite. Les économistes s’appuient sur la notion d’utilité marginale pour mesurer la valeur. Toute autre considération relève de la subjectivité individuelle. De ce point de vue, parler de jobs bidon est un oxymore. Selon Graeber, ceux qui jugent que leur boulot est totalement inutile évaluent leur travail en fonction de sa valeur sociale, valeur qui se distingue de la valeur économique. Intuitivement, on peut penser que le travail d’un préposé aux malades est socialement plus utile que celui d’un avocat fiscaliste qui cherche à réduire les impôts des riches.
La distinction entre valeur et valeurs semble à l’auteur un instrument pour réfléchir à l’utilité sociale. La valeur concerne le travail motivé surtout par l’argent. Toutes les tâches non rémunérées comme les tâches ménagères ou le travail bénévole relèvent des valeurs. Ces dernières ne peuvent être quantifiées. Les marchandises peuvent être comparées, les valeurs sont incommensurables. Dans la réalité, il n’y a pas une sphère économique où règnerait l’égoïsme pur alors que les autres sphères, politique, religieuse ou familiale feraient place à des motivations tout autres. Selon les témoignages qu’il a recueillis, ce qui donne un sens à un travail, c’est l’impact positif qu’il a sur la société, le salaire permettant d’assurer la subsistance. Selon l’auteur, ces travailleurs et travailleuses s’accorderaient sans doute sur l’idée d’une relation inversement proportionnelle entre les emplois à forte valeur sociale et la rémunération qu’on peut espérer. Le travail qui vise la satisfaction des besoins d’autrui est systématiquement dévalorisé.
David Graeber croit qu’il faut dépasser notre conception du travail. Cette conception valorise l’idée de production, mais néglige la fonction aidante du travail et le fait que la plupart des tâches concernent l’aide, l’entretien et la reproduction. Le travail en usine « n’a jamais occupé la majorité des ouvriers » (p. 328) même à l’époque de Marx. Au XIXe siècle, on a adopté la conception de la valeur-travail, qui implique que le travail est la source de la richesse. Le consumérisme et la révolution managériale ont réussi à renverser cette vision en faisant des entrepreneurs les producteurs de richesse. La théorie de la valeur-travail a été avalée par l’économie marginaliste.
Pour l’auteur, la théorie de la valeur comportait une faille qui a été exploitée par les capitalistes. Le fait que le paradigme du travailleur ait été le travailleur industriel et non l’infirmier ou la coiffeuse a eu pour conséquence de cacher la fonction aidante de tout travail. La robotisation croissante du travail met en évidence la dimension de soin du travail. Si on ajoute la sacralisation du travail rémunéré dans notre société, on peut comprendre le développement des jobs bidon. La structure du monde du travail répond davantage à des raisons politiques qu’économiques.
Sur le plan politique, l’auteur n’a pas l’intention de proposer des solutions concrètes, mais il souhaite une rébellion de la classe aidante et il estime qu’un revenu minimum décent et inconditionnel devrait faire partie de la solution et permettrait de s’approcher de ce que pourrait être une société libre. L’argumentation de David Graeber n’est pas toujours convaincante, mais sa réflexion sur la structure du monde du travail à l’ère du néolibéralisme n’en est pas moins stimulante.
Dominique Payette
Les brutes et la punaise : les radios-poubelles, la liberté d’expression et le commerce des injures
Montréal, Lux, 2019
Sébastien Bouchard
À une époque où le président des États-Unis a pris le pouvoir en combinant les fake news à un discours discriminatoire, il y a lieu de se pencher sur ce qu’il y a de plus accompli dans ce domaine au Québec : la radio-poubelle. C’est une experte en la matière qui nous propose une description du phénomène et de ses conséquences. Dominique Payette a été journaliste, puis professeure au Département d’information et de communication de l’Université Laval. Elle a dirigé en 2010 le Groupe de travail sur le journalisme et l’avenir de l’information au Québec. Elle a aussi été candidate pour le Parti québécois en 2014 et mairesse de la municipalité de Lac-Delage, en banlieue de Québec, de 2013 à 2017.
À la demande de Pauline Marois, elle publie en 2015 L’information à Québec, un enjeu capital2. On y décrit le panorama de l’information dans la région de la Capitale-Nationale et pointe le problème posé par la radio d’opinion. Dominique Payette subira alors un concert d’insultes de la part des animateurs, largement soutenus par la droite politique, mais aussi de la part de l’empire Québecor qui engage plusieurs animateurs comme chroniqueurs. Malgré cette expérience difficile, Payette aura le courage de tenir tête à ce qu’elle décrit bien justement comme un « régime de peur », en nous proposant Les brutes et la punaise.
