Cet article explore les répercussions des nouvelles technologies algorithmiques à la base de l’intelligence artificielle (IA) sur les temporalités sociales et les rapports individuels et collectifs au temps autour de trois idées principales. Premièrement, le déploiement des technologies algorithmiques brouille la distinction traditionnelle entre temps de travail et temps de loisir. Deuxièmement, et de façon reliée, les technologies algorithmiques accélèrent le temps, en particulier les rythmes de vie. Troisièmement, les algorithmes participent aujourd’hui à la construction sociale des rapports individuels et collectifs au passé, au présent et au futur, et cette base technologique des temporalités sociales sous-tend un régime d’historicité présentiste.[1]
Algorithmes et brouillage des catégories de temps traditionnelles
Depuis la Grèce antique, une distinction s’opère entre deux catégories d’emploi du temps, le temps de la production des nécessités de la vie ou le temps de travail d’un côté, et le temps de loisir de l’autre. Cette distinction traditionnelle des catégories de temps prend plusieurs formes historiques, mais perdure somme toute dans l’histoire. Or, les technologies algorithmiques ont aujourd’hui un impact important sur le temps de travail et le temps de loisir, allant même jusqu’à brouiller cette distinction.
Il faut d’abord examiner les effets des technologies algorithmiques sur les temps de loisir, en débutant avec deux aspects fondamentaux sur le plan historique. D’une part, ce sont largement des temps dits « discrétionnaires », c’est-à-dire des temps qui demeurent sous le contrôle de l’individu, organisés et meublés de pratiques à sa discrétion. D’autre part, et malgré des variations et différences selon les contextes sociohistoriques, on peut néanmoins y voir d’importantes continuités sur la longue durée, notamment le fait que le temps de loisir a été conçu et pratiqué comme une forme de temps « extraéconomique ». En effet, les temps de loisir ne participent généralement pas de la fonction économique de la vie, c’est-à-dire de la production des nécessités, des biens et services qui reproduisent matériellement les corps. Ils se conçoivent et se pratiquent donc à l’écart des pratiques productives, du travail et du marché. Le capitalisme industriel reproduit cette distinction temporelle entre temps des nécessités de la reproduction économique et temps de loisir et la radicalise à plusieurs égards, notamment en la spatialisant. Le travail et son temps sont, dans l’idéal type de la société industrielle, confinés à un espace-temps bien défini : le quart de travail salarié. Le temps de loisir, de son côté, se passe à l’extérieur du lieu de travail, que ce soit à la maison ou dans des lieux où se pratiquent des activités de loisir. Dans ce régime temporel, temps de travail et temps de loisir sont bien distingués et délimités, et le temps de loisir ne produit pas de valeur d’échange. En ce sens, nous avons hérité d’une distinction historique entre temps de travail et temps de loisir où le premier est productif de valeur économique et le deuxième est exempt de tâches productives – souvent d’ailleurs au prix d’une exploitation du travail d’autrui, notamment du travail domestique effectué par les femmes – et peut être consacré à des pratiques de vie bonne et de réalisation de soi, à l’écart de la production et du marché. Nous constatons aujourd’hui, en revanche, une colonisation massive des temps de loisir par le marché, jusqu’à poser la question de la caducité de cette distinction.
L’arrimage du temps de loisir au marché par l’entremise de la consommation est un phénomène qui précède la période contemporaine du capitalisme algorithmique[2]. Autrement dit, les temps de loisir se meublent de pratiques de consommation bien avant les années 2000 et 2010. Ces processus prennent toutefois de l’ampleur aujourd’hui, notamment en raison de la place grandissante et de l’efficacité redoutable des mécanismes de la publicité ciblée que développent les nouvelles technologies algorithmiques dont l’utilisation occupe également les périodes de loisir. Cependant l’arrimage du temps de loisir au marché atteint désormais un nouveau stade à l’ère du capital algorithmique : le temps de loisir, un temps non travaillé et non rémunéré, devient lui-même productif : il produit des données qui, une fois valorisées, participent de l’accumulation du capital. Ce développement est si spectaculaire qu’il oblige à repenser les catégories mêmes de temps – et de valeur – puisqu’il complique grandement la distinction entre temps de travail « productif » et temps de loisir « non productif ».
