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Les médias au service de l’ordre dominant : cinq choses que nous avons à leur dire

La présente lutte pour une accessibilité égalitaire à l’éducation met au grand jour les moyens, les forces et les alliés dont dispose l’élite socio-économique qui tire profit de toutes les inégalités. Ce sont certes les éluEs inflexibles et retors qui cherchent à nous faire prendre les vessies de leurs décisions anti-sociales pour les lanternes de la nécessité économique. Ce sont aussi les agents de la répression et de l’intimidation, police et anti-émeute, qui défendraient volontiers un système autoritariste fondé sur le principe de l’ordre pour l’ordre plutôt que sur un principe de justice sociale. À ces deux protagonistes, toujours visibles et sous les feux de la rampe, il faut ajouter ces autres, plus discrets mais tout aussi influents :

  1. les recteurs, principaux et autres dirigeants des établissements scolaires qui ont exigé la hausse des frais de scolarité ;
  2. les juges qui ont ordonné des injonctions ;
  3. enfin, les prétendus experts concentrés dans les think tanks néolibéraux, comme l’Institut économique de Montréal pour qui la hausse prévue est encore trop modeste.

Ces trois protagonistes apparaissent clairement pour ce qu’ils sont : de véritables tiers inclus engagés aux côtés des élites dirigeantes dans les décisions portant sur le monde commun et prêts à défendre celles-ci publiquement depuis les fonctions et les pouvoirs dont ils disposent. Le conflit actuel rend plus explicite encore le fait que leur inclusion est proportionnelle à l’exclusion de la société civile dont font partie les étudiantEs et leurs alliéEs, qui ne demandent pourtant pas grand-chose.

Mais tous ces puissants commis de l’ordre établi et de la richesse ne seraient rien sans un autre allié de taille : les grands médias, ces véritables machines interprétatives capables d’orienter et de façonner une « opinion publique » (car on postule toujours qu’il n’en existe qu’une…) dont ils alimentent et réconfortent les pulsions conservatrices ordinaires. Si les médias mainstream usent de la puissance dont ils sont dotés — la puissance de commander et faire advenir les manières de penser, de sentir et de percevoir les réalités —, ils le font, pour le cas précis de la lutte étudiante, dans une direction très précise : en cherchant à dissiper et à décourager les efforts visant à construire un monde meilleur, en tentant d’anéantir le désir et l’espérance de maîtriser son destin, en s’efforçant de refermer le champ des possibles ouvert par les étudiantEs, en faisant tout pour conjurer le spectre de l’émancipation et de la révolte au nom de l’égalité et de la justice. C’est bien en quoi ils sont de grands serviteurs de l’ordre dominant, passés maîtres dans l’art d’informer la docilité et l’assujettissement collectifs. Nous avons cinq choses à leur dire.

