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L’Amérique latine dans le tourbillon de la crise

Il n’y a pas encore très longtemps la plupart des économistes considéraient que les économies latino américaines étaient entrées dans une nouvelle phase : davantage de croissance que par le passé, moins de volatilité, une diminution des inégalités, une montée en puissance des bourses qualifiées d’émergentes et enfin, moins de vulnérabilité aux chocs extérieurs. Lorsque la crise financière est apparue avec la brutalité que l’on sait dans les pays développés, ces mêmes économistes ont pensé que ces économies ne seraient que peu affectées, que leur conjoncture serait « découplée » de celle des pays industrialisés et pour certains – les plus audacieux en matière d’optimisme aveugle – qu’elles pourraient faciliter la reprise des économies industrialisées grâce à leur croissance maintenue. Et puis au dernier trimestre de 2008 et tout au long des trois premiers mois de 2009, il a fallu déchanter. La plongée des marchés boursiers émergents a été sévère en 2008, la croissance s’est effondrée et celle de l’industrie est devenue franchement négative, les monnaies se sont dépréciées dans des proportions importantes vis-à-vis du dollar. Alors, toujours ces mêmes économistes ont déclaré que personne n’avait prévu cette crise et ont expliqué, une fois en cours, qu’elle était logique, inévitable, provoquée par les liens plus étroits que ces économies entretiennent avec les autres économies en raison du processus rapide de globalisation financière et commerciale, suivant en cela les dernières publications – par ailleurs fort instructives – du FMI (2009, avril). Et puis déjà, certains entrevoient la fin du tunnel dans lequel se sont engouffrées ces économies avec la remontée des bourses de valeur, la reprise des cours des matières premières et le dégagement de soldes de balance commerciales positifs comme au Brésil et en Argentine…

Il est exact que la situation s’était améliorée depuis le début des années 2000 dans les trois principaux pays latino-américains : le Brésil, le Mexique, l’Argentine. Dans une certaine mesure, ces économies fonctionnent moins comme « économie casino » que pendant les années 1990, en font donc moins dépendre le bouclage de leurs comptes extérieurs par la manipulation de leurs taux d’intérêt grâce à une amélioration, parfois sensible, sauf au Mexique, de leurs positions externes. Nous le montrerons. Mais cette amélioration est de surface, elle n’atteint pas l’essentiel. En fait, avec l’ouverture accentuée à l’économie monde, les faiblesses de ces économies sont apparues plus nettement et leurs effets se font plus durement sentir avec la contagion. Ces économies sont au début de ce millénaire dans une situation préoccupante surtout si on la compare à celle des pays asiatiques. Il ne s’agit pas seulement d’une question de taux de croissance, bien plus élevés en Asie – à l’exception notable de l’Argentine[1] – qu’en Amérique latine, mais de la qualité de la croissance. Les économies latino-américaines sont à la traîne tant sur l’industrie que sur les services. L’Histoire – avec un grand H – se fait ailleurs : en Asie. C’est ce que nous montrerons dans la première partie. Dans une seconde partie, nous analyserons les effets de la globalisation financière sur les régimes de croissance et leurs fragilités en terme de volatilité et de sensibilité exacerbée aux mouvements de capitaux. Dans une troisième partie, nous analyserons l’efficacité des mesures contracyliques décidées par les gouvernements ainsi que l’importance des déficits de rationalité et de légitimation selon les pays.

Vulnérabilité commerciale : l’Amérique latine marginalisée

Les pays latino-américains se sont fortement ouverts à l’économie mondiale. Les taux de croissance des exportations ont été élevés, voire impressionnants certaines années. Et pourtant la part de ces principaux pays dans le commerce mondial ne s’est pas accrue sensiblement, avec toutefois une exception notable : le Mexique où les exportations ont crû plus vite que dans la moyenne des pays latino-américains grâce à l’essor des industries d’assemblage. Par contre, la part des exportations des pays d’Asie dans les exportations mondiales s’est accrue sensiblement. La participation des exportations de biens et de services du Brésil, par exemple, dans le commerce mondial était en 1988 de 1 %, soit un peu moins que celle de la Chine (1,5 %) et de 1,2 % en 2008 contre une envolée à 8,9 % pour la Chine (OMC/OCDE, 2009). La différence est importante : les deux économies ont connu un processus d’ouverture croissant, mais à des rythmes très différents. L’ouverture du Brésil à l’économie mondiale se fait au même rythme que celle des exportations mondiales, soit à peu près le double de celle du PIB mondial[2]. Celle de la Chine est beaucoup plus rapide. Parallèlement et à l’exception notable du Mexique, les soldes de la balance commerciale du Brésil et de l’Argentine sont devenus positifs. Il y donc apparemment un succès, même si celui-ci est relatif comparé à celui des pays asiatiques. En fait, pour porter un jugement objectif il faut considérer la nature des exportations. D’une manière générale, l’essor des exportations de produits de haute et moyenne technologie est bien plus rapide dans les pays en développement que dans les pays développés : 16,5 % chez les premiers et 7,3 % chez les seconds entre 1980 et 2000 (Lall, 2004). Ces exportations sont le fait de quelques pays, presque exclusivement asiatiques, mais aussi du Mexique apparemment[3]. Le grand essor des exportations brésiliennes depuis l’année 2000 est dû principalement à des biens manufacturés incorporant un niveau technologique bas ou « moyen-bas » et à des biens non industriels (« l’agrobusiness ») à faible valeur ajoutée et à niveau technologique souvent faible. On peut faire à peu près la même observation pour l’Argentine, même s’il est exact que le solde positif de sa balance commerciale ne s’explique pas seulement par la hausse du cours des matières premières mais aussi par l’essor de ses exportations de produits industriels (Salama, 2008 ; Kliass, Salama, 2007).

Argentine : économie primarisée ?

Pays essentiellement urbain, l’Argentine possède un tissu industriel relativement complexe. Contrairement à ce qui a été souvent affirmé, l’économie argentine n’est pas complètement « primarisée » et ses exportations industrielles sont conséquentes. Le solde positif de sa balance commerciale ne s’explique pas seulement par la vigueur de ses exportations de produits primaires et de produits manufacturés d’origine agricole, même si ceux-ci y contribuent fortement.

La structure et l’évolution de ses exportations en témoignent.  En 1997, à la veille du début de la grande crise (1998-2002) qui devait conduire à l’abandon du plan de convertibilité (fin 2001) et donc à la fin de la parité dollar-peso, les exportations de produits manufacturés d’origine industrielle correspondaient à 31 % du total de ses exportations, celles de produits primaires hors combustibles à 24 % et celles des produits manufacturés d’origine agricole à 34-35 %, le reste étant composé de combustibles. Dix ans plus tard, les exportations totales ont légèrement plus que doublées en valeur passant de 26,4 milliards de pesos en 1997 à 55,7 en 2007. Leur composition reste relativement stable : 31 % pour les produits manufacturés d’origine industrielle, 22 % pour les produits primaires hors combustibles, et 34 à 35 % pour les produits manufacturés d’origine agricole et ce malgré la forte hausse du prix des matières premières d’origine agricole. De manière générale, sur la période 2002-2007, on observe que 40 % de la hausse des exportations est due à un effet prix, 40 % environ à un effet quantité et 20 % à la combinaison de ces deux effets. L’effet prix est cependant surtout concentré sur les produits primaires (+21 %) et sur les produits manufacturés d’origine agricole (+24 %), il est moindre sur les produits manufacturés d’origine industrielle (+3 % de 2006 à 2007 par exemple) (Scharzer, 2008). Sur la base de ces statistiques, on peut donc en conclure que la part en volume des produits manufacturés d’origine industrielle aurait augmenté et celle des autres exportations diminuée. Cette progression relative correspond également à une forte croissance en termes absolus puisque les exportations totales se sont fortement accrues ainsi que nous l’avons indiqué.

Il est donc quelque peu réducteur de caractériser l’Argentine d’aujourd’hui comme une économie primarisée. Une tendance à la primarisation avait commencé dès 1976 avec l’avènement de la dictature et la mise en place d’une politique libérale et s’était poursuivie dans les années 1990 avec les gouvernements de Ménem, avec en parallèle un tissu industriel fortement affecté par les années d’hyperinflation et de crise chronique. Elle a été freinée, voire stoppée, après l’abandon du plan de convertibilité en 2002 ainsi que nous venons de le voir. Le tissu industriel affaibli s’est à nouveau consolidé grâce à la forte dévaluation de la monnaie, au relatif maintien d’une monnaie dépréciée et à l’investissement en forte croissance. C’est cela qui explique la forte augmentation des emplois. Cependant, avec la poursuite de la hausse du prix des matières premières, le poids des produits primaires et des biens manufacturés d’origine agricole dans les exportations totales devrait augmenter et conduire à une accentuation de la primarisation de l’économie. Le tissu industriel relativement important peut freiner cette tendance et sa consolidation pourrait permettre de diminuer la vulnérabilité externe de l’Argentine en la faisant moins dépendre des cours des matières premières et de leur forte volatilité. Cependant, ce tissu industriel est fragile, vulnérable face à la compétitivité de ses concurrents asiatiques. Les avantages comparatifs révélés de l’Argentine sur ses produits manufacturés sont inférieurs à 1, ce qui veut dire que la part de ses exportations industrielles dans ses exportations totales croît moins vite que la part des exportations manufacturées mondiales dans les exportations mondiales. Tel n’est pas le cas des industries agroalimentaires et évidemment de ses matières premières agricoles. Même si on peut conclure que l’économie argentine est primarisée, sa force repose dans ces exportations et, comme nous le verrons, ses faiblesses également.

Dans l’ensemble, l’Amérique latine prend du retard par rapport à d’autres pays, principalement asiatiques. L’impression d’ensemble qu’on retire de l’insertion des différentes économies latino-américaines dans l’économie mondiale est celle d’une très grande vulnérabilité. En effet, on peut affirmer qu’à quelques secteurs près, ces pays n’ont pas su s’adapter aux bouleversements qu’a connus l’économie mondiale ces 25 dernières années (innovations technologiques majeures en informatique et sur les télécommunications, innovations financières importantes). Par contre, les pays asiatiques ont su s’adapter aux innovations technologiques et être les bénéficiaires de nombreuses délocalisations de la production industrielle, tout en développant leur effort en recherche développement, en imposant le plus souvent des remontées de filière (les « backward linkage effects » chers à Hirschman et à Perroux), ils ont pu à la fois intégrer leurs productions tout en s’ouvrant davantage à l’extérieur et flexibiliser leur appareil industriel vers la production de produits à technologie plus élevée et à valeur ajoutée plus importante, à forte élasticité de la demande par rapport au revenu. Tel n’est pas le cas des principaux pays latino américains. L’effort pour la recherche n’a pas été à la hauteur des enjeux ainsi que leurs politiques industrielles[4]. Au-delà de l’augmentation de leurs recettes d’exportation provenant de la hausse du cours des matières premières et de l’accroissement des volumes de ces produits, l’apparition de soldes positifs de la balance commerciale est due à une plus grande compétitivité des produits de moyenne et basse technologie, à l’exception de quelques secteurs comme l’aéronautique pour le Brésil[5]. C’est dire que contrairement aux pays asiatiques, et principalement les dragons aujourd’hui et demain la Chine, la compétitivité repose sur les élasticités prix plutôt que revenu. Leur potentiel est donc davantage limité que s’il portait sur des produits sophistiqués technologiquement et fortement demandés au niveau mondial.