Pour bien saisir les causes de ces bouleversements, il faut regarder du côté de l’infrastructure technologique du capital algorithmique : la prolifération des écrans d’ordinateur, des tablettes, des téléphones intelligents, des technologies portables, des senseurs, des caméras, des capteurs qui participent non seulement d’une réorganisation du temps de travail, mais plus encore qui exacerbent de façon importante la tendance qu’ont les temps de loisir de se réduire à des « temps d’attention » passés devant l’écran, à des « temps d’écran ». Le temps en ligne et le temps d’écran ont augmenté de façon spectaculaire dans les dernières années, et couvrent maintenant une bonne partie des heures éveillées, travaillées ou non. Par exemple, des données récentes montrent que les Américaines et Américains passent en moyenne jusqu’à 11 heures par jour en interaction avec un média quelconque. Les médias sociaux et les applications de messagerie occupent en moyenne 2 heures et 31 minutes de la journée. Une étude britannique fait état d’une moyenne de 25,1 heures par semaine passées en ligne, deux fois plus qu’il y a dix ans. Le groupe d’âge des 16-24 ans est particulièrement « connecté » à l’Internet via les écrans, passant en moyenne 34 heures par semaine en ligne. Dans ce groupe d’âge, 4 heures par jour en moyenne sont passées à regarder l’écran du téléphone (la moyenne pour tous les adultes est de 2 h 39 min). Certaines des applications les plus populaires captent jusqu’à près d’une heure de temps d’attention par jour en moyenne (58 minutes pour Facebook, 53 minutes pour Instagram)[3]. De plus, ce temps d’attention est effectivement monnayable dans les marchés publicitaires et produit des données qui, une fois traitées, forment un matériau, un actif valorisé par les compagnies comme Google et Meta qui en font la collecte. Par ailleurs, cette extraction dépasse le « temps d’écran » proprement dit, et se poursuit dans nos interactions avec des objets connectés (autos, électroménagers, outils), des applications de toutes sortes (diète, sport, exercices) et notre présence dans des environnements connectés[4].
Il nous reste toujours le temps de sommeil, non ? Là aussi s’insère le capital algorithmique. Comme l’a montré Crary, le temps de sommeil n’est plus le rempart ultime contre l’exploitation/extraction du capital, les technologies numériques selon lui parvenant à déranger le temps de sommeil et à dégager des moments « productifs », par exemple le cellulaire au lit dans des périodes d’éveil nocturne. Des « innovations » se présentent également sur le marché, comme l’appareil « Halo » de la jeune entreprise (startup) américaine PropheticAI qui utilise l’apprentissage machine afin d’induire des états de rêve lucide lorsque l’utilisatrice ou l’utilisateur est en sommeil profond, de façon à « augmenter la productivité nocturne », en permettant par exemple de coder la nuit[5].
Au bout du compte, le temps de travail, le temps de loisir, voire même le temps de sommeil, sont happés par l’appareillage technologique du capital algorithmique[6]. À notre époque, le temps d’attention captif devient la principale catégorie de l’expérience vécue du temps, et l’extraction de données se poursuit dans toutes nos interactions connectées. Le résultat net de ces processus est un arrimage croissant des temps vécus, rémunérés ou non, au marché capitaliste et à l’accumulation du capital algorithmique.