  1. Comme les élites dirigeantes qui font diversion sur le fond du conflit en cherchant à diviser et à exclure une partie du mouvement, vous êtes de véritables agents de la division et de la diversion. Un facteur de réussite des luttes sociales et politiques réside dans la capacité à éviter les brèches susceptibles de faire éclater l’union des personnes et des groupes en lutte, ces brèches par lesquelles arrivent généralement, d’un côté, l’exclusion de la partie plus contestataire et, de l’autre, la bonne vieille traîtrise de l’ensemble du mouvement par sa partie plus modérée. La solidarité tenace entre les étudiantEs, la persistance de leur combativité et la reconnaissance d’un groupe contestataire comme interlocuteur valide et protagoniste légitime de la lutte actuelle sont, selon nous, les trois principaux éléments qui font l’événement de ce mouvement politique d’envergure qui a jusqu’ici réussi à contourner cet écueil. Vous n’êtes pas seulement en train de passer sous silence cette événementialité, mais vous agissez de façon à en amoindrir l’importance, et partant, à amoindrir le mouvement lui-même. Bien plus, vous excellez dans cette tâche qui consiste à débusquer, à creuser et à grossir les brèches dans la solidarité entre les acteurs en présence. Votre manière acharnée de stigmatiser tel type de perturbation, de marginaliser tels types de manifestants, de prioriser les confrontations avec les forces de l’ordre, enfin de rechercher les altercations entre « pacifistes » et « casseurs » plutôt que de faire valoir les discours, longuement argumentés ici, plus lapidaires là, dont ces nombreuses manifestations et actions sont le cadre n’est que la face visible de vos manœuvres de diversion et de division. Par ailleurs, comme les élites dirigeantes, vous faites tout pour faire l’impasse sur la rationalité dont procèdent la lutte contre la hausse et l’ensemble des mouvements sociaux. Peut-être est-ce parce que vous êtes incapables de vous hisser à la hauteur de l’analyse globale que formulent les étudiantEs mobiliséEs, trop occupés que vous êtes à couvrir les manifestations sous le seul angle de la « violence », terme que vous employez de façon floue, comme les dirigeants, en vous gardant de spécifier s’il désigne le vandalisme, les atteintes à l’intégrité physique ou la répression policière. Peut-être est-ce parce qu’il n’existe pas, à vos yeux, une telle chose qu’une rationalité collective, se solidifiant et s’approfondissant au sein d’une lutte.
  2. Comme la police qui réprime, vous agissez comme gardiens de l’ordre. Votre proximité avec la police ne se laisse pas seulement lire dans le statut privilégié que vous accordez à son point de vue et dans le peu de distance critique envers sa parole. Elle se manifeste surtout dans tous ces procédés discursifs et médiatiques opérant une criminalisation de la contestation et des contestataires caractéristique du dispositif policier. Plus fondamentalement encore, le rôle des gardiens de l’ordre n’est pas d’abord et avant tout d’interpeller, de brutaliser ou d’arrêter arbitrairement les contestataires (ce qu’ils font allègrement par ailleurs), mais de disperser les manifestations de la contestation politique, quitte à recourir à la violence. Vous avez des moyens spécifiques tout aussi puissants afin de faire ce que la police cherche à faire en déclarant les attroupements illégaux, en invitant les manifestantEs à rentrer chez eux et en les intimidant psychologiquement et physiquement avec leur allure martiale, leurs boucliers et leurs matraques, leurs cagoules et leur poivre de Cayenne, leurs gaz et leurs bombes assourdissantes, leurs balles en caoutchouc et autres « armes de neutralisation momentanée à létalité réduite ». Vous avez vos énoncés-matraques, vos images de Cayenne, vos discours assourdissants et vos phrases lacrymogènes capables, en éclatant et en se répandant, de nuire à la lutte et à l’espoir de rendre le monde plus juste. Il vous faut ainsi parler du conflit en cours de façon à réaffirmer plus ou moins subtilement que les contestataires ont toujours déjà tort et qu’on aura toujours plus raison, plutôt que de combattre un système traversé par les inégalités et les injustices, d’accepter le monde tel qu’il va et de vaquer à ses petites occupations, d’aller travailler et de rentrer chez soi sans faire d’histoires, de se méfier de son prochain et de verrouiller ses portes, enfin de s’en remettre aux médias pour nous dire ce qui arrive et ce qui n’arrive pas. Ce que font les policiers dans la rue, vos chroniqueurs, vos chefs de pupitre, vos journalistes de terrain, vos commentateurs de nouvelles et de sondages le font, par leurs discours et leurs images, dans tous les espaces que vous avez le pouvoir de pénétrer, à commencer par l’espace domestique. Quel avis de dispersion vaut celui qui se permet de proclamer, à la une et en gros caractère, que « la population est favorable au gouvernement et à la ligne dure » à la condition de minimiser le fait que le sondage monté en épingle, non probabiliste et non représentatif, a été réalisé en ligne auprès de répondants autosélectionnés ? Quelle charge policière, quelle arrestation, quelle arme chimique valent les énoncés qui nous répètent comme un mantra auto-persuasif ces pseudo-évidences flattant le goût de l’ordre et attisant le ressentiment pour les grévistes, et suivant lesquelles « plus de 2/3 des étudiants ne sont pas en boycott », « les votes pris en assemblées sont chaotiques et non démocratiques », « le mouvement s’essouffle », « les étudiants perdent la bataille de l’opinion publique », « les leaders étudiants ne veulent pas entendre raison », « la récréation est terminée », « les casseurs discréditent le mouvement », « une certaine association étudiante, la CLASSE, cautionne la violence et le terrorisme », etc. ? Autant d’idées spécieuses, bancales ou erronées, formulées sur un ton paternaliste, autoritaire ou condescendant dont il est aisé de démontrer le caractère nul ou biaisé, mais dont il est difficile de se décrotter lorsqu’elles sont répétées à longueur d’ondes, de pixels et de pages.