Tableau 1 – Taux de croissance moyen des exportations

1975 -1984

1985-1994

1995-2005

Mexique

28,5

8,4

12,4

Argentine

9,3

8,1

8,9

Brésil

13,7

5,6

8,8

Chine

14,9

16,8

17,9

Source : World Development Indicators, 2007

Tableau 2 – La structure des exportations brésiliennes en 2007

Croissance 2000 – 2007

Part en %

Base

48,8

37,1%

Semi manufacturés

27

13,7%

Manufacturés

13,2

46,6

Autres

66,3

2,6

Source Sinopse n010 BNDES, sept 2008.

Les produits de basse technologie, hors matières premières et produits utilisant beaucoup les ressources naturelles et la main d’œuvre, correspondaient à 3 % de l’ensemble des exportations en 2007, les produits de moyenne technologie à 18 % (même pourcentage en 1996), ceux de haute technologie à 12 % (contre 10 % en 1996).

Source : UNCTAD et SEMEX (MDIC).

Tableau 3 – Taux de croissance du PIB

91-00

01

02

03

04

05

06

07

08

09

Brésil

2,5

1,3

2,7

1,1

5,7

3,2

4

5,7

5,1

-1,3

Mexique

3,5

-0,2

0,8

1,7

4

3,2

5,1

3,3

1,3

-7,3

Argentine

4,2

-4,4

-10,9

8,8

9

9,2

8,5

8,7

7,7

-1,5

Source : Word Economic Outlook,Crisis and Recovery, avril 2009 (pour le Mexique, la projection est celle faite en juillet 2009 par le FMI, en avril elle était de -3,7 %, pour le Brésil, la projection ne change pas en juillet). La date des prévisions faites par les institutions est importante car, à mesure que le temps passe, elles deviennent, en général, plus pessimistes et sont corrigées à la baisse : pour le Brésil par exemple, la Bradesco prévoyait le 20/06/2008, 4,11 % de croissance pour 2009, ce pourcentage passe à 3,83 le 01/08, à 3,70 le 12/09, à 3,41 le 17/10 et à 2,3 le 21/11, 2,28% le 3/02 et -0,30 le 10/07, soit un taux plus optimiste que celui du FMI.

D’un point de vue global, l’Amérique latine cumule deux désavantages : sa spécialisation industrielle n’est pas bonne, celle dans les services non plus[6]. Les avantages comparatifs révélés sont en effet dans les deux cas inférieurs à 1 en 2006. Ce qui ne veut pas dire que les exportations de produits industriels baissent, bien au contraire, mais qu’ils augmentent moins vite que la moyenne mondiale relativement à l’ensemble des exportations. Il y a donc une perte des parts de marché des économies latino-américaines en faveur des économies asiatiques couplée à une augmentation en terme absolu de leurs exportations de produits industriels. Les pays asiatiques bénéficient de la délocalisation mondiale de l’industrie et même si, à l’exception de l’Inde, ils pâtissent d’un désavantage en matière de service, leurs avantages comparatifs révélés dans l’industrie sont très importants. Leurs appareils industriels, davantage flexibles que ceux d’Amérique latine, leur permettent de développer des spécialisations sur des produits à moyenne et haute technologie, à partir le plus souvent d’une compétitivité portant à l’origine sur des produits utilisant beaucoup de main-d’oeuvre, peu payée, et une technologie peu sophistiquée. C’est cette spécialisation d’origine qui sert de tremplin vers la production de biens plus intenses en technologie et en travail qualifié, grâce à des politiques industrielles adaptées à chaque cas[7]. Certes, tous les pays d’Amérique latine ne sont pas dans une situation équivalente : la spécialisation du Brésil est meilleure que celle de l’Argentine et en fait du Mexique[8]. Ces données sont globales et pour certains produits industriels les désavantages comparatifs révélés ne sont pas importants ou bien n’existent pas[9]. Mais il n’en demeure pas moins que l’insertion internationale de ces pays les met globalement dans une situation de vulnérabilité assez élevée et ce d’autant plus que loin de s’améliorer, cette situation semble s’être détériorée ces dernières années, entre 2000 et 2006, selon les calculs des avantages comparatifs révélés réalisés par Miotti (2009). L’interprétation de cette vulnérabilité portant sur la qualité des produits exportés n’est cependant pas facile à faire : l’Allemagne, par exemple, a des avantages comparatifs élevés dans l’industrie, le solde de sa balance commerciale est un des plus importants au monde grâce à l’exportation de biens d’équipement sophistiqués. Pourtant, elle est très sensible à la conjoncture de crise. En effet, la crise mondiale se traduit par une chute prononcée du taux d’investissement, plus importante que celle du PIB, et donc par une chute très forte des exportations de l’Allemagne, chute qui se répercute sur son niveau d’activité d’autant plus fortement que son économie est ouverte. Aussi, l’exportation de produits sophistiqués, si elle diminue la vulnérabilité, peut exprimer aussi une forte sensibilité à la conjoncture.

Ce n’est pas ou peu le cas des pays latino-américains. Ils sont vulnérables parce qu’ils n’exportent pas suffisamment de biens sophistiqués, ils sont plus sensibles à la conjoncture internationale parce qu’ils se sont davantage ouverts. Dans une enquête réalisée en avril 2009 par la confédération nationale de l’industrie du Brésil auprès de 1307 entreprises exportatrices, 73 % d’entre elles considèrent qu’elles sont affectées par la chute de la demande externe. Le principal canal de contagion de la crise mondiale est la raréfaction des marchés externes pour 84 % des entreprises exportatrices, le second serait la difficulté à obtenir des crédits domestiques et les restrictions du financement externe. Les principaux secteurs affectés sont l’industrie automobile, celle des machines et du bois. Lorsqu’on se situe à un niveau macroéconomique et qu’on analyse les principales lignes de la balance des paiements brésilienne, on observe une forte chute de l’excédent commercial entre 2008 et 2007, de l’ordre de 38 %. Les exportations se sont accrues de 23 % mais les importations ont davantage augmenté (43,6 %). Apparemment cela pourrait être positif, mais lorsqu’on analyse dans le détail les exportations, on observe qu’en volume, les exportations de produits semi-manufacturés et de produits manufacturés ont légèrement fléchi pour les premières (-0,9 %) et baissé plus franchement pour les secondes (-5 %). L’augmentation de la valeur des exportations est donc surtout le résultat d’un effet prix qui touche et les matières premières, et les produits industriels, les premières plus que les seconds[10]. La baisse des exportations a pris de l’importance avec la crise mondiale fin 2008 et les prévisions pour 2009 portent sur une baisse en valeur de plus de 20 %, une chute également des importations à peu près équivalente et au total une réduction de l’excédent commercial passant de 24,75 milliards de dollars en 2008 à 18,75 milliards (source : Bacen, élaboration Bradesco, 29 mai 2009). Avec la reprise du cours des matières premières[11], les comptes externes s’améliorent cependant de nouveau en avril 2009 où pour la première fois depuis dix huit mois apparaît un solde légèrement positif de la balance des comptes courants (146 millions de dollars) qui s’explique à la fois par un redressement du solde de la balance commerciale (3,7 milliards de dollars contre 1,7 en avril 2008) et une réduction relative des sorties au titre des dividendes et des rapatriements de profit (-1,7 contre -3,7 en avril 2008). Grâce aux entrées de capitaux (les investissements en actions sont multipliés par quatre en mai) et à cette amélioration de la balance des comptes courants, les réserves internationales retrouvent leur niveau d’avant la crise (205,4 milliards en avril contre 205,1 en août 2008). On observe donc une forte volatilité des soldes des comptes courants : chute avec la crise, reprise depuis le début 2009, mouvement qui accompagne celui des bourses grâce en partie à des retours de capitaux étrangers comme nous le verrons.

Sans entrer dans les détails, on peut constater des évolutions semblables en Argentine et au Mexique. En Argentine, les exportations baissent au 4e trimestre de 2008 (elles passent de 21,5 milliards de dollars au troisième trimestre à 15,5 milliards au quatrième trimestre), suite à la chute du cours des matières premières et à la réduction des volumes de biens manufacturés exportés. Les exportations baissent en rythme annuel au cours du premier bimestre 2009 de 30,4 % en raison d’une chute à la  fois des prix (-14 %) et des volumes (-19 % portant principalement sur les matières premières : -35 % et les biens manufacturés d’origine industrielle : -21 %, ceux d’origine agricole résistant mieux : -11 %)[12], et comme les importations baissent à cause de la réduction du niveau d’activité, le solde commercial demeure relativement stable, ce qui n’est pas le cas au Mexique[13].

Les exportations ont commencé à baisser en août 2008 et c’est en décembre que l’ampleur de la baisse a été la plus importante. Les exportations en avril 2009 s’élevaient à 17,823 milliards de dollars, contre 25,184 milliards une année auparavant en août 2008, les importations se sont réduites également avec la chute prononcée du niveau d’activité, passant à 18,05 milliards contre 26,2 (source INEGI). Le déficit a perduré. Il n’y a pas eu de rebond dans les exportations de produits manufacturés mais on peut s’attendre à une légère amélioration de la situation externe grâce à la hausse du cours du pétrole. Celle-ci sera légère car la participation des produits pétroliers est relativement faible dans le total des exportations, celles-ci se partageant hors pétrole pour moitié en exportations d’industries d’assemblage et pour moitié environ en exportations de produits manufacturés hors assemblage. Elle sera d’autant plus légère que le niveau des exportations dépend fondamentalement de la conjoncture nord-américaine et peu de celle des pays d’Asie (la concentration des ventes est à plus de 80 % à destination des États-Unis et du Canada). Le Mexique demeure donc le pays le plus vulnérable et le plus fragile des trois pays analysés en raison de la nature de ses exportations et de leur concentration[14].

Vulnérabilité financière : l’Amérique latine volatile

L’application des « recommandations » du Washington consensus (voir encadré) a permis de casser la hausse vertigineuse des prix qui existaient dans les années 1980 et une reprise, parfois modeste de la croissance (Brésil, Mexique), parfois vive (Argentine) selon les pays, a amélioré le niveau de vie des catégories les plus pauvre de la population sans qu’il y ait eu une redistribution franche des revenus en leur faveur. C’est donc apparemment  un succès mais ce n’était pas la seule voie pour sortir de la « décennie perdue », ni la plus efficace du point de vue économique, ni la plus éthique du point de vue social, les mesures de libéralisation étant mises en oeuvre sans programme social d’accompagnement.

Le Washington consensus : un ensemble de mesures libérales

fortement conseillé par les institutions internationales

À l’origine, le premier objectif du Washington consensus (WC), élaboré en 1990 par un groupe d’économistes et de fonctionnaires américains, de la Banque mondiale et du FMI, était de contenir la hausse des prix, vertigineuse en Amérique latine dans les années 1980. Il se présentait sous la forme de « dix commandements » et d’un fil conducteur : la libéralisation des marchés.