L’accélération algorithmique
Rappelons un paradoxe important dans les études du temps social qui concerne l’accélération des rythmes de vie, un sentiment partagé par une proportion toujours croissante d’individus[7]. Alors que l’expérience qualitative de manquer de temps est largement partagée dans la population, les données quantitatives d’usage du temps font plutôt état d’un rythme de vie assez stable, où indépendamment des qualifications relatives aux différences socioéconomiques, les gens disposent en moyenne d’autant de temps de loisir qu’auparavant, dorment et travaillent en moyenne le même nombre d’heures. Pouvons-nous trouver dans les développements de l’appareillage de captation du temps d’attention du capital algorithmique un facteur explicatif du sentiment d’accélération des rythmes de vie ? Comme nous l’avons vu, cette nouvelle catégorie sociale de temps d’attention passé devant l’écran brouille substantiellement la distinction entre temps de travail et temps de loisir. Ultimement, c’est en occupant une part de plus en plus grande du temps de loisir que le temps d’attention captif de l’écran le dégrade en réduisant le « loisir pur[8] », en multipliant les interruptions, les sollicitations, et en le désorganisant. C’est ainsi que le sentiment d’accélération du rythme de vie se trouve renforcé par cette diminution de la qualité discrétionnaire du temps de loisir par son arrimage aux impératifs et aux pressions du marché.
Rappelons aussi l’argument similaire de Judy Wajcman à propos du temps de travail : les technologies informationnelles le pressurisent également afin de le rendre plus productif, plus intensif, ce qui peut sous-tendre un sentiment d’accélération[9]. Désormais, les technologies algorithmiques et l’IA contribuent à intensifier le temps de travail rémunéré, voire à l’accélérer. Des travaux récents montrent que l’IA n’automatise pas le travail en général, mais automatise et réorganise certaines tâches, en créant par ailleurs pour les humains une série de nouvelles tâches d’entretien et de supervision des algorithmes plus fragmentées, aliénantes, et parfois même non rémunérées[10]. Les technologies algorithmiques au travail ont des répercussions complexes et différenciées sur le travail selon les secteurs et selon les types d’algorithmes et d’IA, mais, de façon générale, elles visent à augmenter la production de survaleur relative et intensifient ainsi le travail[11]. Le temps de travail comme expérience vécue est donc accéléré même si la quantité d’heures travaillées demeure stable, puisque ces heures sont accrues en intensité.
Le temps d’attention est une forme de temps qui peut facilement s’arrimer au temps du marché par la médiation de l’écran et de l’univers des interfaces, plateformes, applications et réseaux sociaux; il peut, sous la logique de pratiques de publicité ciblée, de marketing, de création d’addictions et d’extraction de données, subir la pression des impératifs de productivité, de rapidité, d’efficacité et d’accélération de cette forme de temps du marché. L’arrimage grandissant des temps de loisir au marché et la capture du temps d’attention par l’appareillage addictif du capitalisme algorithmique accélèrent notre temps et l’orientent vers une logique de réalisation de soi fortement liée aux pratiques en ligne de consommation et de socialisation. De plus, les temps de loisir ainsi arrimés au marché sont sujets à diverses formes de désorganisation temporelle, ce qui entraine une perte du contrôle discrétionnaire sur le déroulement des pratiques de loisir. Autrement dit, en s’arrimant au marché et en devenant ainsi un temps économique, le temps de loisir échappe davantage au contrôle de l’individu. Davantage de pressions émanant du marché, comme les incitations à performer, à entretenir son soi numérique, à produire des données, à consommer, à répondre aux messages, à vérifier les notifications entrecoupent le loisir pur et dégradent sa qualité discrétionnaire.