  3. Comme les recteurs, vous contribuez au projet néolibéral de marchandisation de la culture et de « managérisation » des institutions. Les recteurs, principaux et autres directeurs des établissements scolaires ont diffusé des courriels entretenant indûment la peur d’annulation de la session ; ailleurs, ils ont fait appel à des forces de sécurité pour museler les étudiantEs et le personnel de leur établissement, encourageant le recours à l’intimidation et à la violence physique dans ces lieux dédiés à la réflexion et à la rationalité ; ici, ils ont autoritairement décrété des retours forcés en classe allant à l’encontre des votes démocratiquement pris en assemblées ; là, ils ont soutenu les demandeurs d’injonction qui partagent, il est vrai, la même conception clientéliste de l’éducation et qui, tout comme eux, réduisent le partage des savoirs à un simple échange contractuel du type « argent contre connaissances » ou « dette bancaire contre crédits universitaires ». Mais plus encore, la Conférence des recteurs, en justifiant sa demande d’augmentation des frais de scolarité par une logique comptable et circulaire — frais de scolarité bas (par rapport à ceux pratiqués en Ontario et en Amérique du Nord) = sous-financement ; frais de scolarité plus élevés = meilleur financement) —, a révélé une vision purement marchande du savoir : les institutions d’enseignement supérieur sont des entreprises qui offrent un service à des clients. Elles permettent non seulement à des individus d’obtenir un diplôme monnayable sur le marché de l’emploi, mais aussi à des entreprises privées de bénéficier d’une main-d’œuvre qualifiée, en plus de leur fournir des laboratoires de recherche garnis d’universitaires payés par l’État et les étudiantEs. C’est bien pourquoi il importe à ces recteurs de rendre les universités plus compétitives, plus attrayantes pour les chercheurs, plus rentables pour les diplômés et mieux arrimées sur le marché de l’emploi. Cette vision de l’enseignement supérieur s’inscrit dans un mouvement plus large de transformation des institutions publiques et des entreprises privées sur un modèle managérial de gestion efficiente dont la fonction première est la rentabilisation et dont les moyens courants sont la rationalisation et la précarisation des emplois. Vous, les médias, publics ou privés, n’échappez pas à ce phénomène. Les petits éditeurs, journaux ou stations de radio indépendants se font absorber par des groupes de presse qui se font amalgamer à leur tour dans d’immenses conglomérats cotés en bourse et au portefeuille diversifié, Power Corporation et Quebecor au premier chef – liant ainsi leur sort et leurs intérêts à ceux de secteurs économiques qui n’ont rien à voir avec votre mission première. Vos journalistes, habituéEs à la pige, à la compétition et à la nécessité de constamment se réinventer, semblent parfois résolus à accepter cette logique de la précarité comme une nécessité inébranlable. On voit notamment à la manière dont ils couvrent l’économie et la finance qu’ils ne remettent pas plus en question le capitalisme financiarisé que son modèle de gestion, ce qui est d’autant plus surprenant qu’ils en subissent eux-mêmes les contrecoups. Enfin, votre soumission aux publicitaires et à l’impératif des cotes d’écoute élevées vous rend totalement dociles au pouvoir des élites économiques : tandis que les médias privés peinent à masquer le fait que leur contenu sert à préparer les cerveaux de l’auditoire à recevoir des messages publicitaires, les médias publiques s’abandonnent eux aussi à la nécessité de la « rentabilité ». La suppression de la chaîne culturelle, par exemple, trouve là sa raison principale. Mais la logique managériale ne fait pas que parasiter votre fonctionnement interne, elle se manifeste aussi par des effets discursifs dans l’espace public. Un exemple : votre couverture médiatique des crises financières des dernières années (celle des subprimes aux États-Unis ou celle de la dette souveraine des États européens) a presque systématiquement présenté la logique de marché, la déréglementation financière ou les politiques d’austérité comme des phénomènes naturels. Vos cahiers Économie et vos fins de nouvelles télévisées ont fait de la bourse un nouveau bulletin météorologique décrivant la réalité financière comme une climatologie que tous subissent mais que personne ne contrôlerait. Nous ne parlerons pas de la culture de la compétitivité et de l’individualisme qu’alimentent toutes vos émissions de téléréalité, vos académies de stars ou de cuisiniers, vos jurys d’investisseurs passant des projets d’affaire à la moulinette de leur jugement rentabiliste et vos incursions de coachs aux égos tyranniques dans une palette de plus en plus large d’univers professionnels dont il s’agit de remotiver les soldats et de les formater aux techniques de vente les plus agressives. De tous les points de vue, vous faites un travail idéologique de longue haleine sur nos consciences pour nous faire accepter le système qui nous détruit. On ne se surprendra pas en ce sens que vous traitiez avec autant de mépris un mouvement social pour le droit à l’éducation et que vous soyez disposés à rendre acceptables toutes les atteintes aux droits sociaux.