Les « dix commandements » se présentent ainsi : 1) discipline fiscale ; 2) réorientation des dépenses publiques visant à améliorer les dépenses d’infrastructure, de santé et d’éducation au profit des besoins de base et au détriment du rôle économique de l’État ; 3) réforme de la fiscalité à partir d’un élargissement de l’assiette fiscale et d’une baisse des taux d’imposition ; 4) libéralisation des taux d’intérêt et abandon des taux préférentiels, afin d’éliminer la « répression financière » et d’améliorer grâce à une hausse des taux d’intérêt la sélection des investissements ; 5) taux de change compétitif (sans que soit clairement indiqué si ceux-ci devaient être fixes ou flexibles) ; 6) libéralisation du commerce extérieur grâce à la baisse drastique des droits de douane, la fin des contingentements et l’abandon des autorisations administratives ; 7) libéralisation pour les investissements étrangers directs, par l’abandon des procédures administratives, lourdes et coûteuses, d’autorisation de rapatriement des profits, des dividendes et autres « royalties » ; 8) privatisation des entreprises publiques ; 9) abandon des réglementations visant à instituer des barrières, à l’entrée et à la sortie, favorisant les monopoles et diminuant la mobilité ; 10) garantie des droits de propriété.

Ces dix commandements ne comportent pas explicitement la libéralisation du compte capital de la balance des paiements, puisqu’il est fait explicitement référence à la libéralisation du compte marchandise (commerce extérieur) et de l’investissement étranger direct, sans se référer aux autres mouvements de capitaux. Il est intéressant de remarquer l’absence d’accord entre les économistes du FMI et de nombreux économistes orthodoxes sur ce dernier point : le FMI préconise une libéralisation du compte capital et des économistes comme McKinon y voient un danger[15]. Il en est de même pour le régime de change nominal : fixe ou flexible ? Le FMI appuie tout au long des années 1990 le maintien d’une politique de change fixe (annoncer un change flexible pour sortir de l’inflation pourrait avoir un impact négatif sur la crédibilité des mesures prises ; mais, à l’inverse, l’abandon d’une possibilité de réglementer les flux de capitaux lorsque les changes sont fixes est pour le moins périlleux lorsque l’afflux de capitaux est brutal dans un sens ou un autre, comme l’exemple extrême de l’Argentine l’a démontré). La plupart des économistes orthodoxes penchent eux pour des taux de change flexibles (il faudra « attendre » la crise financière de la fin des années 1990 pour que ce régime de change soit préconisé).

L’application de ces recommandations a provoqué une très forte volatilité à la fois des taux de croissance dans les différents pays et de leurs taux de change. Avec les crises financières, les taux de change se déprécient fortement puis avec le dépassement de celles-ci, ils s’apprécient tout aussi fortement. Les crises financières tout au long des années 1990 et au début des années 2000 sont le résultat de régimes de croissance « financiarisés », proches de ce que Keynes nommait en son temps des « économies casino ». L’appréciation des taux de change a un triple effet : elle tend à réduire la valorisation du capital et à freiner la croissance[16], elle tend à  limiter la valeur ajoutée en favorisant des importations se substituant à des segments de lignes de production, elle freine les innovations et rend difficile de se positionner sur des produits de haute technologie[17]. La vulnérabilité des exportations des pays latino-américains est donc le résultat de l’appréciation des taux de change en période d’accalmie financière mais aussi d’un retrait relatif de l’économique de la part de l’État favorisant l’absence ou la quasi-absence d’une politique industrielle à l’égal de ce qui s’est fait dans les économies asiatiques.

Le taux de croissance du PIB est faible en moyenne ces vingt-cinq dernière années : un peu plus de 2 %. Il est volatile, ceci expliquant en partie cela. J. Zettelmeyer (2006) montre que les périodes où la croissance par tête dépasse 2 % par an sont plus importantes en Asie qu’en Amérique latine et surtout plus longues depuis 1950. Selon ses travaux, on dénombre, depuis 1950, 10 périodes de croissance à plus de 2 % par tête en Amérique latine contre 11 en Asie, leur durée moyenne est dans le premier cas de 13,9 mois alors qu’elle atteint 26,1 mois dans le second, enfin, dans 30 % de cas, ces phases d’essor dépassent 15 ans en Amérique latine contre 73 % en Asie. Solimano et Soto (2005) notent de même que le pourcentage d’années de crise (taux de croissance négatif) sur la période 1960-2002 est de 42 % en Argentine, de 29 % au Brésil mais seulement de 7 % en Corée du Sud et de 5 % en Thaïlande. Enfin la Commission économique pour l’Amérique latine de l’ONU dans son rapport de 2008 montre que l’écart type du taux de croissance entre 1991 et 2006 est particulièrement élevé en Argentine (6,29) et plus faible au Brésil (2,02), au Mexique (3,05) et ailleurs.

La globalisation financière, la finance internationale et la finance locale sont en partie responsables de la forte volatilité du PIB. Nous allons l’analyser en deux temps : le premier consacré à la responsabilité des facteurs internes, le second à celle des facteurs externes.

Les  crises financières expliquées principalement par des facteurs internes

Le Washington consensus s’est appliqué à des économies profondément meurtries par la crise longue et fortement inflationniste des années 1980. Ses recommandations avaient un triple objectif : casser la très forte inflation, retrouver la croissance. Ces deux objectifs devaient conduire à alléger la pauvreté et éloigner, ce faisant, le risque d’implosion sociale que les politiques antérieures de gestion de la dette externe avaient rendue probable. Le troisième objectif était de continuer à payer la dette externe. Le moyen utilisé : la libéralisation rapide de quasiment l’ensemble des marchés simultanément. Nous ne reviendrons pas sur les discussions auxquelles ont donné lieu ces recommandations[18], désirant souligner seulement un point : la mise en exécution des 10 recommandations a favorisé la mise en place d’une « économie casino ». Sans aide de l’État (réduction massive des subventions aux exportations et des taxes sur les importations, quasi-absence de politique industrielle), l’état de délabrement du tissu industriel ne permettait plus en effet de dégager un solde de la balance commerciale susceptible de financer le service de la dette externe. La seule manière de financer ce service passait alors par la capacité d’attirer des capitaux de l’étranger, ce qui ne pouvait se réaliser que grâce à une libéralisation du marché des capitaux et une politique de taux d’intérêt élevés. La garantie de pouvoir rapatrier ses capitaux, la rémunération élevée obtenue vont avoir un triple effet : une entrée en masse de capitaux spéculatifs qui, sachant qu’il pourraient repartir, resteront, un service de la dette financé par ces entrées tant au niveau du paiement des intérêts que du remboursement du capital, une réappréciation de la monnaie nationale avec la montée en puissance des réserves internationales une fois l’ensemble des soldes négatifs financés par ces entrées (solde négatif de la balance des comptes courants : commercial, intérêts et dividendes, amortissement du principal de la dette externe). Au niveau des banques, cela s’appelle de la cavalerie, une pyramide (on paie les premiers avec les entrées des derniers) et plus scientifiquement un effet Ponzi. Au niveau des États, cela s’est appelé, durant de nombreuses années, une bonne gestion de sa situation externe et une modernisation de son économie par les économistes du main stream.

Indicateurs de vulnérabilité et indicateurs de fragilité

Les indicateurs de vulnérabilité externe prennent en compte différentes lignes de la balance des paiements. Trois indicateurs sont en général privilégiés : le premier est un indicateur de flux cherchant à mesurer les nécessités de financement externe, le second met en rapport les réserves avec des flux et le troisième établit une relation entre le passif externe, et ses composants, et le PIB. Ils se sont améliorés dans les années 2000. C’est cette amélioration qui explique l’optimisme de la plupart des économistes à la veille de la crise financière internationale. C’est cette amélioration qui explique en partie leur cécité. Il faut en effet compléter ces indicateurs par des indicateurs de fragilité exprimant la plus forte sensibilité de ces économies à la fois à la conjoncture internationale et à la financiarisation de leur propre économie[19].

Les indicateurs de fragilité traduisent la sensibilité des nouveaux régimes de croissance adoptés avec la mise en œuvre – avec plus ou moins d’intensité selon les pays – des « recommandations » du Washington consensus (voir encadré) dans les années 1990 visant à libéraliser les marchés ;

une ouverture aux échanges commerciaux et au flux financiers internationaux plus importante facilitant les effets de contagion ;

avec la libéralisation, le taux d’intérêt devient une « variable de bouclage » et le régime de croissance institué avec la libéralisation va tendre à fonctionner comme une économie casino (pour reprendre une expression de Keynes) à l’origine d’une très grande volatilité du PIB et d’une incapacité à réduire la pauvreté.

une tendance à l’appréciation du taux de change interrompue par des crises financières. De nombreuses études montrent les effets négatifs sur la rentabilité du capital et la croissance d’une valorisation du taux de change. La thèse centrale est la suivante : l’appréciation du taux de change rend plus difficiles les exportations, hors celles des matières premières, et seule une plus grande compétitivité peut compenser ce handicap. Deux conséquences : une réduction de la valeur ajoutée des exportations au profit d’importations plus importantes portant sur des segments de production autrefois produits localement. Les lignes de production sont moins intégrées sans que pour autant les exportations changent fondamentalement de nature, l’appréciation de la monnaie nationale rendant plus difficile de produire des biens de haute technologie. Or, ce sont des exportations de ce type qui permettent une insertion solide dans l’économie mondiale et diminue la vulnérabilité externe des pays qui peuvent les développer[20].

Lorsque la balance commerciale devenait par trop négative, comme ce sera le cas à la mi-1990 au Mexique (crise connue sous le sobriquet d’effet Tequila), que la fragilité de ces économies (Brésil) les exposait démesurément aux crises en Asie et en Russie de fin du millénaire, que l’insuffisante capitalisation des banques (Argentine) ne leur permettait pas de résister aux effets de contagion de la crise mexicaine, lorsque la continuation du plan de convertibilité  (currency board) deviendra enfin intenable (Argentine fin des années 1990, début des années 2000), les capitaux entrés sortiront en masse. Pour prévenir, voire freiner ces fuites, les gouvernements élèveront substantiellement leurs taux d’intérêt (au Brésil ils atteindront jusque 50 %), garantiront (comme au Mexique) le risque de change.

Au final, le taux d’intérêt sert de variable de bouclage en période d’accalmie en restant relativement élevé pour attirer des capitaux – d’où l’appréciation de la monnaie nationale avec les conséquences que l’on a vues sur la qualité des exportations –, et d’instrument privilégié pour lutter contre la fuite de capitaux. La manipulation des taux d’intérêt est insuffisante pour bloquer les sorties de capitaux, mais les taux d’intérêt devenus extrêmement élevés provoquent la crise et la forte volatilité des économies. Le Mexique, l’Argentine inaugurent un parcours de type « montagnes russes ». En un an, la baisse du taux de croissance du PIB sera de l’ordre de onze points suite à l’effet Tequila, elle sera de moindre ampleur au Brésil à la fin des années 1980 et de nouveau au début des années 2000 avec l’intronisation de Lula à la Présidence de la République. Elle sera très importante et longue en Argentine lors de l’implosion du plan de convertibilité (le PIB baissera de 16 % sur une année et sur l’année calendaire d’un peu plus de 10 %). Son coût social sera conséquent avec une remontée très rapide de la pauvreté.

