La victoire simultanée de la social-démocratie européenne dans la deuxième moitié des années 1990 a donné l’impression d’une forte résurgence de sa dynamique électorale. Mais dans la décennie suivante, la crise de la stabilité électorale des partis sociaux-démocrates semble s’intensifier et s’approfondir. Qu’en est-il exactement ?
Gerassimos Moschonas — Sur le long terme (années 1950-2009), les socialistes, considérés globalement en tant que famille politique, se sont nettement affaiblis électoralement. De fait, il y avait une remontée électorale social-démocrate dans la seconde moitié des années 1990. Jamais la véritable ampleur de la reprise d’influence de cette période n’a été chiffrée, laissant ainsi la place libre à des commentaires fondés sur des données empiriques fragmentaires, voire « impressionnistes ».
Tout d’abord, la remontée électorale de la période n’avait rien d’extraordinaire et n’a pas dépassé le plafond électoral habituel des performances de l’époque. Le pic d’influence a eu lieu vers le milieu (et non pas vers la fin) des années 1990. Ce pic (29,7 %, dans ce calcul, qui contient 13 pays de l’Europe occidentale, nous excluons les socialistes espagnols, portugais et grecs pour qui nous n’avons pas des séries ininterrompues de données) était en effet bien en-deçà des scores sociaux-démocrates des années 1980 (31,1 % en moyenne), pour ne pas parler des scores des années 1950 et 1960 (33,2 % en moyenne). La social-démocratie de la fin des années 1990 a dominé les gouvernements en Europe avec des chiffres de crise.
Rétrospectivement, nous savons que ces chiffres sont les meilleurs de toute la période qui s’étend de 1990 à 2009. Mais ils se situent à un niveau bien inférieur à celui des décennies précédentes. Si le moment de la fin des années 1990 était politiquement extraordinaire, il était électoralement ordinaire, n’ayant pas une taille « imposante ». C’est pour cela, entre autres, que la domination gouvernementale n’a pas duré. Le socle électoral de la domination social-démocrate des années 1990 a été nettement moins large et significativement moins robuste que celui de la période 1950-1989.
— Est-ce que ces résultats électoraux confortent l’hypothèse d’un déclin de la social-démocratie, même si ce processus n’investit pas les mêmes formes et le même degré dans tous les pays européens ?
Gerassimos Moschonas — À l’heure actuelle, les partis sociaux-démocrates d’Europe centrale et du Nord ont perdu en moyenne, par rapport aux années 1950 et 1960, environ 20 % de leur force électorale. Le mouvement de recul social-démocrate touche tous les pays, à l’exception du sud européen. Il progresse en s’accentuant : avec le temps, davantage de partis sont fragilisés et davantage de pertes sont enregistrées. S’il n’est pas linéaire (la volatilité des performances est la règle et la reprise d’influence est fréquente), il est persistent sur le long terme. Il produit systématiquement, à chaque retour du balancier électoral, des victoires plus limitées que par le passé. Les succès extraordinaires sont devenus rares. Enfin, il a fragilisé davantage des partis historiques : les partis norvégien, danois, luxembourgeois, belge et néerlandais sont touchés plus que les autres. […]
— Le constat est donc sans appel…
Gerassimos Moschonas — En effet, la social-démocratie a atteint la cote d’alerte électorale. En particulier, certains des partis sociaux-démocrates, certes encore en nombre minoritaire, sont entrés dans une zone électorale dangereuse pour eux, la zone de remise en question de leur capacité de gouvernement. Un score comme celui qu’ont obtenu les travaillistes néerlandais aux élections européennes de juin 2009 (12 %) est caractéristique des partis périphériques et non des partis de gouvernement. À l’heure actuelle, les données électorales pointent à une crise claire et nette. C’est une tendance lourde.
Certes, ce n’est pas l’hécatombe électorale. Mais la social-démocratie, sans devenir une « petite » force, est désormais une force plus petite. L’analyse politique conventionnelle dit que le pendule politique, qui a conduit aujourd’hui la social-démocratie à des performances limites, oscillera bientôt en sa faveur. Les prévisions pré-électorales ont toutefois été démenties pendant les élections européennes. […]
— À l’heure actuelle, quels sont les autres aspects qui composent la crise identitaire et politique du modèle social-démocrate comme mode spécifique et original de structuration de la gauche ?
Gerassimos Moschonas — En effet, il existait dans le passé une sorte de savoir-faire réformiste spécifiquement social-démocrate, soutenu et assumé par des formations politiques provenant de la grande tradition ouvrière et populaire des capitalismes ouest-européens. Les deux pièces maîtresses qu’ont soutenu le réformisme social-démocrate historique fussent, d’un côté, les syndicats et, de l’autre, l’enracinement électoral profond de la social-démocratie au sein de la classe ouvrière. À ce propos, Alain Bergounioux et Bernard Manin ont justement écrit que « l’originalité social-démocrate résidait moins dans une politique déterminée [exemple : le keynésianisme] que dans une tradition organisationnelle et culturelle rendant, au cours du temps, plusieurs politiques possibles ».