On constate l’ampleur du problème dès le premier chapitre, consacré au discours islamophobe développé avant et après l’attentat contre la grande mosquée de Québec en 2017. On passe alors d’Éric Duhaime, qui défend les gestes haineux contre la mosquée, au « Doc Mailloux », qui parle de sa « hantise pour les Arabes », puis à André Arthur qui laisse entendre que le président de la mosquée aurait lui-même incendié son automobile.
On rappelle ensuite la montée de Jeff Fillion, les mobilisations pour sauver Radio X (CHOI-FM) menacée de fermeture par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), et l’exil de Fillion sur le Web avec sa Radio Pirate, à la suite du procès gagné par Sophie Chiasson. Puis, en 2014, Bell Média l’embauche mais le congédie en 2016. Finalement, Fillion sera de retour à Radio X !
Ce livre présente ensuite l’alliance forgée entre l’Action démocratique du Québec (ADQ) et les radios-poubelles, les succès électoraux qui en ont découlé, puis le ralliement de la majorité des politiciens de la région de Québec au point de vue des radios. Payette, qui avait participé à une étude sur la question en 2009, explique comment la radio-poubelle a mis au pouvoir Régis Labeaume. Cet appui au maire et à ses projets d’un nouvel amphithéâtre et d’élargissement d’autoroutes tombera lorsque Labeaume fera du transport en commun une priorité. Depuis, les radios-poubelles se sont lancées dans une campagne conjointe pour un troisième lien Québec-Lévis. Elles ont gagné le soutien de la Coalition avenir Québec (CAQ) et ont monté une équipe contre Labeaume avec le parti Québec 21, qui a présentement trois élus au conseil municipal. Cette vision du transport concorde avec la campagne « Let’s honk a cyclist » (Klaxonnez si vous voyez un cycliste), soutenue par Dominic Maurais. Le tout s’inscrit dans une critique générale des « environnementeurs » et une rhétorique climatosceptique.
Le livre expose ensuite la dénonciation des féministes et du mouvement #MeToo, y compris la justification des agressions sexuelles proposée par le Doc Mailloux. Cela continue avec les pauvres qui ne devraient pas voter, ou qu’on devrait castrer et envoyer dans le Grand Nord ! Même chose en ce qui concerne les Autochtones, les chauffeurs de taxi, etc. Lors du lancement de son livre, Dominique Payette expliquera que celui-ci n’aurait pas été possible sans le travail systématique de l’équipe du site Web Sortons les radio-poubelles qui propose une recension continue de tout ce qui concerne ces radios.
En plus de ces éléments, Mme Payette expose le résultat d’entrevues qu’elle a menées. Elle rapporte que des militantes et militants syndicaux constatent que la radio finit par convaincre des syndiqué·e·s, et cela uniquement dans la région de Québec, à s’opposer à l’amélioration de leurs conditions de travail ! Que les mouvements sociaux doivent prendre en compte la réaction des radios contre leurs mobilisations et l’effet de ce discours sur leurs membres… et sur leur propre réputation.
Payette termine avec un questionnement sur la règlementation des médias. Au Canada, contrairement à la situation aux États-Unis, le CRTC doit toujours s’assurer que les ondes publiques offrent une programmation équilibrée qui renseigne, éclaire et permet au public de prendre connaissance d’opinions divergentes. Par contre, depuis 1991, la responsabilité de se saisir des plaintes des auditeurs et auditrices a été déléguée aux médias, par l’entremise du Conseil canadien des normes de la radiotélévision (CCNR) qui est particulièrement laxiste. De son côté, le Conseil de presse du Québec reste un tribunal d’honneur sans pouvoir de sanction.
Avec Les brutes et la punaise, Dominique Payette offre une œuvre pertinente, captivante, qui nous permet de mieux connaître la radio-poubelle. Par contre, ce livre ne permet pas de comprendre comment ce populisme de droite a pu devenir un phénomène influent, durable et de masse (le fameux « mystère Québec »). Tout en reconnaissant le caractère politique des enjeux soulevés, on ne présente pas d’analyse sociopolitique des auditeurs et de leur enthousiasme à soutenir ce discours. On analyse très peu les alliés de la radio-poubelle. En omettant de faire une analyse de classe, l’auteure se donne comme objectif le « maintien des conditions essentielles pour débattre librement de sujets chauds » tout en précisant que l’idéologie libertarienne et les valeurs de la droite radicale ne sont pas le problème. C’est ici que l’on constate la limite de cette analyse de type libéral, qui dénonce bien justement le caractère démagogique, mensonger et discriminatoire de la radio-poubelle, mais qui n’analyse pas les forces sociales qui soutiennent son développement.