La crise économique expliquée principalement par des facteurs externes : la responsabilité de la contagion de la crise financière « venue du Nord »

Les politiques économiques libérales ont néanmoins provoqué une relative modernisation de l’appareil économique dans chacune de ces économies. C’est cette modernisation qui explique en partie le retour à des soldes positifs des balances commerciales de l’Argentine et du Brésil et à l’inverse son insuffisance est à l’origine du maintien de soldes négatifs au Mexique.

Les taux d’investissement et les capacités de production se sont fortement accrus en Argentine et avec eux la productivité du travail. Certes partant d’un niveau très faible, l’investissement a augmenté de 273 % entre septembre 2002 et septembre 2008. Certains secteurs, intensifs en capital, comme l’automobile, les industries mécaniques,  la métallurgie ont augmenté de septembre 2002 à septembre 2008 de 427 %, 183 % et 49 % respectivement, celles intensives en main-d’œuvre, comme le textile, de 206 %. Les données pour le Brésil sont plus modestes, mais l’appareil de production a moins souffert dans les années 1980, n’a pas subi une crise comparable par sa violence à la fin des années 1990 et, surtout, n’a pas été l’objet d’une politique aussi libérale durant les années 1990 qu’en Argentine. Cette modernisation s’explique aussi par la montée en puissance des investissements étrangers directs. Les mouvements de capitaux changent de nature : moins de capitaux spéculatifs à court terme, plus d’investissements étrangers directs, et dans les deux dernières années avant la crise financière internationale, une entrée de capitaux importante d’investissements en portefeuille (actions), les bourses émergentes devenant particulièrement lucratives[21]. Des firmes brésiliennes, mexicaines et argentines commencent à investir massivement à l’étranger. Parmi les dix premières entreprises transnationales des économies émergentes – mesurées par l’importance de leurs actifs – l’une est brésilienne, les autres asiatiques, mais mesurées par leurs ventes à l’étranger, deux sont brésiliennes, une mexicaine, les autres asiatiques en 2006 (Acioly, Alves, Leao, 2009). Ces économies paraissent donc beaucoup moins fragiles que par le passé.

C’est dans ce contexte de croissance retrouvée que surgit la crise financière internationale. La plupart des fondamentaux étaient meilleurs à la veille de cette crise. Les indicateurs de vulnérabilité étaient également bien meilleurs, que ce soit les nécessités de financement externe rapportées au PIB, les réserves en mois d’importations, le passif externe par rapport au PIB, et les économistes gouvernementaux étaient pour le moins optimistes[22]. Deux ombres à ce tableau quelque peu idyllique : la proportion croissante des investissements en portefeuille (actions) plus volatiles par nature que les investissements étrangers directs, la montée des dividendes versés par les firmes multinationales expliquée par l’internationalisation croissante de ces économies et par le nouveau pouvoir des actionnaires. Ce sont ces deux facteurs qui vont jouer avec force avec la crise financière internationale : volatilité et rapatriement.

L’explosion de la bulle financière conduit à une dévalorisation brutale des actifs et ce qui hier favorisait la bulle (l’« equity value », c’est-à-dire la différence positive entre la valeur de marché et le crédit accordé) se transforme en son contraire (la valeur de marché plonge et se situe dorénavant en deçà de la valeur des crédits à rembourser). Le retournement du cycle provoque un assèchement brutal des liquidités : les entreprises financières sont à la recherche de liquidités pour financer un risque qui hier, transféré et disséminé, devient fortement réévalué ; de même les entreprises non financières, avec la dévalorisation de leur capitalisation, voient toute une série de ratios « virer au rouge » et sont confrontées à un manque croissant de liquidité. Les banques cessent de se prêter entre elles et a fortiori freinent brutalement leurs prêts aux entreprises. Le « crédit crunch » transforme la crise financière en une crise économique dans les pays développés et a pour conséquence immédiate une chute importante du commerce international. La crise devient systémique, elle affecte y compris des entreprises ayant eu une gestion prudente, loin de la manipulation hier lucrative, des produits financiers titrisés.

La crise financière se propage avec force au-delà des frontières par les canaux forgés par la globalisation commerciale et la globalisation financière. La contraction des débouchés externes est source de crise dans les économies émergentes, nous l’avons vu. L’assèchement des liquidités des maisons mères des entreprises transnationales les conduit à rechercher des liquidités dans les filiales : les sorties de capitaux se multiplient, les bourses s’effondrent et les monnaies sont fortement dépréciées par rapport au dollar au cours du dernier trimestre de 2008. Les sorties de capitaux atteignent 23 milliards de dollars en 2008, 5,6 milliards au premier trimestre de 2009, 2,5 milliards au second trimestre en Argentine selon la Banque centrale. Devant la probabilité d’une continuation de la dépréciation, les dépôts en dollars dans les banques augmentent (1,5 milliards au 1e trimestre). Les sorties de capitaux au Brésil s’expliquent de la même manière avec cependant une nuance de taille : quelques entreprises avaient spéculé sur la poursuite de l’appréciation du real et sa forte dépréciation leur a coûté cher, au total plus de 5 milliards de dollars pour les trois plus importantes (Sadia : 2,1 milliards de même qu’Aracruz et Votontarin 1 milliard) (FMI, 2009, p. 21). Les investissements nets en portefeuille et les crédits de l’extérieur baissent de 7,5 milliards de dollars en 2008, dont 21,5 milliards lors du dernier trimestre 2008, pour à nouveau augmenter en 2009 ; les dividendes versés et les profits rapatriés, augmentent considérablement et atteignent plus de 25 milliards de dollars en 2008 selon le ministère des Finances. Les investissements étrangers directs restent stables à un niveau élevé. Après avoir été légèrement positif, le solde de la balance des comptes courants devient négatif dès le début de 2008, pour atteindre -1,41 % du PIB après s’être élevé à -1,79 % en décembre 2008 au plus fort de la crise, selon la même source. La contagion financière emprunte les canaux des investissements en portefeuille, des crédits, des dividendes et des rapatriements de profit, ce qui est assez logique puisqu’elle exprime une forte recherche de liquidité pour atténuer les effets du crédit crunch dans les pays développés. Elle a des effets sur l’économie réelle.

La chute de la production industrielle est impressionnante, plus élevée que celle que prévoyaient la plupart des économistes. Au Brésil, de janvier à avril 2009, la production industrielle baisse de 14,7 %[23], celle des biens de capital de 22,6 % selon l’IBGE, celle du PIB serait de -0,7 % selon la Bradesco, de -1,5 % selon le FMI. En Argentine, l’activité industrielle de janvier 2008 à janvier 2009 baisse de 9,7 %, les branches les plus touchées sont celles de l’automobile (-58 %), la sidérurgie et les métaux (-36,6 %) selon l’IPI-UADE et le PIB devrait baisser fortement (passant de plus de 7 % à -3 %). Au Mexique, la production industrielle chute de plus de 13 % de février à février, le PIB lui devrait baisser de 4,4 %.

Ce serait une erreur d’attribuer à cette seule contagion financière la responsabilité de la crise dans l’économie réelle. Certes, elle provoque une raréfaction du crédit, mais les banques ne sont pas aussi touchées qu’elles l’ont été dans les pays industrialisés dans la mesure où leur taille ne leur a pas permis de développer avec autant d’intensité des opérations sur des produits titrisés hautement spéculatifs. Elles subissent néanmoins le contrecoup de cette crise financière en raison de l’ampleur prise par la globalisation financière ces dernières années, contrecoup qui se traduit par une contraction des crédits accordés et des difficultés pour investir. Cependant, la responsabilité la plus importante de l’ampleur de la crise semble davantage provenir de la contraction des marchés extérieurs et de la chute des exportations de produits industriels, et ce d’autant plus que les politiques économiques passées d’appréciation de la monnaie et de maintien relatif d’inégalités très élevées ont fragilisé ces économies. Via la chute des débouchés industriels externes et des restrictions de crédit, la crise financière précipite la crise dans les économies latino-américaines en empruntant des canaux spécifiques.

Quid des politiques contracycliques et des coalitions et conflits d’intérêt ?

Des  politiques contracycliques aux effets incertains

Cette crise n’a été prévue ni par les gouvernements, ni par la plupart des économistes du main stream. Lorsqu’elle a surgi, elle a d’abord été niée, puis sous-estimée. Cette sous-estimation est à la fois le produit d’une certaine cécité (comment accepter qu’on se soit trompé à ce point ?), d’un « jeu » politique (ne pas effrayer des agents économiques et tenter d’éviter ainsi que la crise s’aggrave), rechercher voire maintenir une légitimation politique en annonçant qu’on sera capable d’éviter la crise, enfin « gagner du temps » pour chercher de nouvelles alliances. L’ampleur de la crise a été ensuite reconnue, mais immédiatement pour souligner l’efficacité des premières mesures prises et annoncer la fin prochaine de la crise…

Dans l’ensemble, les mesures prises s’apparentent davantage à un « colmatage des brèches » qu’à l’application de mesures s’inspirant d’un retour à Keynes. Ces mesures sont de divers ordres : il y a celles à caractère général comme la réduction des taux d’intérêt, l’abaissement des réserves obligatoires des banques, une incitation plus forte pour financer de grands projets portant surtout sur le développement des infrastructures en collaboration avec un partenariat privé, une augmentation du salaire minimum, voire de l’emploi public[24]. Les taux d’intérêt restent malgré ces réductions à des niveaux élevés, voire très élevés au Brésil, surtout si on les compare à ceux en vigueur dans les pays industriels. Les réserves obligatoires oblitèrent encore la liquidité des banques privées et, afin de stimuler les crédits, des enveloppes de crédit et des garanties des prêts sont accordées aux banques publiques afin qu’elles prêtent aux entreprises et aux ménages.

Les mesures à caractère particulier sont très nombreuses :

la généralisation de mesures d’exception sur les taux d’intérêt : taux réduits pour l’achat d’automobiles, d’appartements etc. afin d’inciter les ménages à emprunter et à consommer davantage que ne l’autorise leur niveau de revenu[25] et de dynamiser ce faisant un marché intérieur relativement atone en raison des profondes inégalités de revenu. Taux réduits à l’industrie afin de faciliter les investissements pour toute une série de projets industriels ;

des garanties spécifiques des banques publiques aux banques privées pour qu’elles accordent des crédits aux échanges extérieurs et qu’elle facilitent ainsi le financement des exportations devenu difficile depuis les difficultés à trouver un financement international ;

des mesures protectionnistes pour favoriser la production autochtone ;

des réductions d’impôts sur toute une série de produits et réduction parfois des impôts sur le revenu ;

des subventions diverses dans le but de relancer le marché intérieur ;

enfin, des mesures protectionnistes ponctuelles (augmentation des tarifs douaniers, réintroduction des licences d’importation et mesures s’apparentant à des contingentements sur certains produits dits sensibles, réduction des taxes à l’exportation lorsqu’elles existent)[26].

Au total, ces mesures ont deux caractéristiques majeures : elles sont avant tout pragmatiques, ce qui ne veut pas dire inefficaces, leur ampleur est faible. Pragmatiques parce qu’elles n’obéissent pas ou peu à une logique libérale. Il est loin le temps où les gouvernements cherchaient à unifier les mesures en limitant la multiplication des taux d’intérêt, en diminuant les subventions etc… Avec la crise, ce qui domine est l’exception. Il y en a tant qu’il devient très difficile de s’y retrouver sans faire appel à des experts sachant slalomer dans le maquis de mesures décidées dans l’urgence. L’ensemble des mesures d’exception traduit en fait une politique de « colmatage des brèches », elle est le reflet d’une politique peu pensée dont l’efficacité ne s’est pas révélée à ce jour élevée. La crise, niée hier, s’impose aujourd’hui.