En somme, le capital algorithmique, surtout dans le déploiement de son infrastructure technologique extractive, transforme les catégories sociales de temps et l’expérience vécue du temps, ce qui exacerbe l’accélération sociale et l’aliénation temporelle qui en découle. Les pratiques de vie bonne qui requièrent de longs moments de réflexion, des interactions sociales en personne, le développement d’une technique exigeant beaucoup de temps d’apprentissage, un espace-temps libre des soucis économiques, une adéquation entre les moyens et les fins d’une pratique deviennent en conséquence de plus en plus difficiles à atteindre dans un régime temporel contemporain si peu propice à ce type d’usage du temps et où le loisir pur s’effrite. La qualité temporelle que nécessitent certaines des « pratiques focales » dont parle Albert Borgmann[12], par exemple cuisiner et partager un repas, courir, faire une promenade en forêt, apprendre une langue pour le plaisir est plus difficile d’accès. Meubler nos horaires de pratiques de vie bonne et de temps véritablement libre constitue un défi herculéen à l’ère du capitalisme algorithmique, de la dépendance aux écrans et des sollicitations qui diminuent les vertus discrétionnaires du temps.
Au bout du compte, nous pouvons postuler que les technologies algorithmiques risquent d’alimenter encore plus la dynamique globale d’accélération sociale qui a accompagné la modernité capitaliste depuis ses débuts[13]. En ce sens, il n’y a pas de rupture radicale avec l’avènement de l’intelligence artificielle, des médias sociaux et des technologies numériques; ils ne font que prolonger et intensifier un processus d’accélération qui était déjà en cours depuis des siècles. Ainsi, l’arrivée des machines algorithmiques dans les différents recoins du monde social contribuera encore davantage à l’accélération du rythme de vie. Cela invalide l’hypothèse selon laquelle l’intelligence artificielle pourrait enfin rendre possible l’utopie de la « société des loisirs », comme certaines spéculations qui affirment avec naïveté que ChatGPT va enfin libérer l’humanité du travail. Au lieu de nous libérer du temps, le capitalisme algorithmique va au contraire amplifier l’expérience vécue de « pénurie temporelle », le sentiment que tout va toujours trop vite, que nous sommes constamment sollicités, que nous sommes perpétuellement dépassés par les événements et la marche frénétique du progrès technologique qui semble hors de notre contrôle. Le manque de temps, la multiplication des cas d’épuisement professionnel, mais aussi la cyberdépendance, l’anxiété et autres troubles psychiques associés à la surconsommation numérique constituent diverses formes de pathologies sociales liées au développement du capitalisme contemporain. Le temps éclaté annonce aujourd’hui une nouvelle phase de l’accélération sociale : l’accélération algorithmique.
La construction algorithmique des trois dimensions du rapport au temps
La technique est — et a toujours été — le grand médiateur du rapport au temps sur le plan collectif et individuel. L’organisation sociale du temps s’opère à l’aide d’objets, d’outils, d’appareils et éventuellement de technologies et d’institutions sociales de temps. Le gnomon[14], les calendriers, l’astrolabe, la clepsydre[15], les horloges et montres mécaniques, le temps universel coordonné appuyé sur des horloges atomiques : différentes technologies organisent et institutionnalisent le temps en société, toujours en rapport avec des formes de pouvoir social[16]. Le substrat technologique des relations sociales de temps joue également un rôle déterminant dans l’expérience et la conscience du temps, et l’élaboration de ce que François Hartog appelle les « régimes d’historicité[17] » est toujours en rapport complexe avec ce substrat technologique.
De plus, il est également possible de concevoir la technique elle-même comme une structure mémorielle. Chaque objet technique, et le monde technique en général, est dépositaire d’un savoir-faire, d’une tekhnê[18] humaine, et le monde objectif qui nous entoure est constitué d’une accumulation de mémoire, de rétentions ainsi déposées dans des objets techniques. De même l’écriture, l’art, l’architecture, l’ingénierie, etc. On peut donc voir la technique, ou aujourd’hui la vaste infrastructure technologique qui supporte la vie sociale et individuelle, comme une « structure rétentionnelle » où se loge un savoir, une mémoire collective et un savoir-faire collectif. Le monde technique est en ce sens le passé présent parmi nous, à partir duquel nous construisons le futur[19].
