Pierre Beaudet et Dan Furukawa Marques[1]
Le jour dela terre, célébré partout dans le monde le 22 avril est toujours au Brésil une occasion de commémorer le massacre de 19 paysans le 17 avril 1996, survenu à Eldorado do Carajás dans l’État du Pará. Tout le monde s’en souvient, car ce jour-là, un cortège de 1 500 paysans sans terre accompagnés de leurs familles défilait dans une marche pacifique pour réclamer la réforme agraire, dans un pays où les terres fertiles « appartiennent » à de grands latifundistes (sur des terres volées aux autochtones il y a 500 ans). La marche a soudain été encerclée par des miliciens à l’emploi de grands propriétaires et de policiers qui ont tiré dans le tas. Ce carnage a attiré l’attention de la communauté internationale et a mobilisé des mouvements sociaux d’autres pays qui ont organisé des actions de solidarités envers les sans-terre. Les sans-terre ont transformé la tragédie en mobilisation, ont organisé des centaines de marches et procédé à l’occupation de milliers d’hectares laissés en friche par de grands propriétaires. Le Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST) avait à l’époque la sympathie de l’opinion publique et a saisi l’occasion pour la lutte politique avec le Parti des travailleurs (PT). Quelques années plus tard en 2002, Luis Inacio da Silva, un ouvrier du Nordeste (la région la plus pauvre du pays), du nom de (que tout le monde connaissait comme Lula) gagnait l’élection présidentielle, au grand dam de l’élite politique et économique.
Le retour de la droite
En 2015 cependant, cette élite, qui n’avait jamais cessé de combattre les réformes même les plus modérées, a manœuvré en utilisant les erreurs de Lula pour revenir au pouvoir. Depuis, le pays vit une crise très profonde dans un contexte de répression et de corruption sans limites, sous la coupe d’un aventurier d’extrême droite, Jair Bolsonaro. Les paysans partout, de même que les populations autochtones du vaste bassin amazonien, sont chassés et dépossédés pendant que la plus grande forêt du monde subit un assaut sans précédent. Parallèlement, Bolsonaro et la droite brésilienne, en arrivant au pouvoir, ont promis de rétablir les « bons rapports » avec « el norte » qui avaient été secoués par Lula et ses projets pour promouvoir la souveraineté du pays et l’alliance avec l’Amérique du Sud. Les visites d’amitié se sont succédé entre Washington et Brasilia. Les milliers de médecins cubains qui étaient dans les favelas les plus pauvres durant l’ère de Lula ont été expulsés. Bolsonaro s’est aligné sur la politique américaine quant à tous les dossiers chauds comme la Palestine, l’Iran et le Venezuela.
L’État canadien allié-subalterne des États-Unis
Pendant la période de la dictature (1964-1985), le Canada pendant la période de la dictature était peu présent au Brésil, à l’exception de quelques multinationales comme Brascan qui disposaient de plusieurs entreprises dans l’industrie, l’énergie et les services, à l’époque où le régime militaire tuait, torturait et emprisonnait des syndicalistes, des curés rouges et des étudiants. Malgré les pressions populaires, Ottawa disait ne pas vouloir « s’ingérer dans les affaires d’un État souverain[2] ». Pire encore, le Canada vendait des armes aux tortionnaires. Dans les années 1980, le Canada fut un des plus fidèles partisans des politiques d’ajustement structurel promues par la Banque mondiale et le FMI qui ont fait plonger plusieurs pays dans la misère.
Quand la vague de changement a traversé le Brésil et d’autres pays (on a appelé cela la « vague rose »), le Canada s’est retrouvé du mauvais bord. Quand le traité de libre-échange dans les Amériques (la ZLÉA) a avorté devant l’opposition des gouvernements du Brésil, de l’Argentine, du Venezuela, le Canada s’est retrouvé honteusement dans le petit coin. Ottawa fut par la suite humilié sur la place publique pour avoir espionné des entreprises brésiliennes que des petits malins au ministère des Affaires étrangères considéraient comme des concurrents. Entretemps, le Canada a fait ce qu’il pouvait pour empêcher le Brésil de contester les règles injustes imposées par les institutions financières au service des États-Unis.