Ce serait une erreur de penser qu’ils auraient pu éviter que la crise internationale les affecte. Quoi que fassent les gouvernements, force est de reconnaître qu’ils ne pouvaient éviter les effets de contagion. Pour autant, des politiques de relance davantage « pensées », plus cohérentes auraient pu diminuer les conséquences de la crise internationale et surtout préparer des sorties de crise « par le haut » comme nous le verrons. Tous les gouvernements n’ont pas réagi avec la même célérité et certains ont eu des politiques moins « désordonnées » que d’autres. C’est le cas du Brésil par exemple. Les mesures prises, malgré leur aspect désordonné et leur efficacité relative, servent parfois à légitimer l’action des gouvernements lorsque ceux-ci parviennent à faire partager l’idée que sans ces mesures, la situation aurait été pire et que, grâce à elles, les effets d’une crise – dont ils n’auraient pas la responsabilité puisqu’elle est venue d’ailleurs – ont été atténués et permettent d’entrevoir une sortie de crise prochaine[27].

Une politique économique « non pensée » génère cependant des dynamiques insoupçonnées et de futures coalitions et conflits d’intérêt, déjà en gestation mais encore peu perceptibles. Il n’est que de se souvenir des années 1930 : la crise internationale a suscité une industrialisation « non pensée » (selon les mots de la Cepal) tout au long de la décennie et généré des alliances de classes donnant naissance dans ces pays à des régimes politiques « bonapartistes » (Vargisme au Brésil, Cardénisme au Mexique, Péronisme en Argentine), eux-mêmes à l’origine d’une industrialisation davantage pensée, orientée vers l’industrie lourde. C’est dire combien la crise d’aujourd’hui est susceptible d’enfanter des « surprises » et combien il convient de se méfier des analyses déterministes. D’ailleurs, la gestion de la crise par les différents gouvernements est un des premiers signes de ce futur en marche masquée comme nous le verrons.

Une ampleur faible ? Comparées aux mesures prises par les pays industrialisés, celles des pays émergents sont moins importantes[28]. Alors que les déficits budgétaires atteignent des sommets dans la plupart des pays industrialisés, ceux du Brésil, de l’Argentine et du Mexique restent modérés et augmentent à peine, les gouvernements se limitant à réduire d’un point à deux points leurs excédents primaires (solde budgétaire avant paiement des intérêts  versés au titre de la dette publique interne)[29]. Si l’on prend le cas du Brésil, on se trouve devant les paradoxe suivants : les taux d’intérêt réels sont encore très élevés alors que le taux d’inflation est faible, l’excédent primaire du budget est conséquent et le déficit budgétaire reste faible. Il est vrai cependant qu’à l’égal des autres pays d’Amérique latine, les banques brésiliennes ont été très peu affectées par les produits financiers toxiques et les grandes entreprises l’ont été surtout sur les produits dérivés liés aux taux de change. La sophistication financière atteinte ces dernières années ne les a pas profondément touchées en raison principalement de leurs marchés financiers encore relativement étroits. La crise financière s’est traduite par des contractions soudaines et brutales de leurs exportations, par une raréfaction de l’accès aux crédits internationaux, par une sortie de capitaux de grande ampleur, les maisons mères aspirant les liquidités des marchés émergents qui ont provoqué une crise économique.

L’efficacité des politiques contracyclique est problématique. Le solde de la balance commerciale reste positif en Argentine et au Brésil et continue à être négatif au Mexique. L’excédent commercial dans les échanges internationaux de l’Argentine et du Brésil est davantage dû à une réduction drastique des importations qu’à une augmentation des exportations malgré la reprise de la hausse des cours des matières premières. L’excédent primaire du budget reste important. Ces deux « fondamentaux » sont révélateurs des marges existantes, surtout en Argentine et au Brésil, pour mener une politique de relance plus vigoureuse. L’intervention de l’État n’est pas à la hauteur en effet des enjeux posés par la crise pour plusieurs raisons. L’accroissement des dépenses publiques est relativement timide si on le compare à celui des pays industrialisés, alors qu’il y a des excédents primaires conséquents. Les facilités de crédit octroyées, la baisse des taux d’intérêt ne peuvent permettre de financer des investissements que si ceux-ci sont considérés rentables par les décideurs, or tel n’est pas le cas. Par contre ces facilités dirigées vers les ménages, notamment pour l’achat de biens durables comme les automobiles, les logements, peuvent leur permettre de consommer davantage et relancer ainsi quelque peu l’activité économique[30]. Les dépenses en infrastructure, décidées et mises en œuvre le plus souvent avec un partenariat public-privé, peuvent être facilitées par l’existence d’une grande Banque d’État (BNDES) comme c’est le cas au Brésil. Elles sont plus difficiles à mettre en œuvre dans les autres pays en raison de l’absence d’une grande banque d’État. L’amélioration du pouvoir d’achat des catégories les plus modestes (aides diverses, augmentation du salaire minimum), lorsqu’elle est décidée, pourrait avoir un effet positif sur la croissance en limitant quelque peu les effets négatifs de la réduction de la demande extérieure. Le pari fait par les gouvernements est simple : il s’agit de relayer l’absence de dynamisme des marchés extérieurs par une dynamisation du marché intérieur. Justifiées socialement – les plus pauvres étant les plus vulnérables aux crises, les inégalités de revenus étant considérables dans ces pays –, leur efficacité est limitée. Il est difficile de dynamiser suffisamment le marché intérieur tant les inégalités sont profondes. Ce n’est pas une redistribution qu’il faut envisager, mais pour le moins bien davantage : une révolution de la fiscalité. Celle-ci n’est possible que si les conflits de classes qu’elle implique sont surmontés, ce qui ne semble pas encore être le cas. Aussi vit-on une période étrange aujourd’hui dans ces pays : la production chute, mais les bourses s’envolent à nouveau, les investissements en portefeuille reviennent, les monnaies se réapprécient[31], donnant l’impression que le plus dur de la crise est passé. Un tel contexte ne favorise assurément pas des politiques économiques qui soient à la hauteur de l’enjeu de la crise, tout au moins dans l’immédiat.

Mesures d’urgence, pas de réforme fiscale visant à diminuer sensiblement les inégalités, pas de politique industrielle pensée, un soutien encore modéré aux investissements publics en infrastructure, pas de politique de taux de change revisitée alors qu’on a vu combien celle acceptant l’appréciation pouvait avoir des effets négatifs en terme de croissance et de structure des exportations[32]. Pour reprendre un concept développé par Habermas, ces politiques traduisent les déficits de rationalité de l’État et ne sont pas de nature à inverser les évolutions structurelles que nous avons analysées dans la première partie.

Déficit de rationalité

Déficit de rationalité, déficit de légitimité sont deux concepts chers à Habermas. Le terme déficit vise à souligner que la rationalité ou la légitimation ne peut être totale. Le déficit est donc plus ou moins important.

Le déficit de rationalité est un concept moins connu que celui de légitimation. Il entretient des liens complexes avec ce dernier. Le déficit de rationalité traduit les difficultés rencontrées par l’État pour « produire » de la croissance et de la cohésion sociale. Il traduit la capacité/l’incapacité des gouvernements d’agir de manière efficace sur le tissu industriel et sur les conflits existants (voir Habermas, 1978). Nous avons vu, que comparés aux pays asiatiques, les États latino-américains souffraient d’un déficit de rationalité plus important dans la mesure où leurs avantages comparatifs révélés de l’industrie sont plus faibles et que leur croissance est surtout portée par l’essor des exportations de produits primaires. La crise questionne de nouveau ce déficit de rationalité. La rationalité recherchée de l’État n’est pas la même dans des économies exportatrices, dans des économies dont le régime de croissance est la substitution des importations, dans des économies enfin qui se caractérisent par une emprise croissante de la finance sur le productif. Dans le premier cas, les rapports de l’État aux rentiers liés à l’essor des matières premières exportées sont plus ou moins rationnels, selon la capacité de l’État d’impulser cette division internationale du travail ; dans le second cas, l’État se substitue au capital défaillant et devient directement entrepreneur dans les secteurs lourds et semi lourds et sa rationalité se mesure à l’aune de l’ampleur de la croissance ; dans le troisième cas, la rationalité de l’État se mesure dans sa capacité à la fois à permettre un essor de la finance et à limiter les effets négatifs que génère la dynamique de la financiarisation sur les comportements des investisseurs. Ces effets négatifs se caractérisent par l’essor de nouveaux comportements rentiers, liés aux gains de la finance au détriment de l’investissement, aux rapports privilégiés des banques et aux besoins de l’État pour financer sa dette interne, enfin par la voracité du secteur financier qui, siphonnant une part croissante des profits du secteur productif, laisse peu de marge à une augmentation du taux d’investissement, empêche que les salaires puissent évoluer au rythme de la productivité du travail, conduit à rechercher une augmentation de cette dernière davantage par des réorganisations du travail (plus de flexibilité, de précarité) que par l’introduction d’équipements nouveaux. Le déficit de rationalité est donc relatif dans le temps et selon les régimes de croissance.

Des coalitions et des conflits d’intérêt rendant difficile une « sortie par le haut » de la crise

Pour comprendre les particularités de l’intervention des États et ses limites, il faut prendre en considération plusieurs facteurs : les coalitions et les conflits d’intérêt présents dans les gouvernements, les mécanismes de légitimation en jeu, la compréhension de la nature d’une crise non prévue, enfin  la personnalité des chefs d’État. Les coalitions et les conflits d’intérêt présents au sein du gouvernement se traduisent à la fois par un déficit de rationalité relatif et une légitimité importante pour le gouvernement brésilien et plus particulièrement pour le président du Brésil. À l’inverse, le gouvernement argentin connaît deux déficits importants, l’un de rationalité et l’autre de légitimité alors même que ces dernières années la croissance économique était nettement supérieure à celle du Brésil. Nous présenterons ici ces deux parcours – celui du Brésil et celui de l’Argentine – qui, se situant à l’exact opposé l’un de l’autre, sont instructifs.

S’agissant des coalitions d’intérêt, la politique de taux d’intérêt très élevés menée par la banque centrale brésilienne est très coûteuse en terme budgétaire : le poste du service de la dette interne avoisine les 7 % du PIB après avoir atteint 10 %. Cette politique est par contre très avantageuse pour de nombreux secteurs : les banques, en souscrivant aux titres émis par le gouvernement, connaissent des profits très élevés, les grandes entreprises, les exportateurs qui placent leur trésorerie dans des titres lucratifs et obtiennent des prêts pour investir à taux réduits. Cette politique favorise la financiarisation de l’économie et enrichit les actionnaires.

La politique de taux d’intérêt élevés, jointe à celle du maintien d’excédents primaires du budget, ont un effet positif sur sa crédibilité auprès des marchés financiers internationaux. Celle-ci se traduit par un afflux de capitaux considérable. Les bourses connaissent un essor important et deviennent plus lucratives que les bourses des pays industrialisés. L’attractivité des bourses est d’autant plus importante que l’augmentation des réserves internationales, la diminution de la vulnérabilité externe que nous avons vue, se traduit par une appréciation de la monnaie nationale face au dollar. C’est ce qui explique l’appui de ces secteurs et leur coalition d’intérêt[33].

