Dans le vocabulaire politique, le terme de « social-démocratie » apparaît pour la première fois peu après la Révolution de 1848. Face au parti de l’Ordre, les députés bourgeois républicains démocrates et les socialistes concluent une alliance. Karl Marx estime que « le parti des travailleurs et le parti de la petite-bourgeoise forment le parti social-démocrate ». D’obédience sociale-démocrate, la 1ère Internationale (1864-1876), première organisation politique du mouvement ouvrier, revendique la conquête du pouvoir politique. À partir de 1896, le marxisme devient la doctrine officielle de la 2e Internationale (surtout en Europe centrale), en opposition aux idées anarchistes et « réformistes ».
Combattre l’Etat bourgeois
Les différents courants de la social-démocratie se querellent avant tout à propos des modalités du combat contre l’Etat bourgeois : faut-il le réformer ou le détruire ? Selon des approches diverses, tous préconisent la socialisation des moyens de production qui doit se substituer au système capitaliste.
Le marxisme constitue leur principal ciment doctrinaire. Il en existe cependant plusieurs interprétations qui renvoient à l’opposition entre réformistes et révolutionnaires. La véritable ligne de fracture est liée à la question de la démocratie politique. Certains acceptent le cadre de la démocratie parlementaire des régimes capitalistes. D’autres, au contraire, pensent que le libéralisme politique est étranger au mouvement ouvrier et doit être rejeté. Dans les années 1875-1914, on observe parmi les dirigeants du SPD allemand un large éventail d’orientations idéologiques : Ferdinand Lassalle, un ex-libéral devenu socialiste, mais non marxiste ; le marxiste August Bebel ; Wilhelm Liebknecht et Rosa Luxembourg, les fondateurs de la ligue spartakiste qui se transforme en parti communiste en 1918. Les Spartakistes combattent le « révisionnisme réformiste » d’Eduard Bernstein qui, à leurs yeux, remet en cause la nature révolutionnaire du SPD. En France, le parti socialiste SFIO agrège également des courants de pensée divers : Jules Guesde, propagandiste marxiste ; Jean Jaurès, également marxiste, mais adepte des réformes progressives devant accoucher du socialisme ; Paul Brousse et les « possibilistes », des réformistes qui rejettent l’idée guesdiste de rupture brutale avec l’ordre établi ; Auguste Blanqui et les « blanquistes » qui proposent la prise du pouvoir par le biais de l’action insurrectionnelle ou encore Jean Allemane et les « allemanistes », ouvriéristes et appelant à la lutte des classes.
Démocratie et pluralisme
Deux événements remettent en cause les équilibres doctrinaux d’avant guerre. D’une part, la Première Guerre mondiale sape l’internationalisme prolétarien, en soulignant l’attachement des partis sociaux-démocrates au cadre national. D’autre part, la révolution bolchevique provoque une rupture irréconciliable entre socialistes et communistes ; les seconds rejoignant l’Internationale communiste créée par Lénine. La tendance sociale-démocrate réformiste réfléchit à une nouvelle synthèse théorique entre le libéralisme des partis bourgeois et le communisme. La démocratie et le pluralisme politique deviennent deux notions-phares dans la pensée sociale-démocrate. Se démarquant peu à peu du marxisme, la social-démocratie est taxée de « doctrine libérale bourgeoise » par ses détracteurs communistes (Lénine, La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, 1918). Au congrès de Tours en 1920, Léon Blum voit dans le communisme une entreprise dictatoriale érigée en système permanent de gouvernement. Il estime que ce mode de gouvernement est étranger à l’héritage des Lumières, à la source du socialisme français.
Après la Deuxième Guerre mondiale, l’heure est à la reconstruction des économies sous la direction d’Etats dirigistes. Les partis sociaux-démocrates au pouvoir nationalisent de larges pans des économies nationales. Ces politiques permettent de renouer en pratique avec l’objectif ancien de socialisation des moyens de production et de transformation de l’intérieur du capitalisme. L’économiste John Maynard Keynes fournit à la social-démocratie un corpus théorique important (La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936). Les politiques keynésiennes reposent sur la relance de la consommation des ménages par le biais du financement public des investissements et de politiques budgétaires nourrissant la demande. La Guerre froide et les succès de l’économie mixte incitent nombre de partis à rompre avec un radicalisme politique qui n’existe plus que sous forme rhétorique. Anthony Crosland, un travailliste britannique, redéfinit l’idéal socialiste, en insistant sur la coexistence harmonieuse entre secteurs privé et public (The Future of Socialism, 1956). Cet ouvrage relance le débat sur la réécriture de la Clause IV des statuts du parti qui établit comme finalité du socialisme la « propriété commune des moyens de production ». Ce révisionnisme doctrinaire échoue. En Allemagne, une tentative similaire est couronnée de succès. Lors de son congrès à Bad-Godesberg en 1959, le SPD cesse de se référer principalement au marxisme et cite parmi ses autres « influences philosophiques », « l’éthique chrétienne » ou « l’humanisme de la philosophie classique ». L’économie privée est, dans certains cas, encouragée, l’économie mixte est louée.