Dominique Payette aborde à quelques reprises la question des ripostes possibles. Elle invoque l’importance d’une action politique (par la règlementation) et souligne qu’on ne peut se limiter à faire reposer sur les victimes la lourde charge que représente une poursuite judiciaire. Par contre, comme elle l’explique en introduction, ce livre n’offre pas de solution, mais « espère montrer ce qu’il en coûte à tous de les ignorer ». Dans cette perspective, cet ouvrage est une réussite et mérite d’être lu par celles et ceux qui veulent mieux connaître ce visage de la droite au Québec.
Éric Fassin
Populisme. Le grand ressentiment
Paris, Textuel, 2017
Cory Verbauwhede
Le livre d’Éric Fassin est un plaidoyer contre l’argumentaire de celles et ceux qui, comme Chantal Mouffe3, estiment que le moment populiste actuel trouve son origine dans la souffrance des classes populaires et que cette souffrance peut aussi bien se traduire en un mouvement politique xénophobe (de droite) qu’égalitariste (de gauche), en fonction des choix politiques qui sont offerts et le charisme des personnes qui les portent. Ainsi, selon l’auteur, « l’interprétation de la percée populiste s’est déplacée : celle-ci n’est plus tant attribuée à une réaction raciste aux vagues migratoires et aux explosions terroristes qu’à un rejet des politiques néolibérales ».
Or, plaide Fassin, une telle interprétation du problème souffre de deux erreurs fondamentales. La première a trait à sa source. Outre la désaffection politique plus grande chez les moins riches et les moins scolarisé·e·s, « le ressentiment […] est interclassiste ». Ce ressentiment ne vient pas seulement des « perdants de la mondialisation », mais plus largement de « ceux qui, quel que soit leur réussite ou leur échec, remâchent le fait que d’autres, qui pourtant ne les valent pas [à leurs yeux], s’en sortiraient mieux ». Le rêve américain aurait donc été remplacé par « la peur du déclassement ». C’est ce sinistre doppelgänger4 qui nous hanterait désormais.
La deuxième erreur porte sur la nature du problème. Loin d’être le symptôme d’un rejet du néolibéralisme, le ressentiment serait plutôt la « face obscure » de ce dernier. En d’autres termes, Fassin voudrait nous faire comprendre que la haine grandissante dirigée envers les étrangers, les pauvres et généralement les plus vulnérables de la société est bel et bien au cœur du programme du populisme de droite. Ainsi, « il n’y a pas de malentendu – du moins pas à droite. C’est à gauche que le populisme introduit la confusion ». Il s’ensuit que ce ressentiment ne peut être simplement ignoré, tel que l’ont fait plusieurs commentateurs, comme étant une simple « distraction », voire de la « fausse conscience ». Il pourra encore moins être transformé en dénonciation des inégalités sociales, comme le préconisent pourtant certains nouveaux courants politiques.
Le paradoxe des classes populaires qui votent « contre leurs propres intérêts » est bien connu depuis le début de l’ère néolibérale, et plusieurs hypothèses ont été avancées pour l’expliquer. Selon celle de Jean-François Bayart, que Fassin reprend à son compte, il est clair que l’État-nation d’aujourd’hui – et plus largement « le culturalisme sous ses différentes formes, notamment celles de consciences particularistes et de mouvements identitaires » – serait plutôt le « rejeton » de la mondialisation économique et non son adversaire. Ce paradoxe apparent peut s’expliquer par la mise en œuvre graduelle du « national-libéralisme », soit « le libéralisme pour les riches, et le nationalisme pour les pauvres ». Ainsi, la dure rationalité économique des hautes sphères implique à terme un harnachement de la colère qu’elle génère ici-bas : « C’est le triomphe de Donald Trump, qu’on continuera de ne pas comprendre tant qu’on ironisera sur l’irrationalité de la “post-vérité” : il parle aux tripes ».
