C’était à la fin des années 1980. L’Intifada, le soulèvement palestinien non armé, battait son plein. Les jeunes affluaient par milliers dans les rues pour affronter les soldats de l’occupation qui avaient reçu l’ordre de « casser des bras », selon l’expression du premier ministre israélien de l’époque. Dans les villages, les quartiers, partout, la population palestinienne, de tous les âges, mettait en place une sorte d’administration parallèle.
Refaat Sabbah venait de Burkin, un petit village du nord de la Cisjordanie occupée, alors en rébellion ouverte contre l’occupation. Pendant de longs mois, Refaat avait été détenu, sans procès ni accusation (la « détention administrative »). Finalement, lorsque je l’ai connu, il venait de terminer ses études et de commencer à exercer sa profession d’enseignant à Ramallah.
Être enseignant en Palestine, c’est un honneur, un défi et une mission. Dans les écoles surpeuplées, les jeunes sont survoltés. En même temps, l’éducation est le bien le plus précieux où enfants, enseignants et parents s’acharnent, souvent dans des conditions très difficiles, à faire fonctionner les écoles. Refaat comprenait qu’il fallait non seulement gérer ce chaos permanent, mais aussi remettre en question les manières de faire et un certain autoritarisme hérité des administrations précoloniales. C’est ainsi que Paulo Freire s’est infiltré en Palestine grâce au travail du collectif mis en place par Refaat, le Teacher Creativity Center (TCC). C’était un combat acharné à la fois contre les mécanismes de l’occupation et contre une partie de la société et du leadership palestinien conservateur.
Pendant plusieurs années, Refaat est venu plusieurs fois à Montréal, Ottawa et Toronto, pour développer une intense relation de solidarité. Au tournant du millénaire, à l’invitation du groupe Alternatives où j’œuvrais à l’époque, il avait participé au deuxième Forum social mondial, à Porto Alegre au Brésil. Pour lui, ce Forum avait été un éblouissement, mené par l’enthousiasme et l’imagination des dizaines de milliers d’altermondialistes du monde entier, y compris du Québec. Plus tard en 2010, Refaat et ses camarades convoquaient dans les territoires occupés le Forum social mondial sur l’éducation où se sont regroupés plusieurs milliers de participants pour discuter éducation, démocratie, droits des femmes et des enfants, paix et justice.
Pour Refaat, la lutte pour la mise en place d’un État palestinien indépendant, une cause juste et légitime de tout un peuple, ne peut trouver son sens sans une lutte parallèle pour changer la société et briser les hiérarchies qui bloquent l’avancement des jeunes, des femmes, des couches populaires en général. Par ailleurs, cette lutte doit être menée par le peuple, par ses organisations populaires, et, autant que faire se peut, de manière non violente, ce qui est très difficile devant le dispositif extrêmement agressif de l’occupation. À Tunis en 2013 et en 2015, Refaat et de nombreux Palestiniens sont venus en force au Forum social mondial. Plusieurs Tunisiens disaient aux Palestiniens, « c’est votre Intifada qui nous a inspirés ». Du côté palestinien, ce printemps arabe de même que d’autres grands mouvements comme les Indignés et les Occupy laissaient entrevoir un nouvel élan vers l’émancipation.
Aujourd’hui, l’heure est sombre en Palestine. Avec l’appui indéfectible des États-Unis et de ses alliés-subalternes comme le Canada, l’État israélien accélère l’occupation et multiplie les exactions commises tous les jours par les soldats et les colons de l’occupation. Le reflux du printemps arabe est un facteur supplémentaire créant actuellement une situation où beaucoup de Palestiniens ont l’impression de suffoquer. Mais que faire sinon continuer ? En Palestine, on appelle cela le « sumud », qui pourrait se traduire par « tenir bon ».
Refaat comme plusieurs Palestiniens des territoires occupés était bien content de venir à Montréal pour le FSM. Ils voulaient nous expliquer là où ils en sont et également relancer les appels à des actions internationales, dont la campagne de BDS pour exercer des pressions économiques sur l’État israélien. Cette campagne qui progresse fait peur aux responsables de l’occupation et aussi à ceux qui continuent de les appuyer sans égard au droit international et à l’éthique.
Récemment, Refaat a eu une grande surprise quand sa demande de visa a été refusée. Il était un visiteur connu auprès des services consulaires canadiens. On savait bien qui il était, en tant que démocrate, défenseur de la paix, et adversaire explicite de la violence. Et pourtant un bureaucrate anonyme lui a signifié un refus. Une décision autant plus obscurantiste du fait que sa participation au FSM était appuyée par des syndicats québécois et d’autres associations qui avaient décidé d’assumer ses frais.
Comment expliquer ce refus scandaleux ? Il y a probablement des motivations croisées.
Durant l’administration de Stephen Harper, les restrictions contre les populations du tiers-monde qui veulent voyager au Canada ont été renforcées. Des enseignants, des étudiants, des professionnels invités dans des colloques savants, se voient régulièrement fermer la porte au nez. Cette posture de la « forteresse assiégée » qu’on retrouve avec Donald Trump et l’extrême droite européenne fait des Palestiniens, Congolais, Marocains, Népalais et autres « barbares » des personnes à risques qu’il faut refouler.
Il y a sans doute une autre raison. Plusieurs dizaines de Palestiniens ne peuvent plus obtenir de visa. Mustafa Barghouti, membre élu du conseil législatif palestinien, a lui aussi rencontré un mur. Il était venu une bonne vingtaine de fois au Canada et maintenant, il ne pourra pas être au Forum parlementaire mondial convoqué en marge du FSM. Lui non plus n’a pu surmonter la barrière bureaucratique, qui requiert des informations souvent impossibles à compiler, et qui coûte également très cher. Il est difficile de penser qu’il n’y a pas quelque chose de politique dans ce refus soi-disant technique.
Depuis son élection, le gouvernement de Justin Trudeau s’inscrit globalement en continuité avec Harper concernant la politique extérieure et la gestion des frontières. Sa déclaration préélectorale à l’effet que le Canada voulait être « de retour » dans le monde sonne creux. Il se pourrait que tout cela aboutisse à une autre humiliation au moment où le Canada cherche à réintégrer le Conseil de sécurité de l’ONU dont il avait été expulsé en 2010. Pour le moment en tout cas, l’État canadien (et non pas la population) est perçu comme une puissance hostile par de nombreux peuples dans le monde.
En attendant, Refaat continue et Refaat est avec nous malgré tout. Il interviendra au FSM, via le cyberespace, dans les débats organisés par la FNEEQ et d’autres syndicats et associations québécoises du domaine de l’éducation.
« Sumud »…