De ce point de vue, la prolifération des technologies algorithmiques aux échelles individuelles et sociales occasionne également une certaine reconfiguration des rapports au temps. Tant sur le plan individuel que collectif, les algorithmes organisent et médiatisent le rapport au passé, au présent et au futur.
Premièrement, l’accès au passé collectif, à la mémoire collective désormais constituée d’une immense structure rétentionnelle informatisée et industrialisée (base de données, serveurs, Internet, etc.) est largement médiatisé par des algorithmes. La vaste numérisation des documents et des supports informationnels qui ont colligé la mémoire collective d’une part importante de l’histoire humaine, couplée à la mise en place de moyens de classement, d’archivage et de recherche d’information algorithmique (moteurs de recherche, mots-clés, base de données numérisées, etc.) font en sorte que des technologies algorithmiques, souvent développées et contrôlées par des entreprises privées dont les opérations sont toujours sujettes à l’attraction gravitationnelle de l’impératif de profit, médiatisent l’accès au passé, à l’information stockée dans ces structures rétentionnelles numérisées, à la mémoire collective. Sur le plan individuel, nous faisons par exemple souvent confiance à Google pour notre accès à l’information, Sur le plan collectif, notre mémoire est désormais accessible selon des programmes informatisés, souvent des technologies algorithmiques, sur lesquelles le public, la démocratie ou encore l’agentivité humaine n’ont que peu de prise réelle.
Deuxièmement, le présent est lui aussi désormais largement construit par les technologies algorithmiques, et ce, sous deux aspects : l’extraction et la « curation[20] ». D’une part, le présent devient un moment extractiviste, c’est-à-dire que la vaste infrastructure d’extraction algorithmique déployée dans toutes les sphères de la vie sociale prélève de chaque instant une immense quantité de données qui forment ensuite un matériau brut qui reproduit l’accumulation du capital algorithmique. De ce point de vue, le présent est réduit à un matériau, à une « ressource première » enregistrée comme données. Le présent algorithmique est ce qui est effectivement extrait, numérisé, enregistré et ensuite stocké dans les structures rétentionnelles informatisées. Ce qui ne l’est pas, « l’événement » dont les points de données ne sont pas extraits/enregistrés par l’infrastructure d’extraction technologique, ne participera pas à la construction de l’expérience d’un présent collectif désormais vécue et médiatisée par les interfaces technologiques[21]. Cette occurrence, cet événement non enregistré tombe dans l’oubli de la temporalité algorithmique.
Cela mène au second aspect de la construction du présent par les technologies algorithmiques : la curation. L’expérience vécue, qu’elle soit individuelle ou collective, est de plus en plus médiatisée par des technologies algorithmiques. Ainsi, cette expérience nous est « présentée » par des interfaces qui organisent le présent « actuel » selon un processus de curation. Prenons par exemple les médias sociaux et les « fils d’actualité » qu’on y retrouve. Ces fils sont une suite d’éléments structurée par un algorithme avec l’impératif de générer du temps d’attention. Ils organisent ce fil d’actualité, ce qui « se passe », tel un présent qui défile sous nos yeux. Ce qui fait partie ou non de ce présent, de cette actualité, est tributaire d’un enregistrement/extraction préalable par des technologies extractives. Ainsi l’expérience individuelle est une interaction avec une actualité, un présent, produit d’un processus d’extraction et de curation algorithmique.