— Ce n’est donc pas seulement l’efficacité électorale des partis sociaux-démocrates qui est mise en question aujourd’hui mais aussi leur originalité.
Gerassimos Moschonas — Effectivement, au cours des trente-cinq dernières années, tous les paramètres qui définissaient, pendant la première période de l’après-guerre, l’espace partisan social-démocrate (et faisaient sa spécificité et son ethos) sont plus ou moins en mutation. La mue concerne tous les niveaux de la vie social-démocrate. Elle travaille à la fois la structure du pouvoir et le caractère de classe des organisations, les cultures militantes, le leadership, le lien avec les syndicats, la composition sociale des électorats, les idées, les politiques économiques et sociales, le style politique, l’image, tout ce qui compose une identité.
Le changement est profond parce qu’il n’est pas qu’idéologique-programmatique, bien que le changement idéologique-programmatique soit le plus mis en avant, le plus visible et le plus discuté – et controversé – d’une mutation plus générale. Tous les petits ou grands changements en question, complémentaires et, souvent, convergents, ont graduellement conduit non pas à une simple dégradation (une « crise » ou une « panne ») du système « social-démocratie » mais à sa redéfinition. Cette grande tradition organisationnelle et culturelle a perdu sa spécificité, la forte spécificité du passé. Je désigne ailleurs ce processus de refonte des social-démocraties européennes, en reprenant le terme bien connu de Karl Polanyi, comme une « grande transformation ». (In the Name of Social Democracy, The Great Transformation : 1945 to the Present, Londres, New York, Verso, 2002)
— Face à la montée en puissance des politiques du néo-libéralisme, la social-démocratie a connu un processus de déradicalisation programmatique et idéologique qui fait pendant à un important déplacement du centre de gravité sociologique de son électorat vers les couches moyennes salariées. À ce propos, peut-on parler de partis sociaux-démocrates sans social-démocratie ?
Gerassimos Moschonas — La déradicalisation idéologique et programmatique n’est pas une nouveauté dans la longue histoire de la gauche. La social-démocratie a toujours été une force idéologiquement inconstante qui a souvent « révisé » sa propre tradition. Cependant, dans toutes les révisions précédentes, en dépit d’abandons idéologiques importants, en dépit des échecs et des « trahisons », la social-démocratie a su conserver son lien privilégié avec les couches défavorisées de la société.
Selon Steven Lukes, c’est l’engagement envers le principe de rectification des inégalités, et en dernier ressort, le « projet rectificateur » qui définit la gauche. Or, les vagues de déradicalisation du passé (avant la Grande guerre, dans la période de l’entre-deux-guerres ou après la Seconde guerre mondiale) ont certes, et profondément, modifié le projet « rectificateur », mais elles n’ont mis en cause ni idéologiquement, ni pratiquement (années 1930 et après-guerre) la priorité de la redistribution.
C’était cela la puissance de la social-démocratie, mais aussi son identité qui la différenciait de la droite. La social-démocratie a été une force idéologiquement inconstante mais socialement et politiquement efficace. Elle a imposé des changements, institutionnels, économiques et sociaux, qui ont amélioré la condition des couches pauvres et mis un frein politique et institutionnel aux résultats violents et incontrôlés de la dynamique économique du capitalisme. […]
— Au cours des dernières années, on observe l’émergence de forces politiques radicales se situant à gauche de la social-démocratie, à l’instar de la percée électorale du parti Die Linke en Allemagne. Y-a-t-il effectivement un espace approprié pour le développement d’une radicalité politique post-social-démocrate ?
Gerassimos Moschonas — En effet, un certain nombre de résultats électoraux, notamment en Suède (1998), aux Pays-Bas (2006), en Allemagne (2009), au Portugal (2009), pointent à un certain retour en force de la gauche communiste et postcommuniste. Le recul électoral et idéologique du socialisme ouvre un espace favorable pour les oppositions de gauche. La tendance, sans être systématique, tout en étant fragile et très inégale (selon le pays et la conjoncture de compétition), est indicative du fait que la « passion communiste », pour paraphraser le mot de Marc Lazar, est, d’une certaine manière, encore et toujours vivante.
En plus, compte tenu du fait que les anciens modèles communistes se sont affaiblis (Italie, France, Finlande, Grèce, Portugal, Espagne), la nouvelle « gauche de la gauche » prend racine dans des pays sans grande tradition de contestation radicale. Ainsi, si après l’effondrement du communisme en 1989, les partis de gauche situés à gauche de la social-démocratie ont été à l’image d’une armée en déroute, force est de constater que ce n’est plus le cas aujourd’hui. La contestation de gauche revient dans les salons politiques.