La vague nationaliste actuelle est donc la conséquence de quarante années de politiques néolibérales, et elle risque maintenant d’engouffrer tout le projet libéral lui-même, et ce, sur tous les plans – social, économique et surtout politique. C’est en premier lieu le libéralisme culturel que le nouveau fascisme tente de noyer – celui porté par des personnes qualifiées avec dédain de « “bobos” de gauche, ces diplômés qui ont l’arrogance de ne pas se rendre compte que le capital culturel qui leur tient lieu de fortune n’a plus de valeur qu’à leurs propres yeux ». Par ailleurs, comme le présage la guerre économique qui a récemment redonné du souffle au protectionnisme, le libéralisme économique est lui aussi menacé. Mais surtout, « le néolibéralisme s’accompagne de plus en plus d’autoritarisme ». Selon Fassin, on tente d’« infléchir la démocratie […] de manière telle que la violence sociale, économique et symbolique, débordante, puisse être captée, au besoin confisquée, en tout cas institutionnalisée et dirigée contre un “grand ennemi” ». « Ainsi finit par se résorber aujourd’hui la tension entre la démocratie libérale et l’empire du marché […] par une dépolitisation qui est aussi une “dé-démocratisation” ».
L’auteur termine sur un parallèle avec l’entre-deux-guerres qui est aussi une exhortation à la gauche de reprendre le collier et de ne pas se laisser corrompre par les stratégies de division de ses adversaires. Ainsi, dans la France de cette époque très noire, « les catégories populaires à base ouvrière se rassemblèrent, moins par la désignation d’un ennemi que par le risque perçu d’une régression (crise capitaliste et fascisme) et par la possibilité d’une progression (l’avènement d’une République enfin sociale) ». En ces temps troubles que nous vivons, la gauche ne devrait donc pas viser à séduire les populistes de droite; plutôt, « sa priorité devrait être de regagner celles et ceux qui n’ont pas succombé à la séduction du fascisme ». Pour ce faire, elle devrait en premier lieu viser le haut degré d’abstentionnisme parmi les électeurs et les électrices que son message serait pourtant susceptible de rallier (Fassin retourne l’expression de Clinton « It’s the economy, stupid! » en affirmant « C’est l’abstention, imbécile! »). En refusant « d’abandonner le terrain de la souveraineté au nationalisme », elle pourra alors s’attaquer à la source du problème en pleine connaissance de sa vraie nature.
Marcos Ancelovici, Pierre Mouterde, Stéphane Chalifour et
Judith Trudeau
Une gauche en commun : dialogue sur l’anarchisme et le socialisme
Montréal, Écosociété, 2019
Kaveh Boveiri
Ce livre vise à répondre à la question : « Que faire ? » Il offre une réponse dont la thèse principale est déjà explicite dans le titre : il faut avoir une gauche en commun, et l’atteinte de ce but nécessite un dialogue sur l’anarchisme et le socialisme. Bien que cette question soit universelle pour la gauche, la réponse concerne spécifiquement les gens de gauche au Québec. De plus, cette réponse reconnaît une double crise : à l’égard de la conjoncture présente et aussi à l’égard de notre positionnement face à cette conjoncture.
Admettons avec les auteurs Marcos Ancelovici et Pierre Mouterde – dont l’échange est dirigé par Stéphane Chalifour et Judith Trudeau – que nous nous trouvons dans une société « dominée par les seules logiques du profit capitaliste, où le sens se dilue de plus en plus, se perd littéralement » (p. 96). En l’absence des modèles communistes, sociaux-démocrates ou de type national populaire, « les projets politiques de la gauche sont en crise, en panne, en perte de crédibilité » (p. 123). Nous vivons une « véritable crise d’identité collective » (p. 148). Nous sommes ainsi « orphelins de ce qui dans le passé nous tenait ensemble ».
Si elles appartiennent au socialisme et à l’anarchisme, les positions de ces deux auteurs qui dialoguent ne sont pas orthodoxes, car ceux-ci présentent des critiques sérieuses à l’égard de ces deux courants. Pierre Mouterde critique la gauche putschiste, la gauche appuyant un parti d’avant-garde, mais aussi Québec solidaire. Marcos Ancelovici, à son tour, avoue que la réalisation de l’anarchisme semble impossible et critique aussi ce mouvement pour n’avoir jamais « réussi à former un bloc, un niveau de mobilisation suffisamment large et solide, pour maintenir le processus de transformation sociale dans le temps » (p. 181).