  4. Comme les juges qui ont ordonné des injonctions, vous contribuez à un programme de destruction méthodique des collectifs et des fondements du politique. Ceux et celles qui n’étaient pas encore au courant peuvent se le tenir pour dit : le pouvoir d’État dispose de divers outils légaux et juridiques avec lesquels il peut amoindrir et délégitimer la force d’une grève et d’une lutte collective. Les employéEs du secteur public en savent quelque chose, eux qui ne peuvent faire grève en dehors de la période de négociation de conventions collectives sans s’exposer à des amendes sévères. De tels dispositifs, nimbés d’une réputation de complexités techniques impénétrables aux profanes, découragent à l’avance ceux et celles qui voudraient les contester et suffisent à faire planer le spectre d’une violence judiciaro-policière, dissuadant ainsi de possibles acteurs sociaux et politiques d’entrer en grève de solidarité afin d’accroître le rapport de force contre le gouvernement. Les injonctions qui se sont abattues sur les cégeps et les universités en grève participent ainsi d’une vaste entreprise de destruction des diverses formes de l’action collective que la loi 78 est par la suite venue consacrer. En se portant au secours du droit contractuel qui lie unE étudiantE à une institution d’enseignement au détriment du droit d’association et du droit corollaire de faire grève, les jugements ordonnant des injonctions explicitent la facilité avec laquelle les institutions judiciaires peuvent faire primer le droit individuel (ici égoïste) sur les décisions collectives et, plus largement, prioriser la recherche de l’intérêt égoïste et la passion individuelle du profit au détriment de ce que Pierre Bourdieu appelait jadis « la poursuite rationnelle de fins collectivement élaborées et approuvées ». Si ces jugements se sont presque toujours référés au sophisme consistant à substituer le terme « grève » par celui de « boycott », c’est bien parce qu’ils ont pu opérer, d’une manière combien plus concrète, le découpage dans la condition étudiante qui vient individualiser, en les polarisant, des catégories sociales spécifiques : l’« usager » (ou le « client ») s’oppose dès lors au « gréviste ». La loi 78 a prolongé la même logique qui porte atteinte au droit de faire grève, une composante essentielle du droit à la liberté d’association à la base de la démocratie sociale. Tous ces dispositifs réaffirment de manière peu subtile l’idée libérale bourgeoise suivant laquelle les individus, les familles et les intérêts privés sont les seules consistances sociales. En faisant l’impasse sur le fait que le lien qui unit l’étudiantE à l’établissement d’enseignement n’est pas strictement privé et individuel, tout comme les gains sociaux qui pourraient accompagner le mouvement pour l’accessibilité égalitaire à l’éducation, la caution judiciaire de ces pratiques de désolidarité instaure de force des relations sociales marquées par la lutte de tous contre tous et le chacun pour soi. Mais comparés à vous, les juges ne sont rien dans la guerre symbolique contre les droits collectifs. Comme eux, vous surjouez la carte de l’équilibre consistant à accorder une place équivalente aux intérêts des « carrés verts » et des « carrés rouges ». Alors même que dans les établissements en grève, les carrés verts sont par définition minoritaires — et que nombre d’entre eux défendent la légitimité des votes qu’ils ont pourtant perdus, certains étant allés jusqu’à piqueter pour bloquer les injoncteurs ou manifester contre les retours en classe forcés par les directions —, cela ne vous empêche pas d’envoyer vos journalistes porter la voix des leaders verts aigris, offrant une tribune en or à de mesquines conceptions de la société. Sans doute faut-il mettre sur le compte de cette dépolitisation des luttes et de cette décollectivisation des efforts de transformation sociale tous les procédés de personnalisation médiatique des défenseurs du principe d’un accès égalitaire à l’éducation. L’insistance que vous mettez à désigner les porte-parole au service des collectivités avec les termes « chefs » et « leaders » explicite bien le cadre de pensée avec lequel vous abordez les réalités collectives et selon lequel le corps passif de la collectivité n’est rien sans la tête qui lui commande d’agir. Le nombre de vos chroniqueurs, éditorialistes et animateurs passés maîtres dans l’art de déchirer leur chemise et de dire avec insistance comment ressentir les réalités témoignent de ce que cette manière de penser justifie que vous vous investissiez vous-mêmes d’une mission sociale de justiciers patentés prêts à voler au secours des individus victimes des décisions et des actions des étudiantEs en grève. À vos producteurs de prêts-à-penser que vous opposez aux quelques figures surmédiatisées d’un vaste mouvement collectif, vous préférez parfois plus subtilement d’autres « têtes », celles des « experts » que vous élevez au rang d’observateurs dotés d’une compétence exceptionnelle et privilégiée à parler des réalités collectives et des enjeux d’un conflit. Mais en réservant la faculté analytique à ces experts — économistes, ex-ministres, etc. — qui viennent