Troisièmement, et sans doute de façon encore plus inquiétante, les technologies algorithmiques construisent un futur… qui est lui-même une répétition du passé. Cette temporalité algorithmique est tributaire de la condition technique même des algorithmes : ce sont des machines à prédire le futur à partir du passé. Plus précisément, les algorithmes sont entrainés à partir de « données massives » extraites des moments présents individuels et collectifs et stockées dans des serveurs. Ces données, traitées par divers processus de travail digital, entrainent les algorithmes à prédire des événements ou des comportements futurs sur la base du contenu des données d’entrainement. Par exemple, la police prédictive entraine des algorithmes de prédiction de crime à partir des données de l’histoire criminelle d’une certaine société[22]. Si cette histoire est marquée par des pratiques policières racistes, la criminalisation de la pauvreté ou encore un système juridico-carcéral discriminatoire, l’algorithme entrainé par ces données « prédira » un risque de récidive plus élevé chez un prévenu racisé et pauvre, ou encore une zone à risque de crime dans des quartiers où vivent des communautés racisées et défavorisées. La surveillance accrue de ces communautés augmente en retour les chances d’y intercepter des activités criminalisées. La prédiction du crime est ici davantage une production de crime, une forme de prophétie autoréalisatrice[23]. La même temporalité de répétition sous-tend la publicité ciblée. L’extraction de données comportementales qui vous identifie comme un consommateur de musique de jazz « prédit » une forte probabilité que vous achetiez des billets pour le prochain spectacle local d’Esperanza Spalding, prédiction dont on peut favoriser l’avènement par des publicités ciblées combinées à des techniques de nudge[24] subtiles et efficaces[25].
Dans cet éternel retour du même, l’algorithme ne fait que refléter l’état probabiliste des choses révélé par ses données d’entrainement. En somme, les algorithmes codifient le passé, et c’est là leur prédiction du futur. En ce sens, le futur algorithmique est une automatisation de la répétition du passé qui exclut la nouveauté, la naissance, l’imprévisible, la « différance » au sens derridien du terme. La temporalité algorithmique constitue ainsi une fermeture tragique de l’horizon temporel humain, une négation de notre agentivité individuelle sur le cours de notre vie et une négation de notre capacité collective à faire l’histoire. C’est une automatisation machinique non pas de la mesure du temps, mais du temps lui-même. En outre, la construction de la temporalité par les algorithmes nous enferme dans la reproduction éternelle de l’accumulation et du pouvoir du capital. Les luttes pour la libération des temps et des espaces de l’emprise du capital algorithmique deviennent dès lors des luttes pour une réappropriation de notre temps.
Nous pouvons donc qualifier la temporalité algorithmique de présentiste[26]. Non pas qu’elle éradique le passé et le futur : elle les construit activement au contraire. L’horizon temporel et les subjectivités temporelles individuelles et collectives sont toutefois absorbés dans ce processus de reconduction, de reproduction d’états de fait passés, codifiés, automatisés et reproduits. Le passé et le futur se fondent ainsi dans un présent hypertrophié qui code le passé et reproduit le présent ad vitam aeternam, où derrière une culture de la vitesse et une soi-disant innovation tous azimuts, c’est l’éternel retour du même qui s’accélère.
Conclusion
La temporalité algorithmique est une construction complexe et multidimensionnelle. Premièrement, elle participe d’une économie politique extractive en arrimant nos temps vécus (travail, loisir, voire sommeil) aux mécanismes d’extraction de données qui alimentent l’accumulation du capital. Deuxièmement, les algorithmes sont des accélérateurs du temps social, surtout au niveau technique de l’optimisation des processus mécaniques, et sur le plan de l’accélération des rythmes de vie en déqualifiant les temps de loisir et en soumettant de plus en plus les temps vécus, sous la forme de temps d’attention captif, aux pressions et impératifs du marché capitaliste. Troisièmement, les technologies algorithmiques construisent un rapport au passé, au présent et au futur qui nie de façon fondamentale l’agentivité individuelle et collective et le contrôle que nous pouvons exercer sur notre vie et sur nos futurs collectifs.