Les auteurs partagent plusieurs points communs dans leur discours : l’importance de la justice sociale, de l’émancipation et de l’égalité. Ils admettent la nécessité de trouver un nouveau récit, un langage mobilisateur et rassembleur. Ils semblent se méfier du « vernis civique » (p. 119) de l’inclusion, principalement constitutive et superficielle, si populaire aux États-Unis. Cela dit, bien que le dialogue se passe entre deux camarades au sein de la grande famille de gauche, les différences entre eux restent visibles. Pour bien installer ces différences, prenons schématiquement trois fronts de la lutte sociale : la lutte électorale, la lutte de la classe ouvrière (qui se concentre majoritairement sur les enjeux en milieu de travail) et, dans la troisième catégorie, les luttes des femmes, celles de l’environnement, les luttes identitaires, etc.
Un point de vue, celui de Mouterde, voit la lutte électorale comme étant la plus déterminante. L’importance attribuée aux lieux électoraux et à l’État-nation relève du fait que ces lieux « dictent des formes des luttes particulières » (p. 44). Il faut donc prendre et exercer le pouvoir, et les voir comme deux volets entrelacés sans présupposer que le résultat soit « synonyme d’un pouvoir perverti et autoritaire » (p. 58). Ceci n’entraîne pas pour autant qu’on ne peut pas ou qu’on ne doit pas soutenir d’autres mobilisations sociales. Cela veut plutôt dire que, pour résoudre le problème global, il faut admettre que seul le front électoral, compris comme la création simultanée du parti-mouvement, peut donner une orientation à long terme à d’autres catégories de lutte. Il souligne, en outre, la situation comme un réel qui s’impose à notre activité et une totalité qui lie ces différents volets. Seulement ainsi peut-on « transformer nos luttes en victoires » (p. 86). Selon cette lecture, nous sommes sans boussole : il faut la créer. Elle est source d’espoir, mais aussi d’optimisme pour changer le monde.
Le point de vue anarchiste (ou plutôt « libertaire » pour éviter le biais idéologique que porte le terme anarchiste) soutenu par Ancelovici, au contraire du courant anarchiste généralement compris, avoue la « nécessité de construire un pouvoir constituant » (p. 83) et trouve positive la participation des membres anarchistes dans le parlement dans la mesure où le résultat n’est pas la subordination des mouvements « aux logiques institutionnelles » (p. 45). Au contraire, ces dernières doivent rester subordonnées aux mouvements. Les rôles des assemblées, des coopératives et des pratiques communautaires et solidaires sont soulignés ici. Il rejette l’insistance sur le « réel » imposant, mais aussi sur la totalité sous-jacente. Ce point de vue insiste au contraire sur les deux autres catégories de lutte présentées ci-haut, particulièrement la troisième (environnement, femmes, etc.). Pour lui, la boussole est l’idée de l’anarchie comme une forme d’organisation « antihiérarchique, antiautoritaire et radicalement égalitaire » (p. 56). Il nie l’importance de l’État-nation : ce n’est pas de l’oxygène, après tout (p. 108). La perspective intersectionnelle, si elle évite de mettre la lutte de classe à l’arrière-plan, est introduite comme ce qui peut unifier la gauche. Concernant l’éventualité d’un changement global, ici on est pessimiste en gardant quand même espoir.
Résultat d’années, même de décennies de penser et d’agir des auteurs, ce livre, au glossaire utile, propose une lecture gratifiante. Étant donné la nature de ce genre de texte, cet effort laisse toutefois en plan plusieurs volets qui gagneraient à être élaborés davantage. Cette lacune se présente sous deux axes : un plus théorique, l’autre plus pratique.
L’axe théorique comporte parfois des constats très profonds, mais sans élaboration suffisante. La phrase « Les moyens sont les fins et vice-versa » (p. 86) en est un exemple. Ceci est un constat très important, mais philosophiquement sophistiqué, qui devrait être clarifié pour en extraire les principes utiles à la mobilisation politique. Une référence, plus loin (p. 209), à la « coconstitution des moyens et des fins » n’y ajoute pas vraiment grand-chose. Un autre exemple est la reconnaissance de la nécessité de recréer « un signifiant vide » (p. 62, 78) pour assembler les différentes demandes. La nature de celui-ci reste encore vague : l’élaboration, entre autres, d’une clarification de la relation entre la forme et le contenu nous semble indispensable.
Sur l’axe plus pratique, concernant la notion de la révolution, ni Mouterde ni Ancelovici ne donne une réponse adéquate à cet enjeu ou à sa possibilité à notre époque. Le premier nous réfère à deux interprétations, ou plutôt reformulations, par Walter Benjamin et Daniel Bensaïd, ou à des phrases abstraites telles « réactualiser les possibilités » (p. 173) et préparer intellectuellement le terrain « comme les philosophes du XVIIIe siècle » (p. 183). Ancelovici, à son tour, s’engage longuement dans une clarification analytique de la notion de révolution et de différentes notions voisines, ainsi que de diverses stratégies liées à la révolution.