faire briller devant nos yeux l’irréfragable diamant de la nécessité, vous ne dépossédez pas seulement les êtres et les groupes de la rationalité qu’ils ont déployée dans les assemblées générales, dans les rues et dans les diverses modalités de prise de parole qu’ils se sont données, mais vous détournez et accaparez la puissance politique et le pouvoir de décision collectif pour lequel seule est requise la faculté de penser, cette chose la mieux partagée du monde. Pire, la façon avec laquelle vous présentez les « conclusions » de ces experts, en vous dispensant d’objectiver les moyens par lesquels ils y parviennent, présupposant sans doute qu’ils impliquent des technicalités que l’auditoire ou le lectorat serait trop stupide pour comprendre, semble contribuer à une telle stupidification. Cet obscurantisme par quoi les mystères de l’économie et des mécanismes sociétaux sont parés d’imperméabilité et d’hermétisme a ainsi pour double effet de sacraliser ces exprêtres qui se chargent d’en porter la parole et de désengager les individus du processus critique dont ils sont pourtant capables. Tout comme la judiciarisation du conflit étudiant est une avancée de plus dans la captation du pouvoir par les experts et les administrateurs, vous participez du putsch consistant à désolidariser les individus de la fabrication du réel et de la maîtrise de leur destin collectif.
  5. Comme les exprêtres du néolibéralisme, vous défendez un agenda de privatisations à tout crin et de mise à sac du bien public. Sans votre estimable concours et celui de vos équivalents à l’étranger, la contre-réforme néolibérale, inaugurée il y a plus de trente ans, n’aurait pu mener sa marche victorieuse et remporter autant de succès ici comme ailleurs. Cette restauration antipopulaire, dans laquelle l’État abandonne toute responsabilité économique et tolère un écart accru entre les riches et les pauvres, consiste en une offensive généralisée contre les salaires et les conditions de travail, puis contre l’ensemble des conditions de vie. À cette fin, elle a besoin de s’en prendre d’une façon systématique aux mécanismes de solidarité collective, à travers notamment des politiques de réduction des services publics et des politiques de tarification et d’augmentation des tarifs. La hausse des frais de scolarité n’est qu’un épisode parmi d’autres de ce vaste projet visant à soumettre l’ensemble des activités humaines à la tutelle du marché et à la logique de l’utilisateur-payeur. Mais pour fonctionner, cette politique doit se nier comme politique pour tenter d’apparaître comme une nécessité, une fatalité imposant des mécanismes auxquels nous n’aurions pas le choix de nous soumettre. C’est là que votre contribution s’avère précieuse afin de naturaliser les décisions qui profitent aux élites socio-économiques et de faire admettre l’inadmissible. Quelle salle de presse peut affirmer sérieusement avoir élaboré une véritable évaluation critique des « certitudes » selon lesquelles le Québec est pauvre, le système public inefficace, la fonction publique coûteuse, les syndicats trop puissants ? Quel média a opposé, de façon non exceptionnelle, des analyses portant sur le sabotage des services publics, sur la privatisation des profits et la socialisation des pertes, sur le courant d’anxiété généralisée que génère l’amputation du giron social de l’État, sur les sommes d’argent public données aux entreprises qui bénéficient des privatisations, sur la concentration accrue de la richesse entre les mains de la minorité possédante, sur la masse incalculable d’externalités négatives sociales ou environnementales que requiert la croissance des indices boursiers dont vous nous présentez quotidiennement et benoîtement les fluctuations comme s’il s’agissait de nous réjouir d’être pauvres dans un monde où tant d’argent circule, où tant de titres s’échangent ? On aurait tort de penser que vous avez fourni des discours élaborés à cette restauration antisociale qui n’en a guère besoin — c’est peut-être même ce qui fait son efficacité. 700 mots maximum, des phrases simples et faciles à comprendre, l’invocation de la « lucidité » et du « réalisme » sont autant de jalons qui bornent l’espace qu’il vous faut pour les raccourcis et les omissions, les insistances et les évidences qui tournent à vide, les dichotomies et les traitements différenciés des discours selon qu’ils émanent des dominants ou des dominés. L’espace qu’il vous faut aussi laisser aux annonceurs de la grande industrie privée qu’il serait bien mal poli d’attaquer par ailleurs. À la lumière de la véritable alternative qui s’offre aux populations entre l’acceptation ou le refus du capitalisme mondialisé, le camp dans lequel vous avez choisi de vous ranger massivement est on ne peut plus clair : le camp des défenseurs de l’ordre établi, lequel se maintient non seulement grâce aux injustices mais aussi grâce à leur dissimulation, grâce à l’imposture morale, au mensonge et à la désinformation. Il n’est donc pas étonnant que la misère sociale ou l’inaccessibilité des études supérieures auxquelles conduisent la hausse de frais de scolarité et l’endettement étudiant vous émeuvent si peu. Face à la bonne santé des banques qui en résulte, face aux horizons spéculateurs qui s’ouvrent, face à la virilité des flèches, des chiffres et des courbes qui montent, votre faculté d’éprouver quelque empathie pour les dépossédés de ce monde s’étiole. Vos valeurs, vouées à vénérer les taux de rendement, sont franchement anti-humaines.