La nouvelle alliance avec la droite réactionnaire
Devant autant de défaites, le Canada a changé son fusil d’épaule en tentant de négocier des traités de libre-échange bilatéraux avec des pays susceptibles d’accepter les volontés des gringos, notamment le Chili, le Pérou, la Colombie et la République dominicaine. Ces traités avaient pour but de protéger les investisseurs étrangers (lire États-Uniens et Canadiens), au détriment des législations nationales. En 2017, au moment du retour de la droite, Ottawa a relancé la balle avec le projet de libre-échange MERCOSUR-Canada[3]. En signant avec le MERCOSUR, le Canada se verrait de facto à empêcher les États en question de légiférer pour protéger leurs droits. Selon Stuart Trew du Canadian Centre for Policy Alternatives, l’accord permettrait de protéger concrètement les entreprises canadiennes (elles pourraient poursuivre le gouvernement brésilien si elles pensaient que leurs intérêts étaient menacés[4]). Le Canada pourrait également soumissionner sur les marchés publics brésiliens sans entrave et renforcer la protection des droits de propriété intellectuels. Pour bien paraître, Justin Trudeau et la vice-première ministre Chrystia Freeland se vantent de vouloir inclure des clauses « annexes » sur les droits des travailleurs et la protection de l’environnement, ce qui, selon Stuart Trew, n’a jamais eu d’effets consistants dans le cas de l’ALÉNA. La signature d’un tel accord apparaît inacceptable pour Greenpeace Canada, qui estime que l’entente pourrait légitimer la dictature actuelle de Bolsonaro. Pour Reykia Fick (responsable de campagnes à Greenpeace), le Canada négocie avec un homme qui a comme projet de « transformer l’Amazonie en un vaste champ de soja et d’exterminer toute opposition ». Elle est scandalisée du fait que le gouvernement a refusé de soumettre cette proposition de traité au Parlement, malgré les demandes du NPD, du Bloc Québécois, du Parti Vert et d’une pétition signée par 50 000 personnes demandant des sanctions contre un pays en guerre contre l’Amazonie.
Il est encore temps
Marina dos Santos de la Direction nationale du MST est intervenue lors d’une rencontre virtuelle organisée par le Comité des Ami-es du MST au Canada le 22 avril dernier[5]. Elle a décrit la situation gravissime qui sévit au Brésil avec les centaines de milliers de victimes de la COVID à cause de l’ineptie criminelle du gouvernement de Bolsonaro. « Les forces de répression et l’oligarchie veulent profiter de cette crise pour s’emparer d’encore plus de terres et développer leurs mégaprojets agro-industriels et miniers. Pendant ce temps, des dizaines de millions de Brésiliens ont faim ». Pour autant, le MST persiste et signe. « Les campements du MST où se retrouvent des paysans sans-terre et des communautés autochtones continuent de produire, de commercialiser et de planter des milliers d’arbres ». Les projets de traité de libre-échange « vont favoriser les agro-exportateurs et la “reprimarisation” de notre économie vers les exportations de soja, de café, de minéraux et de pétrole, qui profitent énormément aux riches sans créer beaucoup d’emplois ». Tout en menant une myriade de projets de développement, le MST selon Marina dos Santos, « pense politiquement ». En vue de la campagne électorale de 2022, Bolsonaro et ses amis extérieurs n’ont pas jeté la serviette. « Il faudra se regrouper comme on l’a fait en 2002 et les confronter », affirme Marina dos Santos. Il faut aussi prendre conscience que la destruction de l’Amazonie ne doit pas seulement concerner le peuple brésilien, mais toute la planète. Elle doit être considérée comme un des principaux symboles de défense de la nature au monde.
[1] Animateur des Ami-es du MST-Canada et professeur au département de sciences politiques de l’Université Laval.
[2] La même politique fut appliquée par Ottawa lors des bains de sang perpétrés plus tard au Chili, en Argentine et ailleurs dans l’hémisphère.
[3] Le MERCOSUR est un traité latino-américain entre le Brésil et de trois autres pays latino-américains, qui permet jusqu’à un certain point la libre circulation des marchandises et des services.
[4] Comme c’est le cas avec la nouvelle mouture de l’ALÉNA, l’ACEUM, signé en 2019 par les États-Unis, le Canada et le Mexique.
[5] Le webinaire a été organisé avec la collaboration avec Dialogue global, la Plateforme altermondialiste, le Comité pour les droits de la personne en Amérique latine et Common Frontiers.