Prenons un autre exemple : « [Bien] que l’on ne puisse pas être révolutionnaire sans être radical, on peut parfaitement être radical sans être révolutionnaire » (p. 164). Ça semble aller de soi. Cependant, il faut préciser quel type de changement est visé par un tel positionnement radical, mais non révolutionnaire : réformiste, révolutionnaire, réformiste-révolutionnaire, ou révolutionnaire, comme suggéré par certains penseurs. Dans tous ces cas, la relation entre les postures nommées et la révolution a encore besoin d’élaboration. Cette lecture offre tout de même, pour finir, amplement matière à réflexion : elle incite à penser et agir davantage vers une gauche en commun.
François Samson-Dunlop
Comment les paradis fiscaux ont ruiné mon petit-déjeuner
Montréal, Écosociété, 2019
Wilfried Cordeau
Le scandale du recours aux paradis fiscaux fascine par son ampleur et ses ramifications, sa dimension occulte et sa nébuleuse organisationnelle sans limites ni scrupules. Mais il désarçonne aussi par son caractère à la fois intangible et intouchable. Si les efforts constants d’universitaires, de journalistes, de groupes militants ou d’ONG ont permis jusqu’ici d’en mieux connaître les fondements et les procédés, il demeure que l’iceberg du recours aux législations de complaisance dépasse l’entendement et exige vulgarisation pour en saisir la pleine mesure et, surtout, identifier des stratégies d’action.
C’est cette fois sous la forme audacieuse d’une bande dessinée (BD) qu’Écosociété propose de démystifier les enjeux sociopolitiques du recours endémique aux paradis fiscaux. Sous la plume goguenarde et le coup de crayon épuré de François Samson-Dunlop, l’œuvre raconte la quête de cohérence éthique d’un homme consterné par la complaisance institutionnelle qui permet aux millionnaires issus de la classe politique, économique ou du star-system de jouir en toute légalité d’un régime de privilèges fiscaux inaccessibles au commun des mortels. Scandalisé, le personnage de Samson-Dunlop est déterminé à « s’évader de ceux qui évadent », à se laver les mains d’un système gangrené, en cessant « toute collaboration avec ces entreprises complices de l’évasion fiscale » et en adoptant un mode de vie plus éthique et responsable. Au prix de certains sacrifices de son confort personnel, et surtout, aux dépens de certitudes établies, notre héros découvre avec effroi à quel point toute la société occidentale et son histoire récente sont échafaudées sur le mythe d’un rêve américain « boosté » aux stéroïdes du grand leurre d’une justice fiscale factice, dont le contribuable ordinaire se fait le dindon de la farce.
En même temps que le personnage de la BD, dont la confiance envers la régulation du marché s’effondre, le lecteur ou la lectrice découvre avec force exemples et illustrations le côté obscur d’une véritable quatrième dimension fiscale où l’éthique et la responsabilité sociale cèdent à une mosaïque de montages comptables créatifs, articulée aux accords bilatéraux patentés et aux avantages comparatifs de juridictions complaisantes auxquelles le Canada n’est pas toujours étranger. « Notre vie n’est que mensonge », conclut le personnage de Samson-Dunlop qui découvre à quel point l’économie de marché et ses promesses surannées sont une lubie. Depuis la production jusqu’à la distribution, en passant par le commerce en ligne et les services de livraison, une quantité effarante de biens et de services circulent désormais plus facilement et rapidement que jamais et à des prix compétitifs, moyennant une quête absolue de rentabilité et de profitabilité qui dépend de facto de mécanismes et stratagèmes comptables également transnationaux, arrimés aux avantages comparatifs que sont devenues les règles fiscales des divers pays du monde.