Si vous jouez un rôle analogue à l’hydre à cinq têtes, au cerbère chien de garde des intérêts de l’élite socio-économique que forment les experts néolibéraux, les recteurs, les juges, les policiers et les gouvernants politiques, c’est parce que vous êtes vous-mêmes partie prenante de l’élite socio-économique. Et c’est là l’effet premier de l’absorption de vos différentes activités au sein d’empires économiques concentrant finance, industrie, maisons de presse et d’édition, services ou loisirs. Quoi de plus naturel, dès lors, que de porter la voix de vos larbins, que de tracer la route qu’ils paveront aux frais du contribuable pour votre seul profit ?

Cependant, on eut aimé, comme vos codes de déontologie se proposent de le faire, que vous observâtes ce « devoir de réserve » que vous insistez tant à imposer aux autres. Que vos chroniqueurs, présentateurs et journalistes fissent preuve d’un minimum objectivité et de professionnalisme, par quoi ils auraient adopté une position de recul à l’égard des discours et des communiqués « officiels » qu’ils ont eu tendance à répéter et amplifier sans l’ombre d’une enquête factuelle. Dévoyés, dévoyant, on vous a systématiquement vus partir du principe que le gouvernement, la police et les juges sont honnêtes dans leurs affirmations, et qu’ils ne cherchent pas à mentir, à manipuler les données et les faits en vue de mieux faire accepter leurs décrets, leurs actions, leurs projets ou leurs décisions. On aurait tort de croire que c’est par excès de confiance et de naïveté, ou par manque de temps : vous avez simplement abdiqué de votre devoir d’interposition et de vérification, de mise en perspective des différents discours sur la réalité. Vous avez choisi votre camp.

Toutefois, et c’est la bonne nouvelle, les armes de l’ordre établi ont une efficacité somme toute limitée sur le mouvement mené de manière admirable par les étudiantEs, un mouvement contre la hausse du néolibéralisme, contre la hausse du mépris institutionnel, contre la hausse de la violence physique et symbolique, contre la hausse de la peur. De toute évidence, ces armes n’ont pas suffi à arraisonner, faute de raisonner, la poursuite rationnelle de fins collectivement élaborées et approuvées. Il est réjouissant de voir que la fabrication de l’opinion publique, combinée aux divers outils de la répression et de l’intimidation, ne sont pas venus à bout de la détermination des gens et des collectifs en lutte, et de la générosité qui les portent. Réjouissant de voir que les tranchants du pouvoir, aussi lourds et affûtés fussent-ils, s’émoussent et se brisent lorsqu’ils frappent un peuple soudé qui les défie par ses éclats de rire, d’audace et de solidarité.

 

Thomas Dussert
professeur de philosophie
Collège Ahuntsic

Martin Jalbert
Professeur de littérature
Cégep Marie-Victorin

Joan Sénéchal
Professeur de philosophie
Collège Ahuntsic

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