En ces temps de tromperie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire. – George Orwell
Je veux vous parler de Victor Serge. Ou plutôt, le laisser nous parler d’un temps qui n’est plus le nôtre pour mieux comprendre l’époque que nous vivons. Victor Serge est d’abord un révolutionnaire professionnel. Fils d’immigré russe, il passe son enfance en Belgique puis s’installe à Paris. Il y soutient la bande à Bonnot, ce qui lui vaudra des années d’emprisonnement. Dès sa sortie de prison, Victor de son vrai nom Kibalchiche rejoint la Russie soviétique : sans renoncer pleinement à l’anarchie il travaille à Moscou puis ailleurs en Europe (Barcelone, Vienne) à étendre la révolution socialiste qui s’opère. Il devient le témoin participant de quantité de tentatives insurrectionnelles avortées ou réprimées. Assimilé à l’opposition de gauche, Serge subit ensuite le sort de toutes les minorités bolchéviques après la mort de Lénine et la prise de pouvoir définitive par Staline. Il est envoyé au Goulag et n’en sort qu’en 1936, miraculeusement : il aura fallu l’intervention d’intellectuels de premier plan, parmi lesquels André Gide, pour le sauver.
Car Victor Serge n’est pas qu’un révolutionnaire : il est aussi l’auteur d’une vaste œuvre d’analyse engagée de la Russie soviétique (L’An I de la Révolution russe, 1930, Destin d’une révolution : URSS, 1937). Son œuvre de romancier n’est pas moins considérable. Il y déploie de complexes réseaux de personnages tous confrontés à une même réalité socio-historique : l’insurrection (Ville conquise, Rieder, 1932), le goulag (S’il est minuit dans le siècle, 1939), l’invasion allemande (Les Derniers Temps, 1946). Comment ne pas trahir ? Comment ne pas se montrer indigne de soi-même dans des circonstances terribles ? Comment continuer à penser, à agir librement quand les ennemis de l’extérieur (les autorités des puissances capitalistes, les fascistes et les nazis aux portes) sont aussi menaçants que les ennemis de l’intérieur (les agents de Moscou qui traquent toutes les figures qui appartiennent ou ont appartenu à l’opposition au régime stalinien). Victor Serge écrit sur ces années effrayantes et fascinantes de l’entre-deux-guerres : quand les fascismes prennent le pouvoir (Italie, Allemagne, Autriche, Espagne), quand le rêve socialiste tourne au cauchemar soviétique, quand la guerre d’Espagne, les accords de Munich et le pacte germano-soviétique enterrent les derniers espoirs de paix. Voilà ce qu’aura été Victor Serge : un révolutionnaire professionnel d’une probité exceptionnelle triplé d’un observateur clairvoyant et d’un grand romancier. Une configuration rare.
En 1936 Victor Serge revient à Paris. La presse d’obédience communiste lui est fermée : tout en travaillant dans une imprimerie il se tourne donc vers l’humble journal liégeoisLa Wallonie, dont le public est essentiellement composé de métallurgistes. J’ai réalisé l’édition d’une sélection des 200 chroniques que Serge va y publier entre 1936 et 1940[1] ; l’intégralité des chroniques, dans une édition de Charles Jacquier, est disponible en ligne[2]. C’est de là que Serge va décrypter de semaine en semaine, quatre années durant, les mensonges qui passent à sa portée : que ce soit ceux colportés par la presse quotidienne française et britannique sur la guerre d’Espagne ou ceux de la presse officielle soviétique pour masquer ou justifier les grandes purges des compagnons de Lénine.
Savoir décrypter le mensonge fait partie du nécessaire de base du survivant intellectuel lorsque les mensonges affluent de partout, jusqu’au cœur des conférences et des articles de presse. Encore faut-il parvenir à faire le tri des mensonges, des détournements et des techniques de bourrage de crâne. Le mensonge pur et simple est souvent le plus efficace : mensonge sur les chiffres (de manifestants), sur la chronologie des faits (les négociations), sur les positions défendues antérieurement. Plus subtiles sont les formes de détournement des images, des mots et des idées. En ce qui concerne les images, la monomanie des photographes de presse pour les images de violence nous abreuve ad nauseam. Les discours politico-médiatiques procèdent tout aussi régulièrement au détournement de mots, vidés ou détournés de leur sens, « essorés » comme le dit Eric Hazan[3], jusqu’à ne plus former que des bouillies de sens : démocratie, droit, majorité, peuple, etc. De même avec les syntagmes, comme celui du « droit à l’éducation », passé dans le discours du gouvernement et de certains éditorialistes d’une revendication historique de la gauche à l’apanage des étudiantes et étudiants qui ont déposé les injonctions. Tout ce qui relève de la langue de bois joue le même rôle de détournement camouflé des idées : l’usage immodéré des euphémismes (boycott pour grève, grogne pour conflit), des métaphores douteuses, des mots-valeur (violence, démocratie, « majorité silencieuse »).