L’idéologie des élites technologiques de la Silicon Valley s’approprie le futur en déployant de grands récits autour des intelligences artificielles générales, des risques existentiels, de techno-utopies cosmistes, extropianistes, longtermistes et transhumanistes, où tous les problèmes sociaux se solutionnent à terme par l’IA, où la technologie sauve le monde et nous promet des lendemains chantants, prospères, heureux, voire intergalactiques[27]. Cet imaginaire futuriste cache en fait une temporalité profondément présentiste et récurrente, où le futur est la reproduction du pouvoir actuel d’une élite technocapitaliste, de l’actuel développement technologique effréné et aveugle, et de la fermeture d’horizons temporels alternatifs, technosobres, low-tech, conviviaux, décroissancistes et postcapitalistes. Devant ce constat, il s’agit de lutter afin de libérer des temps et des espaces individuels et collectifs de l’horizon du capital algorithmique, bloquer les mécanismes d’accumulation du capital algorithmique, fonder et alimenter des modes d’organisation alternatifs technosobres et non capitalistes et ainsi se réapproprier nos temps.
Par Jonathan Martineau, professeur adjoint au Liberal Arts College de l’Université Concordia
- Cet article reproduit, condense et développe plus avant des idées et des passages des publications suivantes : Jonathan Martineau, « Du rapport au temps contemporain : l’accélération de l’histoire et le présentisme, entre historicité et temporalité », Philosophiques, vol. 50, no 1, 2023, p. 175‑89 ; Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco, Le capital algorithmique. Accumulation, pouvoir et résistance à l’ère de l’intelligence artificielle, Montréal, Écosociété, 2023 ; Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco, « Paradoxe de l’accélération des rythmes de vie et capitalisme contemporain : les catégories sociales de temps à l’ère des technologies algorithmiques », Politique et Sociétés, vol. 42, no 3, 2023. Je remercie Écosociété pour la permission de reproduire ici des passages, de les résumer ou les développer davantage. Je réfère les lecteurs et lectrices à ces travaux pour approfondir les thèses présentées ici et pour consulter des listes de références détaillées. ↑
- Martineau et Durand Folco, Le capital algorithmique, 2023, op. cit. ↑
- Charles Hymas, « A decade of smartphones : we now spend an entire day every week online », The Telegraph, 2 août 2018 ; Charles Hymas, « A fifth of 16-24 year olds spend more than seven hours a day online every day of the week, exclusive Ofcom figures reveal », The Telegraph, 11 août 2018 ; BroadbandSearch, Average time spent daily on social media (latest 2020 data), 7 février 2023 ; Dave Chaffey, Global social media statistics research summary 2023, 7 juin 2023 ; Ashley Rodriguez, « Americans are now spending 11 hours each day consuming media », Quartz, 31 juillet 2018 ; Ofcom, Adults’ Media Use & Attitudes. Report 2020 , 24 juin 2020. ↑
- Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2022. ↑
- Jonathan Crary, 24/7. Late Capitalism and the Ends of Sleep, Londres, Verso, 2014 ; Marcus Dupont-Besnard, « Cet appareil neural est sorti de Black Mirror. Objectif : travailler en dormant », Numerama, 5 décembre 2023. ↑
- Pour un examen de la colonisation du temps de la reproduction sociale par le capital algorithmique, voir la thèse 6 de Martineau et Durand Folco, Le capital algorithmique, 2023, op. cit. ; voir aussi Jonathan Martineau et Jonathan Durand Folco, « The AI fix ? Algorithmic capitalism and social reproduction », Spectre, no 8, automne 2023. ↑
- John P. Robinson et Geoffrey Godbey, Time for Life, University Park, Pennsylvania State University Press, 2008 ; Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012. ↑
- Le « loisir pur » désigne un temps sous la discrétion et le contrôle du sujet, continu, meublé d’une pratique de vie bonne telle que définie et voulue par le sujet. ↑
- Judy Wajcman, Pressed for Time. The Acceleration of Life in Digital Capitalism, Chicago, The University of Chicago Press, 2014. ↑
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- Cadran solaire rudimentaire composé d’une tige verticale dont l’ombre se projette sur une surface horizontale. ↑
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- Voir Émile P. Torres, « TESCREALism : The Acronym Behind Our Wildest AI Dreams and Nightmares », Truthdig, 15 juin 2023. ↑