À chaque transaction, notre confort occidental nourrit un vaste échafaudage de transferts en cascade par lesquels les capitaux fuient d’une juridiction à une autre, concourant ainsi à l’érosion de la base fiscale d’entreprises enregistrées ici, mais qui, au bout du compte, ne paient pas ou si peu d’impôts, contrairement au commun des mortels. Des milliards de dollars transitent ainsi par des pays à régime fiscal laxiste (ex. : Luxembourg, Pays-Bas, Barbade, Bahamas, Panama, etc.) vers les coffres sécurisés de filiales administratives finalement soumises à des taux d’imposition symboliques. Une fois épurées, des sommes colossales regagnent, exemptées d’un véritable impôt, les poches de bénéficiaires anonymes et obscurs ou la petite caisse de maisons-mères enregistrées au Canada ou au Québec, lesquels essuient finalement des millions, voire des milliards de dollars en pertes fiscales annuelles. Et pendant ce temps, la population doit accepter sans broncher des régimes d’austérité et la rationalisation des services publics…
Avec moult formules simples et démonstrations graphiques, Samson-Dunlop donne un aperçu percutant d’un pilier fondamental, mais encore mal connu du capitalisme mondialisé et des diverses stratégies d’évitement fiscal auxquelles recourent les plus grandes firmes multinationales, sous le regard complice des autorités fiscales nationales et des institutions internationales. En recourant au format de la bande dessinée, l’auteur associe avantageusement à son propos le sarcasme, l’autodérision et la force graphique pour ouvrir une réflexion de fond non seulement sur nos habitudes et notre dépendance à la consommation de masse, mais aussi, et surtout sur notre capacité à passer à l’action.
La quête de son personnage pose sans détour une question fondamentale aux citoyennes et citoyens éveillés et révoltés : comment, dans une économie mondialisée, éviter, contourner ou résister au vaste et complexe réseau de sociétés transnationales hyperpuissantes et omniprésentes, assises sur des montages financiers sophistiqués, cette nébuleuse de concentration verticale et horizontale contrôlant l’offre et la demande de biens et services à la nécessité discutable, ces monstres d’influence capables de faire ou défaire ces mêmes gouvernements qui seuls peuvent encadrer leurs activités et les forcer à payer leur juste part à la collectivité ? Pour le personnage principal, si le front économique s’avère insuffisant pour faire levier et mener une bataille décisive, la responsabilité citoyenne collective demeure la seule planche de salut.
Audacieuse, cette aventure plutôt cocasse déploie en trame de fond la révolte naissante, mais désarmée d’un citoyen ordinaire contre l’immensité d’une « gamique » internationale. Elle a l’avantage pédagogique de fournir des clés de compréhension et de réflexion à tout citoyen ou toute citoyenne qui partage cette colère, mais se garde de fournir une solution définitive, bien qu’elle en écarte certaines, comme la violence. En sourdine, elle suggère cependant d’approfondir la réflexion militante pour activer intelligemment et stratégiquement les leviers collectifs d’un nécessaire changement de paradigme. À charge pour le lecteur ou la lectrice de choisir la voie de son engagement…
ATTAC Québec
La dette du Québec : vérités et mensonges
Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur, 2016
Emanuel Guay et Charles Guay-Boutet
Une littérature abondante en sciences sociales a étudié l’émergence du néolibéralisme comme paradigme théorique et comme stratégie de gouvernement à travers le monde. Elle a aussi lié cette émergence à l’instabilité économique des années 1970, à l’offensive de droite des années 1980 et à une sorte « d’âge d’or » néolibéral entre l’effondrement de l’URSS et la crise financière de 2007-20085. Nous devons toutefois garder à l’esprit dans nos analyses que le néolibéralisme, tant dans ses formes antérieures que dans sa phase « austéritaire » post-2008, demeure un projet contesté. Parmi les stratégies qui ont facilité l’instauration et la légitimation de politiques néolibérales par les différents paliers de gouvernement ici et ailleurs, les campagnes de peur en ce qui concerne la dette et les dépenses du secteur public occupent une place de choix. Au Québec, on peut associer cette stratégie aux mesures adoptées par le gouvernement Bouchard entre 1996 et 2001 pour l’atteinte du déficit zéro, à la parution du manifeste Pour un Québec lucide en 2005 et aux nombreuses compressions budgétaires imposées par les gouvernements au cours des deux dernières décennies.