L’espace du radicalisme de gauche est très hétéroclite. Il s’agit d’un « espace » plutôt que d’une famille politique, puisque ses composantes ne forment pas une famille unique de partis. Jamais cet espace n’a été si pluraliste et tant éclaté. Il est peuplé par une nouvelle génération de partis. C’est une gauche post-communiste, même si des partis importants en son sein conservent – et revendiquent – leur identité communiste. Son profil idéologique, programmatique et organisationnel est peu compact, ne possédant ni la cohérence ni la confiance en soi du communisme historique.
Les forces politiques et intellectuelles situées à la gauche de la social-démocratie ont historiquement eu au centre de leur rhétorique, au-delà de la critique, la « narration » des conquêtes et des réussites ainsi qu’une grande vision de l’avenir. Cependant, la chute du Mur, la mondialisation et la construction européenne ont contribué, par leurs effets conjugués, à délégitimer profondément les politiques anticapitalistes radicales.
En particulier, la grande blessure de l’effondrement communiste n’a rien épargné, ni personne, même pas les partis qui n’avaient pas été identifiés à la version dominante et vaincue de l’entreprise communiste. Avec l’effondrement, la grande vision, cette « verve » caractéristique de la gauche historique, a brutalement capitulé, au profit d’une logique généralisée de rejet. Tout ceci a entraîné un appauvrissement intellectuel et culturel plus général, ce dernier étant étroitement lié à un appauvrissement humain (départ volontaire des cadres les plus « modernes », sortie du jeu ou silence des intellectuels de gauche).
Au résultat, l’attitude défensive et une certaine « étroitesse d’esprit » sont ainsi devenues les marques distinctives du nouvel esprit anticapitaliste. La nouvelle gauche de la gauche adopte souvent, notamment dans les pays de l’Europe du Sud (France comprise), une attitude protestataire systématique et un « ultra-anti-néolibéralisme » rhétorique. Cet anti-néo-libéralisme est pourtant dépourvu des propositions de politique concrètes, en mesure de mobiliser positivement le segment anti-libéral de la population européenne (comme la récente crise financière l’a démontré). L’absence d’une politique alternative dans les rangs de la « gauche de la gauche » est de ce point de vue criante. Certes, ce type « confortable » de critique de gauche est en recul aujourd’hui (notamment en Scandinavie et en Allemagne), mais il demeure encore dominant.
Pour répondre directement à votre question, effectivement, il y a un espace approprié pour le développement d’une protestation politique post-social-démocrate. Mais, à l’heure actuelle, je ne vois pas, vous me permettez cette nuance importante, le développement d’une radicalité politique post-social-démocrate. La protestation de gauche paraît, pour le temps présent, peu capable de se transformer en vecteur d’une alternative radicale. Cependant, le jeu est ouvert. Cette nouvelle gauche est en voie de redéfinition et, dois-je ajouter, de maturation lente.
— L’incapacité à inventer un nouveau contenu socio-économique de gauche est à l’origine de la crise de représentation social-démocrate auprès des classes populaires. Est-ce pour autant dire que la social-démocratie a épuisé historiquement toute capacité à porter un projet politique de changements fondamentaux ?
Gerassimos Moschonas — Ma vision de l’avenir proche est pessimiste. Certes, la social-démocratie n’a pas épuisé toute capacité à porter un projet politique de changements fondamentaux. Elle a pourtant contribué à édifier une machine qui la dépasse. La social-démocratie est défaite parce qu’elle n’a pas su trouver sa voie dans le contexte très particulier que forme le triangle changement sociologique – mondialisation – Union européenne. Ce triangle sans précédent a remis en question les fondements du projet réformiste historique, en déstabilisant et délégitimant les mécanismes pratiques de la mise en œuvre de la politique social-démocrate classique.
Historiquement, le réformisme social-démocrate dans le cadre de l’État-nation était un projet politique de changements importants mais modérés. Le mécanisme de concrétisation du projet réformiste historique était finalement simple : constitution d’un parti fort, entouré d’organisations collatérales influentes et massives (dont les syndicats), capable d’être omniprésent dans la société civile et de définir les politiques du pays (par le contrôle démocratique de l’État ou, dans le cas de l’opposition, en exerçant des pressions de l’extérieur).
Or, aujourd’hui, dans le cadre de l’Union Européenne, une société civile européenne (un démos) n’existe pas. Le pouvoir étatique, conçu comme centre de toute décision, non plus d’ailleurs. Dans ces conditions, constituer des partis et des organisations de type supra-national, dotés de la vitalité d’antan, n’est pas chose aisée, voire c’est une tâche extraordinairement ardue. D’où le besoin d’une redéfinition fondamentale et d’adaptation radicale du projet réformiste. […]
L’auteur invité est Gerassimos Moschonas, professeur en analyse politique comparée au Département de Science politique et d’Histoire de l’Université Panteion (Athènes) et à l’Institut d’études européennes de Bruxelles (ULB), interviewé par Michel Vakaloulis
On trouve la version complète de ce texte sur le site de la Fondation Gabriel Peri