Ces vastes ensembles de techniques rhétoriques servent à la troisième forme de mensonge. Je laisse la parole à Serge : « Il y a encore une forme du mensonge particulièrement riche parce qu’elle combine toutes les autres en y ajoutant l’information (ne souriez pas…), l’imagination et le grand tirage. Elle s’appelle le bourrage de crâne et dépasse de loin en capacité de nuire tous les autres procédés de truquages et d’escroqueries psychologiques. » C’est le bourrage de crâne, mot inventé pendant la [Première] guerre [mondiale] pour qualifier les boniments que l’on bourrait dans le crâne des poilus de tous les camps[4]. » Mutatis mutandis, l’insistance quasi comique de Line Beauchamp sur le fameux « 50 sous par jour » lors de la proposition gouvernementale du 27 avril, puis l’avalanche de déclarations ministérielles sur les « violences intolérables », font office dans la société québécoise de bons cas de bourrage de crâne.
Pour que le bourrage de crâne atteigne son maximum d’efficacité, il doit s’appuyer sur des médias de masse : les journaux, la radio, la télévision et, tant que faire se peut, les médias sociaux. L’empire médiatique de Quebecor a fourni au gouvernement un allié de choix. Toutes les heures, tous les jours le discours gouvernemental, adapté à l’une ou l’autre sauce, a été servi en flux tendu dans les grands journaux (surtout ceux qui sont lus plutôt hors des grands centres urbains et hors de la population directement concernée par la grève), à la télévision et à tous les autres maillons de l’interminable chaîne médiatique. « Par le bourrage des crânes, écrit Serge, la presse qui pourrait être, entre les mains d’une collectivité libre, soucieuse de ses intérêts spirituels, un moyen d’éducation et un précieux stimulant à la vie intellectuelle et morale, devient l’empoisonneuse des cerveaux.[5] » Il y a là le terreau idéal pour ce que Marc Angenot a appelé l’assertivité, à savoir la méthode qui consiste non à démontrer mais à marteler sa vérité jusqu’à ce qu’elle passe pour crédible, puis correcte, puis passible d’adhésion, à transformer en performatif un énoncé constatatif[6]. Les exemples abondent : « le gouvernement a toujours voulu négocier » ; « Les étudiants campent sur leurs positions » ; « chacun doit faire sa juste part », etc. Plus c’est gros, plus ça passe[7].
Mais pourquoi tant de mensonges ? Victor Serge nous le dit, en toutes lettres et en trois paragraphes :
« Il faut éberluer ceux que l’on berne. Il faut que le mensonge submerge la raison, fausse le jugement, s’impose par sa puissance mécanique, écrase l’objection. Peu importe dès lors qu’il ne soit plus croyable et ne résiste à aucune analyse.[8] »
Répéter, répéter encore, faire répéter partout et toujours les mêmes mensonges.
« L’homme de la rue, affolé par des flots de mensonges contraires, persécuté chez lui par la radio, en proie à son journal, comment s’y retrouvera-t-il ? Ne voyez-vous pas qu’il est d’avance trompé, berné, aveuglé, vaincu jusque dans son âme ? Et que le peu d’intelligence autonome que lui laissent les rotatives et les haut-parleurs, il va mécaniquement l’employer à mentir à son tour dans le sens indiqué, car il ne peut plus savoir ni ce qui se passe, ni ce qu’il fait lui-même, ni ce qu’on fait de lui ? Les fabricants de mensonge ont, il est vrai, la force de l’argent, les plumes serviles – par légions – et ils recommencent ce soir et demain ils recommenceront… Ils recommenceront tant que l’édifice social sera bâti sur l’iniquité : car le mensonge naît de l’exploitation de l’homme par l’homme : l’exploiteur ne pouvant certes pas dire la vérité à l’exploité. Tout est donc faussé : philosophie, croyances, sciences, morale, information. Et livrer bataille au mensonge c’est toujours, dès lors, défendre l’homme contre ce qui l’accable.[9] »
Heureusement tout espoir n’est pas mort. Aux sondages faits sans méthodologie aucune et immédiatement colportés à toutes les unes, ou presque, un peuple peut répliquer, à 200.000 lors de la manifestation du 22 mai, par exemple.
« L’impudence n’est une force qu’appuyée souverainement sur le bâillon, la trique, la prison, l’argent. Sitôt qu’on lui résiste, elle succombe. Les régimes fondés sur le mensonge portent en eux-mêmes les germes de leur mort.[10] »
Anthony Glinoer
Université de Sherbrooke
[1] Victor Serge, Retour à l’Ouest. Chroniques (juin 1936 – mai 1940), textes choisis et annotés par Anthony Glinoer, préface de Richard Greeman, Marseille, Agone, coll. « Mémoires sociales », 2010, 372 p.
[2] Édition de l’intégralité des chroniques par Charles Jacquier : http://agone.revues.org/
[3] Éric Hazan, LQR. La propagande au quotidien, Paris, Raisons d’agir, 2006.
[4] Victor Serge, « Le Bourrage de crâne », 24-25 juillet 1937.
[5] Victor Serge, « Le Bourrage de crâne », 24-25 juillet 1937.
[6] Marc Angenot, La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 198
[7] Victor Serge, « Fascisme et mensonge », 3-4 avril 1937 : « Au delà d’un certain calibre, le mensonge, quand il atteint à l’énormité, force en politique une sorte d’admiration. On se dit : “Quel culot, tout de même !” Il est vrai qu’on se demande l’instant suivant quel dosage de fourberie et d’imbécillité explique ce culot-là. »
[8] Victor Serge, « Fascisme et mensonge », 3-4 avril 1937.
[9] Victor Serge, « Technique du mensonge » 25-26 février 1939.
[10] Victor Serge, « Fascisme et mensonge », 3-4 avril 1937.