À l’inverse, l’appréciation de la monnaie nationale accompagnée de la libéralisation des échanges extérieurs tendent à éliminer les entreprises manufacturières les moins compétitives. Une dé-substitution des importations menace donc des pans entiers du tissu industriel. Il y a de ce point de vue un conflit d’intérêt pour les entreprises menacées avec la politique de change du gouvernement. Cependant, celles qui sont en mesure de résister à la concurrence avivée bénéficient de l’importation de biens d’équipement à moindre coût en raison de cette appréciation. Enfin, l’augmentation du salaire minimum en terme réel, la politique de redistribution des revenus en faveur des plus pauvres élargissent le marché intérieur, surtout lorsqu’elle est accompagnée d’une politique en faveur d’un endettement des ménages. Cet élargissement du marché intérieur bénéficie aux entreprises produisant pour ce marché. Les conflits potentiels sont ainsi partiellement compensés par des perspectives de profit renforcées. Le conflit d’intérêt ne concerne donc pas l’ensemble du secteur industriel et lorsqu’il existe, il peut être parfois atténué par les effets positifs de l’élargissement du marché intérieur sur la rentabilité des entreprises. Le secteur exportateur de matières premières, dont les prix sont fixés en dollar ou en livres, se trouve pénalisé par cette politique puisque l’appréciation diminue le revenu en monnaie locale. Mais cet effet négatif est compensé par des conditions de crédit plus favorables, des subventions et, enfin, par la hausse du cours des matières premières. L’appréciation de la monnaie, dont nous avons vu les effets pervers en termes de stratégie d’industrialisation et de taux de croissance, a un effet positif sur le ralentissement de la hausse des prix. La hausse du cours des matières premières s’est traduite par une hausse relative des prix des produits alimentaires par rapport aux autres prix, dont ont pâti les couches les plus vulnérables, mais son effet, bien qu’élevé, a été atténué par l’appréciation de la monnaie nationale. Les rentes ont augmenté et, jointes aux rentes financières, elles ont constitué le ciment de la coalition d’intérêt.

Déficit de légitimité

Avec l’essor du capitalisme en Amérique latine, l’ascension de l’État dans l’économique s’est réalisé à partir de formes de légitimation mêlant des formes de domination anciennes où l’autoritarisme se couplait au paternalisme, l’universel servant à favoriser l’exclusion. L’appui populaire reçu par tel ou tel gouvernement ne repose donc pas nécessairement sur des formes de désignation et de révocation de type démocratique classique, répondant aux « canons » occidentaux.  Mais même dans le cas où les règles du jeu démocratiques semblent appliquées – ce qui est le cas aujourd’hui dans la plupart des économies semi-industrialisées latino-américaines – les rapports à l’État des individus sont différents selon la strate à laquelle ils appartiennent, tant la société est segmentée économiquement. Les inégalités sociales sont à ce point importantes que ces sociétés peuvent être définies par leur apartheid social.

Comprendre la manière dont les différentes strates de la population, quasiment isolées les unes des autres, voient l’État, n’est pas simple et renvoie à la particularité de régimes politiques profondément marqués par l’histoire culturelle et sociale, comprise dans son historicité, de chacun de ces pays. Les demandes spécifiques d’État selon l’appartenance à telle ou telle couche de la population se traduisent par des formes d’appui spécifiques aux régimes politiques. Ces formes peuvent consolider les processus de démocratisation engagés, mais peuvent aussi conduire à appuyer localement des pouvoirs de fait, se substituant à l’État central, lorsque ce dernier n’est plus en mesure d’assurer le minimum exigé. L’État est alors poreux car il ne contrôle pas la totalité de son territoire et il l’est d’autant plus lorsque se maintiennent, voire se développent, des guérillas comme en Colombie. Les organisations criminelles – et notamment celles liées au trafic de drogue particulièrement lucratif –, à la recherche d’une certaine légitimité dans le but de pérenniser leurs affaires, occupent des fonctions dévolues à l’État et « rendent leur justice » par l’exercice de leur violence et ce aux dépens de la démocratie.

D’une manière générale, la relation entre répression et légitimation est complexe et l’une ne peut être réduite à l’inverse de l’autre. Si la légitimité est forte, la coercition peut ne pas avoir à s’exercer sauf si elle fait partie des mécanismes légitimatoires, mais il est vrai que même dans ce cas, elle est une arme « à double tranchant » et peut provoquer des déficits de légitimation lorsqu’elle n’apparaît pas justifiée selon les codes de valeur dominants. La légitimité ne se confond pas avec la démocratie dans les économies émergentes. Mais la complexification de leur appareil de production et la densification de leur formation sociale donne à l’application de règles du jeu démocratique plus de légitimité. La légitimité passe de plus en plus par la démocratie, mais elle ne se confond pas avec elle, l’héritage des valeurs culturelles (héritées du passé mais aussi transformées dans ce passé par les mutations économiques et l’influence des idées importées) pèse de manière différente et différenciée dans ces pays.

Sans vouloir entrer de nouveau dans le débat démocratie formelle (celle des urnes), démocratie réelle (celle des rapports de production), notons avec Caputo (2004) le divorce très important existant entre les progrès de la démocratie d’une part et la poursuite, si ce n’est l’extension, des inégalités très fortes. Plusieurs auteurs insistent sur le divorce entre la citoyenneté politique et la citoyenneté sociale. O’ Donnell (dans Caputo, 2004) par exemple développe l’idée selon laquelle dans les pays en voie de développement, et plus particulièrement en Amérique latine, l’État n’est pas « universel ». Selon cet auteur, trois aspects pourraient caractériser l’État : l’efficacité de sa bureaucratie, l’effectivité de son système légal, la crédibilité entendue comme réalisation du bien commun de la Nation. L’État peut être efficace, et il l’est parfois, lors des périodes de dictature. Mais en règle générale, ces trois caractéristiques sont assez mal remplies. L’application du droit est de l’ordre du virtuel et du discrétionnaire et, en ce sens, le système légal est peu appliqué, détourné, favorise d’autres formes d’illégalités. Le travail informel est par exemple contraire au droit. Il existe massivement. Cette présence massive, niée par le droit, acceptée dans les faits, manifeste la possibilité de décisions discrétionnaires sur certaines catégories de travailleurs informels comme les ambulants. Le droit s’applique selon le bon vouloir, il est dès lors la porte ouverte à une corruption de proximité. Payer ou être victime du droit, telle est l’épée de Damoclés suspendue au dessus des têtes de nombre d’individus pour qui le droit n’a pas l’universalité qu’il devrait posséder.

Dans le même sens, D. Caputo (2005)[34] souligne que l’indice de démocratie, étalonné de zéro à un, s’est fortement amélioré en Amérique latine ces vingt-cinq dernières années. Reprenant les calculs effectués par le PNUD, Caputo rappelle qu’à l’époque des dictatures il était proche de  zéro (0,28) et s’est fortement élevé ensuite pour atteindre 0,93. Durant la même époque, le revenu moyen par tête a augmenté de 300 dollars seulement… la pauvreté et l’indigence restent donc à des niveaux extrêmement élevés ainsi que les inégalités. La citoyenneté sociale est ainsi loin d’avoir progressé au rythme de la citoyenneté politique. Alors, que l’indicateur de Morley, construit pour mesurer l’évolution des réformes visant à libéraliser les marchés (libéralisation commerciale, financière nationale et internationale, réforme fiscale et déréglementation de l’État), indique une progression élevée (0,52 en 1977 et 0,82 en 2000), l’indicateur visant à mesurer à la fois le droit à la vie, l’intégrité physique et les menaces d’être poursuivi pour des raisons politiques, construit à partir de données provenant d’Amnesty international et du département d’État des États-Unis, passe de 3 à 2,6 sur une échelle de 1 à 5 où 5 correspond à l’état de terreur (il est en Europe de 1,1). L’amélioration est sensible pour l’indicateur mesurant la libéralisation, faible pour le « vécu » des individus.

La politique du gouvernement de Lula ressemble à un iceberg. La partie visible, émergée – celle correspondant à l’amélioration des bas revenus – est bien moins importante que la partie immergée, la finance. Secteur financier et grandes entreprises tirent un profit considérable de cette politique et derrière eux, les actionnaires. La diminution des inégalités cache ce que les économistes nomment une déformation de la courbe de Lorentz. Les couches les plus riches (1 %, voire 0,1 % de la population)[35] voient leur part augmenter dans le revenu national, les couches les plus pauvres (30 % de la population) connaissent une amélioration de leur situation. La politique de redistribution des revenus en leur faveur constitue la partie la plus visible de l’iceberg. Elle représente moins de 10 % des sommes versées au titre du service de la dette interne entre 2003 et 2007, probablement davantage aujourd’hui en raison de la baisse relative des taux d’intérêt et de la hausse du nombre de bénéficiaires des bourses familles, principal canal de cette redistribution. Faible, comparée à ce que coûte la financiarisation, elle a une « rentabilité » en terme de légitimation considérable. Et c’est là qu’intervient la personnalité des dirigeants : alors qu’en pourcentage du PIB les sommes affectées à la lutte contre la pauvreté sont à peu près équivalentes dans chacun de ces pays, seul le gouvernement de Lula en tire un bénéfice politique.

En période de crise, cette coalition d’intérêts est mise à rude épreuve : les taux d’intérêt baissent tout en restant élevés, ce qui entame l’enrichissement par la financiarisation, les taux de change se réapprécient, ce qui va à l’encontre des intérêts des exportateurs de matières premières au moment où les cours, même en hausse de nouveau, n’atteignent pas les hauts niveaux qu’ils avaient pu connaître. La relance par le marché intérieur a des effets faiblement positifs mais néanmoins réels. Le manque de perspective à moyen et long terme entraîne un déficit de rationalité, mais le déficit de légitimation que devrait entraîner la crise avec son cortège de difficultés concentrées sur les plus vulnérables n’est pas présent, bien au contraire. Déficit de rationalité et légitimation maintenue semble être l’équation du gouvernement brésilien. Ce n’est le cas ni de l’Argentine, ni du Mexique.

L’Argentine a connu des années durant une croissance de type asiatique. Sa politique de taux de change et de taux d’intérêt est hétérodoxe comparée à celle suivie par le Brésil et le Mexique, dans une moindre mesure. Pourtant, le gouvernement argentin souffre d’un double déficit, de rationalité et de légitimation.

Pour comprendre ce double déficit, il faut revenir sur un conflit qui est apparu nettement lors de la tentative de mise en place d’un système progressif d’imposition de la valeur des exportations de matières premières agricoles selon l’évolution de leurs cours.