« L’âge d’or » de la social-démocratie
Le parti de type social-démocrate présente trois caractéristiques majeures : des liens étroits avec la classe ouvrière (par le biais des syndicats) ; cette liaison privilégiée avec les syndicats permet d’intégrer la classe ouvrière aux régimes capitalistes et l’implantation dominante dans l’électorat ouvrier et populaire rend possible une ouverture vers les classes moyennes[1]
Dans les trois décennies qui suivent la fin de la Deuxième Guerre mondiale (1945-1973), la social-démocratie européenne (il faut ici préciser du nord de l’Europe) connaît une période faste – un « âge d’or » selon l’expression convenue – qui est marquée par des victoires électorales significatives et l’occupation du pouvoir. Le « modèle social-démocrate » s’impose aux forces conservatrices en Europe. Le déclin progressif de ce modèle est exacerbé par le choc pétrolier de 1973 et la crise économique qui s’ensuit. Pourtant, pendant les « Trente Glorieuses sociale-démocrates », seule une minorité de partis répond à ce portrait idéal-type. Peu de partis cumulent les caractéristiques majeures de la social-démocratie (le SAP suédois, le SPD allemand, le parti travailliste britannique, le parti socialiste belge ou le parti travailliste néerlandais, le PvdA). Les partis du sud (les PS français et italien, le PSOE espagnol et le PASOK. grec) s’écartent de ce modèle social-démocrate pur (faible nombre d’adhérents, organisations partisanes souples et peu étoffées, rapports distants avec les syndicats, adhérents et électeurs plus « bourgeois » que dans les partis du nord). En réalité, la « social-démocratie » est une catégorie tendant à homogénéiser a posteriori une situation très hétérogène.
Virage social-libéral
A partir des années 70, le compromis social-démocrate est bousculé par la forte progression du néolibéralisme aux Etats-Unis et au Royaume uni, et l’apparition de nouvelles problématiques dans le champ des idées de gauche. La social-démocratie répond à ces défis avec un triple axe programmatique : un axe classique se préoccupe de croissance économique, de justice sociale et d’emploi. Un deuxième axe tente de s’approprier les thèmes postmatérialistes et antiautoritaires les plus populaires dans l’opinion (défense de l’environnement, sécurité alimentaire, liberté sexuelle, égalité homme-femme). Le troisième axe est d’inspiration néolibérale (stabilité monétaire, compression des dépenses publiques, privatisations, baisse des impôts, Etat social restreint mais « actif »)[2].
Après les brèves expériences néokeynésiennes du PS français (1981-1982) et du PASOK grec (1981-1984), les partis sociaux-démocrates au pouvoir dans le sud de l’Europe mènent des politiques de désinflation compétitive sous la contrainte de la compétition internationale. Leur coût social est très lourd (chômage élevé, détérioration du Welfare State et des services publics). La conversion de fait au néolibéralisme est d’abord passée sous silence, voire niée (Lionel Jospin parle de la « parenthèse de la rigueur » en 1982)[3]. Avec l’arrivée au pouvoir d’une génération de leaders étrangers à la culture sociale-démocrate traditionnelle (Tony Blair, Gerhard Schröder), le révisionnisme social-démocrate est reconnu, voire revendiqué[4].
Au milieu des années 90, Tony Blair nomme « troisième voie » la nouvelle synthèse sociale-démocrate[5]. Anthony Giddens, son concepteur, la positionne à équidistance entre le néolibéralisme et la « vieille » social-démocratie keynésienne. S’il se démarque de l’ultralibéralisme hayékien, ce nouveau compromis rejette avant tout l’interventionnisme d’Etat et les politiques redistributrices de la social-démocratie des années 60-70. Le gouvernement de la Gauche plurielle de Lionel Jospin (1997-2002), en dépit d’un discours de gauche plus traditionnel et de politiques combattues par les tenants de l’orthodoxie néolibérale (la réduction du temps de travail), ne s’est pas écarté de manière significative du type social-libéral. Ce gouvernement a chanté les vertus de la modernité, de la compétence et de la responsabilité, et recherché le soutien de catégories sociales diverses par le biais de politiques « attrape-tout » : (35 heures, création d’emplois, couverture médicale universelle, Pacs, parité hommes-femmes, baisse des impôts, privatisations, acceptation du pacte de stabilité européen). La Gauche plurielle n’a pas évolué en dehors de ce cadre néolibéral général, qu’elle a tempéré par des mesures néokeynésiennes.
