Stephen Harper de même qu’une palette de gouvernants mondiaux sont en Afrique du Sud à l’occasion du décès de Nelson Mandela. C’est à la fois touchant et un peu amer d’entendre ce concert d’éloges, comme si tout le monde avait toujours lutté contre l’apartheid. Ce n’est pas honnête et donc, sans vouloir ressusciter de vieux conflits, il faut ramener les faits.
Du colonialisme à l’apartheid
Suivant l’invasion des hollandais en 1652, l’Empire britannique s’empare de l’Afrique du Sud au début du dix-neuvième siècle. Elle subjugue les Africains par de vastes entreprises prédatrices. Elle confronte les descendants hollandais, les Afrikaners, et les soumet à une dure occupation qui suscite l’émotion dans le monde, y compris à Montréal où des manifestants dénoncent une « guerre impérialiste ». Fidèle allié-subalterne, le Canada envoie des militaires combattre avec les Anglais.
Une fois son pouvoir rétabli, l’Empire impose (1910) un système de « réserves » pour confiner la majorité noire sur 13 % du territoire (87 % étant réservé aux Blancs). Des protestations pacifiques ne font pas bouger le régime raciste qui a l’assentiment de ses alliés britanniques et canadiens. En 1948, les Afrikaners reviennent au pouvoir. Leur discours est ouvertement raciste, mais en réalité, peu de choses changent. La majorité noire reste sans droit, confinée aux territoires africains (les « bantoustans »), sauf pour ceux qui obtiennent le « droit » de travailler, à très bas salaires, dans les industries et les mines des Blancs, locaux ou étrangers.
En 1961, la République d’Afrique du Sud se retire du Commonwealth où sous l’influence des nouveaux pays indépendants africains on dénonce l’apartheid, ce à quoi se joint (à son honneur) le Premier ministre progressiste-conservateur de l’époque, John Diefenbaker. Entre-temps, les investissements étrangers affluent en Afrique du Sud où les profits sont élevés et où la contestation sociale est sous contrôle.
Confrontations
Dans les années suivant le massacre de Sharpeville (1960), l’ANC et d’autres mouvements de résistance sont interdits. Nelson Mandela est arrêté. Malgré les revendications des États africains, les pays occidentaux refusent de considérer des sanctions contre le régime de l’apartheid. À Soweto en 1976, des milliers de jeunes sont violemment réprimés. Encore là, Ottawa, Washington et les autres ne bougent pas. Quand l’Afrique du Sud envahit le nouvel État indépendant de l’Angola, on la laisse faire, même si des ONG et des syndicats au Québec lancent une campagne de solidarité avec ce pays. Pierre Trudeau refuse de parler aux mouvements qu’il considère comme des « terroristes ».
Des ténors du milieu des affaires dont Conrad Black dénoncent les mouvements anti-apartheid. Plus tard en 1976, le gouvernement de René Lévesque au moins agit symboliquement en retirant les vins sud-africains des magasins de la SAQ. Mais finalement, au tournant des années 1980, des secteurs importants de la population, y compris au Canada et au Québec, organisent un grand mouvement mondial contre l’apartheid. L’idée est de faire pression contre le régime sud-africain en mettant fin aux investissements de grandes multinationales comme Alcan, Québec Fer et Titane, Coca-Cola, Shell, General Motors. Mais le lobby animé par Conrad Black est très efficace. Le Parlement vote des résolutions contre le racisme, mais fondamentalement, on ne fait rien.
Le tournant
Le Parti progressiste-conservateur revient au pouvoir en 1984. Sous l’influence de Joe Clark et de Brian Mulroney, une perspective « réaliste » s’impose. Le régime de l’apartheid entre dans une crise terminale. Des secteurs du monde des affaires engagent un dialogue avec l’ANC. Dans plusieurs pays, le mouvement de boycottage et de désinvestissement organisé par les universités, les municipalités et les syndicats inquiète les milieux financiers. Des sanctions sont enfin imposées par Ottawa, mais elles sont « volontaires », car elles n’obligent pas, formellement, les entreprises à désinvestir.
Néanmoins, des multinationales ralentissent leurs opérations, car elles deviennent la cible des mouvements de protestation. En 1986, une grande coalition québécoise organise la venue de l’archevêque sud-africain Desmond Tutu, qui vient de gagner le Prix Nobel de la paix. Des milliers de personnes l’acclament à Montréal. En 1987, les mêmes organisations québécoises organisent un grand rassemblement au Palais des Congrès de Montréal pour accueillir des chefs de la résistance sud-africaine. L’opinion publique bascule du côté de l’ANC.
Une transition tronquée
À la fin de la décennie, l’armée sud-africaine subit de dures défaites en Angola. La Namibie accède enfin à l’indépendance. Et en 1990, Mandela est libéré. Les États-Unis et leurs alliés font alors pression pour qu’il renonce à restituer les terres et les ressources volées à la population africaine. Après l’élection de 1994 qui porte l’ANC au pouvoir, les grands monopoles miniers et les méga fermes des Blancs sont protégés, à la satisfaction du milieu des affaires et des gouvernements occidentaux.
Après le départ de Mandela (1999), cette offensive néolibérale se consolide. Les problèmes de pauvreté et de violence sont exacerbés dans un pays qui reste au sommet de l’inégalité des revenus dans le monde. La répression continue contre les protestations populaires. Dans les pays avoisinants et sur le continent un peu partout, l’Afrique du Sud post-apartheid se présente comme le nouveau « gendarme » agissant de concert avec les États-Unis.
D’hier à aujourd’hui
Entre-temps, de nouvelles générations reprennent le drapeau de la résistance. Des mouvements sociaux résistent dans les usines et les « townships » (bidonvilles). Le gouvernement est bousculé, ce qui crée un malaise social et politique profond. Avant sa mort, Mandela lui-même dénonçait la terrible malgestion de son pays, son incapacité de faire face à l’épidémie du SIDA. Il s’élevait contre les agressions des États-Unis contre les Palestiniens et les Irakiens. Il critiquait la corruption d’une petite couche de profiteurs africains. Dans ce pays meurtri par des décennies d’oppression, de nouvelles crises sont en gestation. Aujourd’hui comme hier, les camps demeurent retranchés. Une résistance populaire indomptable d’un côté. Et le pouvoir bien implanté des élites locales et internationales de l’autre. Dans le cœur des gens, Madiba vit.