La hausse importante mais différenciée des cours des matières premières d’origine agricole est en effet à l’origine de l’accroissement des rentes dont bénéficient surtout les grandes exploitations en Argentine et d’une concentration de la production sur quelques produits dont la rentabilité est plus élevée. Ainsi, la production de soja occupait 37 000 hectares en 1971, puis 8,3 millions d’hectares en 2000 et 16 millions d’hectares en 2007, soit 60 % des terres cultivées contre 34 % au Brésil. Ce bouleversement du « paysage » agricole a permis un essor très rapide de la production et des exportations de soja. Les taxes opérées sur les exportations de ces produits, décidées en 2002, sont importantes et s’ajoutent à celles sur les bénéfices des exploitations agricoles. Cette expansion « foudroyante » de la culture du soja s’est faite en Argentine au détriment des produits alimentaires. Il y a eu des substitutions de cultures et non un éloignement de la frontière agricole par augmentation des terres arables. Sur de nombreux produits comme le blé, la raréfaction consécutive des terres arables a réduit de manière relative leur offre face à une demande en expansion.

La hausse des prix des matières premières d’origine agricole, destinées soit à la consommation humaine, soit à la consommation animale, produit plusieurs effets : 1/ le prix de la terre quadruple en une décennie en Argentine ; 2/ la concentration des terres, déjà élevée, s’accroît ; 3/ à la recherche d’une plus grande rentabilité, le petit propriétaire peut abandonner l’exploitation de sa terre, la vendre ou bien la louer ; 4/ les exploitations agricoles dont les techniques de production ne sont pas très élaborées espèrent « bénéficier » de cette hausse des prix en répercutant sur les prix des produits destinés au marché intérieur leurs coûts unitaires plus élevés comme c’est par exemple le cas pour la viande en Argentine ; 5/ enfin dans ce contexte haussier l’ensemble des exploitants agricoles tendent à adopter le même comportement.

L’ampleur des rentes obtenues par les exportateurs grâce à la hausse du cours de ces matières premières conduit le gouvernement en mars 2008 à modifier les « règles » du jeu de manière quelque peu autoritaire. Les taxes seront désormais indexées de manière progressive aux cours du soja et du tournesol : plus ceux-ci sont élevés, plus importante est la « rétention » opérée par le gouvernement. Le principe des « rétentions mobiles » vise précisément à neutraliser l’effet de contagion possible des prix internationaux sur les prix internes en fournissant davantage de ressources à l’État à mesure que les prix externes s’élèvent. Ces ressources supplémentaires devraient servir à freiner la hausse des prix internes, tout au moins leur accélération, grâce aux subventions octroyées en agissant en amont (aide aux petits producteurs, subventions à l’industrie et aux transports pour alléger le coût de la facture pétrolière) et en aval (subventions pour les produits alimentaires). Cette mesure unique – puisque décidée selon le niveau atteint par les prix sur les marchés internationaux et appliquée indifféremment aux petites exploitations et aux grandes exploitations – n’a pas les mêmes effets en terme d’ampleur de gain selon la taille des exploitations. Elle ampute les gains potentiels différemment selon la taille de l’exploitation, le rendement à l’hectare, les coûts des inputs utilisés, l’éloignement du port, elle ne les diminue pas de manière absolue. Cette mesure ajoutée au passif des relations entre les gouvernements argentins successifs et les organisations des exploitants agricoles[36] explique en grande partie l’alliance entre les exploitants, indépendamment de la taille de leur exploitation, de l’hétérogénéité de leurs situations respectives, qu’ils produisent ou non du soja, face au gouvernement, contre une mesure qui ne concernait que les exploitations produisant du soja et du tournesol. Cette politique vis-à-vis des exportateurs est différente de celle suivie par le gouvernement brésilien : dans le cas argentin, les fonds ainsi obtenus devraient permettre surtout d’atténuer l’impact de la hausse du cours du pétrole sur le coût de l’énergie pour les transports, l’industrie, subventionner les produits alimentaires, aider des exploitations agricoles en difficulté, et ralentir ainsi la hausse des prix. Dans le cas brésilien, il n’y pas de rétention mobile mais l’effet modérateur sur la hausse des prix des produits alimentaires est obtenu par l’appréciation du taux de change et par des subventions aux petites entreprises agricoles et une politique de taux d’intérêt réduit. Avec la politique de rétention mobile, les conflits d’intérêt enflent d’autant plus fortement que ces mesures sont prises de manière autoritaire et qu’ensuite sont discutées[37] différentes mesures en vue d’aider les agriculteurs en difficulté. Le conflit ouvert avec le gouvernement rencontre un écho auprès des travailleurs, alors que leurs intérêts sont à l’exact opposé pour plusieurs raisons, certaines d’ordre structurel, d’autres conjoncturel. La croissance très forte n’a pas affecté le profil de la distribution des revenus. Les inégalités des revenus s’étaient accentuées durant les années 1980 avec l’hyperinflation, avaient augmenté considérablement avec la politique libérale menée par le gouvernement Menem dans les années 1990, s’étaient à nouveau accentuées avec la forte crise à la fin des années 1990. Ces inégalités n’ont pas été réduites, ou bien à la marge, avec la reprise de la croissance. La pauvreté a certes diminué, mais l’ampleur de sa baisse est relativement modeste eu égard à l’importance de la croissance. Les données fournies par l’institut de statistiques étaient trompeuses et ne reflétaient pas la hausse réelle des prix… De ce fait, les salaires réels ont moins progressé que ne le laissaient penser les chiffres officiels, la pauvreté a moins régressé. Le scandale provoqué par cette révélation a nourri un scepticisme sur les effets positifs pour les travailleurs de la croissance et une insatisfaction réelle. Enfin, les raisons invoquées pour justifier la rétention mobile étaient peu crédibles : alors qu’était annoncée comme raison principale la possibilité de subventionner les produits alimentaires, la hausse de leur prix était considérable et la part affectée à ces subventions, faible[38]. Entre l’intention affichée et sa réalisation, il y a un gouffre, source de nombreux mécontentements. La hausse des prix des produits alimentaires affecte directement le pouvoir d’achat des plus démunis et alimente un conflit distributif plus classique entre salariés et entrepreneurs et une défiance vis-à-vis du gouvernement. Avec la crise, ces conflits augmentent d’intensité, la perte de légitimité du gouvernement est sensible et s’est exprimée dans les urnes. Les capitaux continuent à sortir massivement du pays, précipitant la nécessité de trouver une autre forme de gouvernance et d’imaginer d’autres politiques économiques contracycliques.

Alors qu’on aurait pu penser que la forte croissance, la diminution du chômage, l’amélioration du niveau de vie dans son ensemble, s’ajoutant aux mesures prises en faveur de la « mémoire » et du refus de l’indulto (le pardon aux dictateurs de leurs crimes), allaient alimenter une forte légitimité du gouvernement, c’est le contraire qui se produit dès les années 2007-2008. L’argent de la rente ne permet pas d’acheter les consciences comme d’aucuns le pensaient, ni de favoriser le lancement de grands programmes industriels, mais alimente les conflits distributifs, les politiques clientélistes discrétionnaires qui, à terme, ne satisfont que des minorités.

Conclusion

Un taux élevé de croissance est-il bon en soi ? A priori, la réponse est positive. Pourtant, lorsqu’on approfondit cette question, on observe que ce qui est important à moyen et long terme est la capacité à transformer la structure de ce qu’on produit car c’est d’elle que dépend la qualité de l’insertion dans l’économie mondiale. Si cette nouvelle insertion se fait à partir d’une spécialisation sur des produits de moyenne et haute technologie dont les élasticités prix et, surtout, revenu par rapport à la demande sont élevées, alors cette insertion peut être considérée comme positive car d’elle découleront de plus grandes possibilités de valorisation et une moindre vulnérabilité de la croissance. Ce n’est pas le cas des principaux pays d’Amérique latine. À l’inverse, un tissu industriel centré sur des produits peu dynamiques, comme le textile, conduit à une insertion régressive à terme. Une spécialisation sur des produits primaires accroît également la vulnérabilité lorsque les cours baissent.

La crise est-elle mauvaise en soi ? Elle a un coût social. Les couches les plus modestes, les moins protégées paient généralement un prix élevé, à moins qu’une politique sociale contracyclique à la hauteur de la crise soit décidée, ce qui est rarement le cas. Elle peut permettre de renforcer le tissu industriel et préparer une meilleure insertion dans l’économie mondiale à l’avenir. Nous avons vu que cela dépendait des alliances de classes, des coalitions et des conflits d’intérêt. Or, ceux-ci ne paraissent pas avoir changé fondamentalement.

Est-ce l’abandon des politiques libérales ? L’éventail des mesures prises pour lutter contre les effets de la crise s’apparente davantage à un ensemble de mesures pragmatiques, prises au coup par coup, qu’à une politique pensée. En ce sens, on ne peut pas affirmer qu’il y ait un abandon durable des politiques économiques d’inspiration plus ou moins libérale selon les pays, mais plutôt une mise entre parenthèses de celles-ci. Que demain, à l’occasion d’une altération des intérêts politiques existants, une toute autre politique économique puisse être décidée, est possible. Les forces en jeu s’expriment en pointillé pour l’instant et plusieurs chemins sont ouverts.

La crise peut-elle s’approfondir ? Les politiques économiques contracycliques peuvent plus ou moins faire obstacle aux effets de contagion de la crise internationale, elles ne peuvent les juguler. Tout dépend donc de l’ampleur de la crise dans les pays industrialisés et surtout des formes qu’elle prendra : un V, c’est-à-dire une chute du niveau d’activité suivie d’une remontée au bout d’un an, un W, c’est-à-dire après la remontée, une nouvelle chute suivie d’une nouvelle reprise, un L, c’est-à-dire une chute avec une stagnation à un niveau déprimé ? Il semble que le second cas de figure soit le plus probable. Les forces que le déroulement de la crise met en œuvre sont souterraines et, à l’égal de ce qui s’est passé dans les années 1930, ces forces réservent des surprises tant au niveau politique qu’économique.

Cet article a été écrit en juin 2009. On trouvera de nombreux textes consacrés à la crise et à l’Amérique latine sur le site personnel de Pierre Salama, à l’adresse : http://perso.wanadoo.fr/pierre.salama/

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Pierre Salama*


* Professeur des universités, Cnrs-Cepn, UMR 7115.

[1] Croissance qui s’est faite sur les ruines provoquées par le plan de convertibilité, tant loué à l’époque par les économistes orthodoxes et par les institutions internationales, et grâce à la définition d’une politique économique originale par beaucoup d’aspects (maintien d’un taux de change déprécié, refus de passer par les fourches caudines du FMI sur la question du paiement du service de la dette externe, taxation des exportations de matières premières). Peu audacieuse par d’autres (maintien d’une distribution des revenus profondément inégale, léguée par la période libérale, timidité d’une politique industrielle, limitée de plus par l’absence d’une véritable banque nationale de développement), cette politique économique, malgré certains aspects positifs soulignés précédemment, n’a pas préparé suffisamment l’Argentine à affronter cette crise. Malgré la reprise vive de l’économie et l’essor de ses exportations y compris industrielles, elle est restée profondément rentière.

[2] Selon la base de données du FMI, le pourcentage des exportations et importations globales par rapport au PIB mondial qui était de 27 % en 1986 est passé à 36 % en 1996, puis à 50 % en 2006. Cette forte progression des exportations n’est cependant pas régulière : en 2000 la croissance des exportations mondiales était de plus de 10 % et en 2001, légèrement négative, en 2007 de 6 %, en 2008 de 2 % et en 2009, selon les prévisions de l’OMC, de -9 %.

[3] Au Mexique, une partie importante des exportations de produits sophistiqués est davantage le résultat d’une illusion statistique que d’une réalité économique dans la mesure où elle résulte d’industries d’assemblage à faible valeur ajoutée, utilisant une main-d’œuvre peu coûteuse.