L’impasse de la troisième voie
Après avoir compté entre 1997 et 2002 jusqu’à douze gouvernements dans l’Union européenne (UE), la social-démocratie est aujourd’hui au creux de la vague. Quatre pays scandinaves sur cinq – le cœur même de la social-démocratie – sont gouvernés par des formations conservatrices. En Allemagne, le SPD, allié aux chrétiens-démocrates, est au plus bas dans les sondages ; le Parti travailliste britannique est également fortement impopulaire. Les partis d’opposition ne s’en sortent guère mieux (dont le PS en France). Le déclin social-démocrate est profond et apparaît durable. Le discrédit touche avant tout le projet libéral-technocratique de type « troisième voie ». La « voie blairiste » a mené la social-démocratie dans une impasse politique, idéologique et électorale[6]. La social-démocratie des années 90 a fait des choix en rupture avec ses idées et ses politiques traditionnelles : adoption de politiques néolibérales sur plan économique et fiscal (poursuite des privatisations, soutien à la déréglementation du marché communautaire, dumping fiscal pour attirer les investissements) ; démantèlement de l’Etat social (flexibilité du marché du travail, restrictions imposées aux politiques industrielles, diminution des prestations sociales) ; adoption des valeurs postmatérialistes chères aux catégories à hauts capitaux économiques et culturels, mais politiques de plus en plus restrictives en matière d’immigration et durcissement sécuritaire à l’égard des délinquants. Certains sociaux-démocrates se sont présentés comme les « gestionnaires les plus efficaces du capitalisme »[7]. Ils ont accompagné la montée en force du capitalisme financier dans le monde (mondialisation) et en Europe (intégration européenne).
Les politiques de type « troisième voie » ont contribué à accroître les inégalités en Europe. Depuis les années 80, la part des salaires dans les revenus nationaux est passée de 72,1% à 68,4%. Depuis les années 90, le taux d’activité est passé de 61,2% à 64,5%, ce qui signifie qu’un plus grand nombre d’actifs se partage un volume de richesses moindre. Selon l’indice Gini, les inégalités sociales ont fortement augmenté depuis les années 80. L’« Europe sociale » n’a pas dépassé le stade du slogan, car elle est rejetée par des formations appartenant au Parti des socialistes européens. L’UE est une zone profondément inégalitaire : 20% des plus pauvres reçoivent 4,5% du PIB dans l’UE, contre 8,1% en Inde et 5,1% aux Etats-Unis.
En Allemagne (Die Linke), en Italie (Rifondazione Communista, avant son ralliement au gouvernement Veltroni), aux Pays-Bas (Socialistische Partij) et en France (le Nouveau Parti Anticapitaliste), des formations « de la gauche de la gauche », séduisent les catégories populaires délaissées par les partis sociaux-démocrates. Le recentrage extrême qu’a opéré la social-démocratie depuis les années 80 la place aujourd’hui dans une position intenable : sur sa droite, il est plus en plus malaisé de la distinguer des formations conservatrices ou libérales. Sur sa gauche, elle est de plus en plus concurrencée par des formations qui portent mieux qu’elle les idéaux de justice sociale et de redistribution. La social-démocratie est née à gauche. Elle ne pourra mettre un terme à son irrésistible déclin qu’en redevenant une force clairement positionnée à gauche.
[1] R. Ladrech, P. Marlière (dir.), Social democratic parties in the European Union. History, organization, policies, Macmillan, Basingstoke, 1999.
[2] G. Moschonas, In the name of social democracy. The great transformation : 1945 to present, Verso, Londres, 2002.
[3] P. Marlière, « Le modèle social-démocrate en question », Universalia 2003, Encyclopaedia Universalis, Paris, 2003, pp. 97-102.
[4] Fondation Jean-Jaurès, « Blair-Schröder. Le texte du Manifeste, les analyses critiques », in Les Notes de la Fondation Jean Jaurès, no 13, août 1999.
[5] A. Giddens, T. Blair, La Troisième voie. Le renouveau de la social-démocratie, Seuil, Paris, 2002.
[6] P. Marlière, La Social-démocratie domestiquée. La voie blairiste, Editions Aden, Bruxelles, 2008.
[7] P. Marlière, « Manifestes pour une social-démocratie de marché : Anthony Giddens, Tony Blair et le débat sur la Troisième voie », in Les Temps modernes, no 605, août-sept.-oct. 1999, pp. 161-180.
Marlière est Maître de conférences en science politique à University College London (université de Londres).