La dette du Québec : vérités et mensonges, ouvrage dirigé par Audrey Laurin-Lamothe, Chantal Santerre et Claude Vaillancourt au nom de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC), offre de nombreux outils pour démystifier la dette publique du Québec. Le premier chapitre souligne que les gouvernements se privent volontairement de nombreuses sources de revenus, notamment du côté de l’imposition des entreprises, et utilisent alors le déséquilibre entre dépenses et revenus pour justifier de nouvelles rondes de compression (p. 24-25). Le second chapitre, pour sa part, identifie le début des années 1980 comme un tournant dans la gestion des finances publiques au Québec. Avec des réductions de salaire de 20 % dans la fonction publique imposées par le deuxième gouvernement Lévesque lors des négociations de 1982-1983, « le bal des compressions est ouvert et ne se terminera pas » (p. 34). Le troisième chapitre nous invite à distinguer entre la dette brute, la dette nette et la dette du secteur public, en reprochant à des groupes tel l’Institut économique de Montréal de toujours mettre de l’avant la dette du secteur public sans la mettre en contexte, à des fins strictement idéologiques (p. 44-46). Le quatrième chapitre met en lumière les liens entre la montée de l’endettement privé comme stratégie face au désengagement de l’État et la financiarisation des économies capitalistes avancées, la dette des ménages étant devenue un actif financier avec l’augmentation de l’accès au crédit et sa titrisation (p. 59-60). Le cinquième chapitre offre une critique du Fonds des générations, en soutenant que les revenus gouvernementaux qui sont obligatoirement versés dans ce fonds consacré au remboursement de la dette québécoise seraient mieux investis s’ils étaient utilisés pour des dépenses et services qui encouragent la croissance économique (p. 73). Le sixième chapitre pose la question des détenteurs des dettes nationales et montre les avantages d’un endettement pouvant participer à la construction d’une retraite décente pour les épargnants nationaux. La restructuration des dettes souveraines est ainsi envisagée à partir du type de détenteurs qui en assumerait les coûts (p. 86). Le septième chapitre présente les travaux du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde et sa typologie des dettes nationales illégitimes (contraires au droit) et insoutenables (p. 94-96), ainsi que les processus d’audit de la dette mis au point pour les définir. Puis, le huitième chapitre détermine la part illégitime de la dette québécoise résultant de l’allègement fiscal pour les entreprises et particuliers fortunés – abolition de taxes, crédit d’impôt pour les hauts revenus, recours à la sous-traitance et dépassement de coûts (p. 117) – dans la foulée de la course mondiale au moins-disant et à l’évasion fiscale. Finalement, le neuvième chapitre discute de la « dette écologique » qui, loin de se réduire à des enjeux de tarification et de marchandisation des services écosystémiques, pose des défis fondamentaux pour l’espèce humaine et sa pérennité.
Quels enseignements pouvons-nous tirer de cet ouvrage dans le contexte actuel ? On peut d’abord souligner que les surplus budgétaires dont le gouvernement Legault bénéficie actuellement ne sont pas le résultat des politiques d’austérité appliquées par les libéraux sous Couillard entre 2014 et 2018, mais sont plutôt liés à la hausse de la croissance économique ontarienne, couplée à une hausse de la consommation des ménages et à des investissements publics et privés6. En d’autres mots, l’effet positif des stratégies de réduction des dépenses publiques pour la relance économique québécoise mérite d’être sérieusement remis en question. Par ailleurs, les campagnes de peur autour de la dette publique exercent un effet important sur le climat politique au Québec sans pour autant barrer la route à toute forme de résistance organisée. Nous pouvons par exemple concevoir la grève étudiante de 2012 comme un moment de confrontation entre le discours du gouvernement Charest sur la réduction de la dette publique par la tarification des services et le discours du mouvement étudiant sur la lutte contre l’augmentation des dettes privées liées aux études supérieures. En admettant, plus généralement, que la gestion des affaires économiques est une question politique à part entière7, il vaut la peine d’encourager l’arrimage des contre-discours économiques à des mobilisations de masse.
1 David Graeber, Dette. 5000 ans d’histoire, Paris, Les liens qui libèrent, 2013.
2 Disponible sur : <www.flsh.ulaval.ca/sites/flsh.ulaval.ca/files/flsh/communication/professeurs/payette-2005-linformation-a-quebec.pdf>.
3 Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche, Paris, Albin Michel, 2018.
4 Doppelgänger : mot provenant de l’allemand et désignant une apparition ou un double d’une personne vivante dans le folklore et en fiction. Wikipedia (NdR).
5 Miguel A. Centeno et Joseph N. Cohen, « The arc of neoliberalism », Annual Review of Sociology, vol. 38, 2012, p. 317-340.
6 Raphaël Langevin et Emanuel Guay, « L’austérité a-t-elle contribué à la relance économique au Québec ? Analyse de l’impact économique des politiques budgétaires des 15 dernières années », Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, juin 2018, p. 41.
7 Charles Guay-Boutet, « Économie et pouvoir dans l’enseignement de Michel Foucault (1978-1980) », Aspects sociologiques, vol. 22, n° 1, 2015, p. 165.