[4] Autour de 0,6 % du PIB alors que la Corée du Sud est largement au-dessus de 3 % et que la Chine augmente rapidement ce pourcentage qu’elle développe par le biais de ses investissements étrangers directs, via ses achats d’entreprises, l’acquisition de technologies.

[5] En 2004, le pourcentage des produits de hautes technologie exportés par rapport à l’ensemble des exportations de produits industriels est de 12,85 % en 2005 contre 30,60 % en Chine, selon Lattimore et Kowalski (2009, p. 235).

[6] On consultera avec profit sur cette question Fourquin et Herzog (2008).

[7] Nous avons développé ce point dans Salama (2006).

[8] Les avantages comparatifs révélés sont apparemment bons au Mexique mais en fait, c’est parce que la moitié de ses exportations industrielles proviennent d’industries d’assemblage à très faible valeur ajoutée. C’est pour éviter ce genre d’illusion statistique que de nouveaux indicateurs sont construits. Voir par exemple S. Lall, J. Weiss et J. Zhang (2005) et Li Cui (2007). Pour une analyse en profondeur des niveaux de productivité et de leurs évolutions respectives dans l’industrie d’assemblage et dans l’industrie hors « maquilla », voir Palma (2005).

[9] Selon Lattimore et Kowalski (2009), le secteur des biens d’équipement et des machines aurait diminué son désavantage entre 2001 et 2006, celui-ci passant de 0,6 à 0,7, le désavantage serait devenu un léger avantage pour l’industrie des véhicules à moteurs et des remorques, les chiffres passant de 0,94 à 1,12. Pour l’ensemble des branches, voir le tableau page 234.

[10] Pour l’ensemble de ces données, voir IEDI (2009a).

[11] Si on se limite aux cours du soja, on observe que la cotation à Chicago du tourteau en dollar la tonne était à son pic le 11 juillet 2008 évaluée à 453 dollars, à son creux le 14 octobre à 252, le 22 Mars à 268 et le 28 mai à 388 dollars la tonne. Quant aux graines de soja, toujours à Chicago, le pic était, au 3 juillet 2008, à 1656 cents le boisseau, le creux à 786 le 5 décembre, le 2 mars à 848 et le 27 mai, il s’établissait à 1182 cents le boisseau.

[12] BCRA (2009), Ve section : sector externo. Le rebond du cours des matières premières observé à la fin du premier trimestre 2009 devrait avoir un effet positif sur la valeur des biens exportés (voir note précédente).

[13] Voir C. E. Mayer Serra (2009).

[14] On pourrait ajouter que si le Mexique est peu dépendant de ses exportations de pétrole en ce qui concerne ses comptes externes, il l’est par contre beaucoup plus pour ses recettes fiscales. Une chute du cours du pétrole diminue ses marges de manœuvre quant à la possibilité de mener une politique contra cyclique au niveau de ses dépenses publiques. En ce sens, son économie reste pétrolisée.

[15] Pour une présentation du débat entre les économistes partisans du big bang et ceux qui penchent pour des mesures gradualistes, voir Salama et Valier (1994, chap. 6).

[16] On lira avec profit, sur le Mexique, Ibarra (2008).

[17] Nous avons développé cette question dans Salama (2006) ainsi que Bresser–Pereira (2009).

[18] Nous les avons développées dans notre livre (Salama, 2006), voir également deux ouvrages parus récemment en français traitant de ce problème (Rodrik, 2008 ; Bresser-Pereira, 2009). Nous ne reviendrons pas non plus sur les modalités différentes d’application de ce Washington consensus, la plus libérale – et la plus applaudie par le FMI… – ayant été celle de l’Argentine avec l’établissement d’un « currency board » (abandon de la souveraineté monétaire, le dollar et le peso étant équivalents, création monétaire selon les entrées nettes de dollars).

[19] Pour un approfondissement voir Salama (2009). Pour une analyse approfondie, voir Ribeiro et Markwald (2008), également de Paula, de Castro Pires et Meyer (2008), Gonçalves (2008a, 2008b), Moreira, Rocha et Siqueira (2008) pour une analyse comparative de quelques économies latino-américaines avec d’autres économies émergentes asiatiques et européennes.

[20] À une exception près cependant, comme le révèle la baisse franche des exportations de produits industriels de l’Allemagne. Les exportations de biens d’équipement sophistiqués dépendent de l’évolution des taux d’investissement. Plus ceux-ci sont affectés par la crise, plus réduites sont les importations de ces biens et plus faibles les exportations des pays qui les produisent. Comme le taux d’investissement par rapport à la croissance du PIB, la chute des exportations de biens d’équipement est plus prononcée.

[21] L’essor des bourses émergentes est analysé par J. A. Kregel (2009). Le cours des actions de 2001 à 2007 augmente au Brésil de 369 %, les données sont à peu près semblables dans les autres pays y compris en Argentine, pays « suspect » de politique hétérodoxe.

[22] Au point de masquer les faiblesses : taux de change apprécié et ses conséquences sur la croissance, sur la structure des exportations ; importance des inégalités de revenus et l’insuffisante dimension consécutive du marché intérieur sur certains segments de la demande (variable selon les pays). Nous avons analysé en détail ces indicateurs de vulnérabilité et de fragilité dans Salama (2009).

[23] L’IEDI a fait une étude sur les contractions de la production industrielle selon le degré d’intensité technologique : les secteurs de haute technologie ont connu une baisse de seulement 4,7 % entre le premier trimestre 2009 et le premier trimestre 2008, les secteurs de moyenne et haute technologie et de moyenne et basse technologie ont connu des baisses de 25,4,1 % et 15,9 % respectivement. Voir IEDI (2009b).

[24] C’est le cas au Brésil où l’emploi dans les administrations publiques, la défense, la sécurité sociale, les services sociaux, la santé et l’éducation ont augmenté de 4,4 % de mai 2008 à mai 2009, alors que dans l’industrie extractive, de transformation, l’électricité, le gaz et l’eau, il baissait de 6 % entre les mêmes dates. Source IBGE/PME.

[25] C’est une ironie de l’histoire que d’observer que ce qui a précipité la crise dans des pays industrialisés comme les États-Unis, la Grande Bretagne et l’Espagne devient un moyen de tenter de dépasser celle-ci en Amérique latine.

[26] Sur ce dernier point, voir Hufbauer et Stephenson (2009).

[27] Ainsi que l’écrit Habermas : « Le problème de la légitimation de l’État ne consiste pas aujourd’hui à se demander dans quelle mesure il est possible de masquer (…) les relations fonctionnelles qu’entretiennent l’État et l’économie capitaliste. Le problème consiste plutôt à présenter les performances de l’économie capitaliste comme étant, dans la perspective d’une comparaison des systèmes, la meilleure manière possible de satisfaire des intérêts universalisables » (1985, p. 275).

[28] Leurs poids exact est difficile à évaluer : certaines mesures sont à caractère pluriannuels et on ne peut donc les imputer à une seule année. D’autres concernent des facilités de crédit. S’il s’agit de réduction de taux d’intérêt ou d’exonération partielle d’impôts, elles peuvent être évaluées en pourcentage du PIB, mais s’il s’agit de facilités accordées grâce soit à des garanties, soit à un abaissement des réserves obligatoires des banques, elles sont impossibles à évaluer. À l’inverse, s’il s’agit de facilités de crédits provenant d’une enveloppe de crédits des banques publiques (comme le BNDES au Brésil) et comme c’est surtout le cas au Brésil, on peut les imputer plus facilement. Au-delà de ces difficultés de mesure, l’Institute of Labor Studies évalue le plan de soutien à l’activité à 3,5 % du PIB au Brésil, un peu moins au Mexique et en Argentine. Les évaluations rapportées par Loser sont plus faibles : 1 % du Pib de 2008 pour le Brésil, soit moins que le Chili (2,2 %) mais à un niveau comparable à celui de l’Argentine (1,2 %) et du Mexique (1 %). Voir Loser (2009), la Cepal (2009), le Boletim Brasil (2009) et Coutinho (13 Mai 2009).

[29] Le déficit budgétaire était selon l’OCDE de -2,2 % du PIB en 2007, puis de -1,5 % en 2008 et en 2009, il devrait légèrement augmenter et se situer à -2,4 %, c’est dire combien il est faible si on le compare à celui des pays industrialisés en 2009.

[30] Au cours du premier trimestre 2009, le PIB n’a baissé que de 0,8 % grâce à une croissance des services (60 % du PIB) de 0,8 %. La responsabilité de cette chute vient de la contraction des exportations de produits manufacturés, la production destinée au marché intérieur a crû modestement. Voir Carta IEDI (2009c).

[31] Selon The Economist du 16 Mai 2009, les cours, exprimés en dollars, se sont élevés de 25,5 % en Argentine, de 7,4 % au Mexique et de 43,9 % au Brésil depuis le 31 décembre 2008. Après avoir subi une très forte dépréciation, les monnaies se réapprécient parfois fortement comme au Brésil : après avoir frôlé 2,5 reals pour un dollar au plus fort de la crise, le réal s’échange au 13 mai à 2,1 contre un dollar (il était  un an auparavant à 1,66).

[32] Le retour de capitaux et l’embellie des marchés financiers suite à leur effondrement se traduit de nouveau par une appréciation mécanique du taux de change.

[33] Pour plus de détail sur cette coalition d’intérêt, voir Erber (2008).

[34] « Una agenda para la sustentabilidad de la democracia » dans Foreign Affairs en espagnol, octobre-décembre 2005.

[35] Voir Cap Gemini et Merrill Lynch (2009). Selon ce rapport, le nombre d’individus possédant plus de 1 million de dollars en actifs financiers est en 2007 de 143 000. C’est une infime minorité comparée à la population brésilienne. Ce nombre s’est accru de 19,1 % entre 2006 et 2007 après avoir augmenté de 10,1 % entre 2005 et 2006. Il s’agit d’un des taux de croissance les plus élevés au monde, le troisième pour être plus précis après ceux de l’Inde et de la Chine.

[36] D’autres mesures ont été prises comme celles visant à limiter les exportations de viande bovine (en mars 2006) et à mieux approvisionner le marché interne, les éleveurs et leurs intermédiaires ayant tendance à préférer les marchés extérieurs en raison de la hausse des cours.

[37] Dans ce cas précis, le gouvernement a dû abandonner le projet de rétention mobile devant le refus du Sénat d’entériner cette mesure.

[38] Les données récentes évaluent l’ensemble des subventions en Argentine à 3 %, 3,5 % du PIB, soit à peu près 30 à 35 milliards de pesos pour l’année 2008. La part la plus importante de ces subventions, soit 19 milliards, est consacrée à l’énergie en allégeant la facture pétrolière tant des entreprises publiques que privées et des ménages, 7 à 10 milliards de pesos devraient être destinées aux transports (avion, train, métro). Les subventions appliquées aux produits alimentaires de base devraient s’élever à 4 milliards de pesos et les « compensations » allouées aux exploitants agricoles et financées par une caisse spéciale seraient évaluées à 2,5 milliards de pesos. On observe donc que l’essentiel des subventions va à l’énergie et aux transports et que très peu, en fait, sont destinées aux produits alimentaires et aux compensations.

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