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La profession enseignante en voie de prolétarisation

Stéphanie Demers, Nouveaux Cahiers du socialisme, L’École publique au temps du néolibéralisme, no.26, automne 2021
Professeure en sciences de l’éducation à l’Université du Québec en Outaouais
Bien que les finalités explicites de l’école depuis le rapport Parent consistent à accompagner le plein développement de la personne et de lui procurer les outils d’une citoyenneté active et orientée vers le changement social, l’école demeure un lieu et un instrument de reproduction sociale. La première mission exige une relation pédagogique adaptée au contexte toujours dynamique de la classe et un rapport critique aux savoirs qui s’appuient sur l’autonomie professionnelle des enseignantes et enseignants. La seconde mission s’y oppose, mais façonne le travail de ces derniers au quotidien. Exacerbée par le démantèlement de l’État-providence, la réduction du rôle de l’État et l’ouverture aux approches managériales de l’entreprise privée, la nouvelle gestion publique (NGP) asservit l’école au marché. Elle transforme ainsi le parent-citoyen en client-consommateur de services et de biens publics, offerts dans un marché caractérisé par la concurrence, la rationalisation des ressources, l’efficacité et la performativité comme gages de retour sur l’investissement du client. Ce « marché » serait géré selon les principes de la séparation des valeurs et philosophies politiques et l’appareil administratif, mu par l’atteinte stratégiquement planifiée d’objectifs mesurables traduits en indicateurs de performance. On vise la performance du système, mais surtout celle de ses actrices et acteurs, qui assurent la surveillance et le « contrôle de la qualité » ainsi que la gestion rationnelle par les « faits ». En bout de piste, la performance et la situation concurrentielle qu’elle est censée produire deviennent de facto les finalités, non éducatives, poursuivies par les gestionnaires de l’éducation, ce qui aliène les enseignantes et les enseignants de leur travail et les réduit à un ensemble de données statistiques qui définissent leur valeur dans une gestion axée sur les résultats (GAR).
L’école-entreprise qui émerge de la NGP se caractérise effectivement, d’une part, par une dépendance à la mesure et aux données quantifiées qui seraient endogènes au système, produites dans une perspective de surveillance et de régulation des acteurs scolaires et de reddition de comptes aux « clients » que deviennent les parents et autres citoyens, les contribuables. Elle soumet également ses acteurs à la surveillance et au contrôle d’« expertises » extérieures au système : consultants de domaines variés, chercheurs, économistes[1] sont invités à analyser et à évaluer la qualité des « services » offerts par les écoles; il est impossible de ne pas penser ici aux divers « palmarès des écoles ». Ces experts proposent également des « correctifs », issus de données soi-disant probantes, qui, s’ils sont fidèlement et « bien » mis en œuvre par les enseignants et les autres acteurs de l’école, promettent de rendre le corps enseignant et l’école « efficaces », capables de faire plus, plus vite, avec moins, à moindre cout et sous le seul angle de la performance : en particulier les résultats aux épreuves ministérielles et les taux de diplomation « dans les temps ». Demailly postule ainsi que « quand le souci de l’efficacité productive propre au NMP [à la NGP] s’empare de l’éducation, il tend à développer une obligation de résultat. Laquelle en retour renforce la perception sociale de la normalité de la réussite de l’action éducative à la condition que les professionnels travaillent correctement[2] ».
Les objectifs des acteurs scolaires se transformeraient ainsi en une course à la progression statistique de la performance de l’école en réponse aux exigences parentales consuméristes et sous la pression sociale pour un système plus rentable, plus compétitif au niveau international, mieux arrimé aux besoins du marché du travail, à l’accroissement du capital humain de l’élève entrepreneur de lui-même, avide de mobilité sociale.
Les changements imposés (le mot est choisi) au travail enseignant ces deux dernières décennies ont notamment pris la forme de mécanismes de surveillance, de contrôle et d’injonctions à devenir performants et efficaces. Ils illustrent le fait que les pouvoirs politiques et gestionnaires ont érodé l’autonomie professionnelle des enseignantes et enseignants à telle enseigne qu’ils ont réduit de façon draconienne la possibilité de remplir leur mission d’accompagner le développement du plein potentiel des personnes et leur formation citoyenne. En d’autres termes, les mécanismes de la NGP en éducation ont servi à déqualifier et à déprofessionnaliser les enseignants au profit des intérêts défendus par le néolibéralisme. Lorsque ces attaques à la profession sont conjuguées à la dégradation des conditions de travail, il nous semble possible de postuler que la NGP est aussi un facteur central de la prolétarisation des enseignantes et des enseignants.
Déqualifier réfère à ce processus par lequel la reconnaissance et l’exercice de l’expertise des membres d’une profession sont transférés à d’autres, ce qui réduit ces professionnels à un rôle technique d’exécutant. Déprofessionnaliser définit cet autre processus par lequel les professionnels perdent leur autonomie et sont assujettis à des mécanismes de contrôle extérieurs à leur groupe. La prolétarisation, un concept fortement mobilisé dans l’analyse du travail enseignant pendant les années 1970-1980 et qui connait une résurgence, désigne ces deux processus, mais y conjugue la réduction de la valeur relative du travail de la catégorie d’emploi et la perte du « contrôle collégial d’une profession en brisant son monopole sur certains aspects de la reproduction du pouvoir du travail[3] ». En survolant des attaques menées contre la profession enseignante et les tentatives de l’asservir aux injonctions, nous tenterons dans ces pages d’examiner dans quelle mesure les transformations du travail des enseignants s’inscrivent dans un processus de prolétarisation.
Les attaques contre la profession enseignante au Québec
Trois des attaques que la NGP a imposées à la profession enseignante ces vingt dernières années nous semblent des manifestations explicites de son assujettissement au projet néolibéral. La première relève de la marchandisation de l’éducation et de la rationalisation des ressources de façon à rendre l’école efficace, rentable et performante dans une perspective de choix public[4]. La deuxième découle de ce premier processus et désigne des logiques contractuelles et de reddition de comptes qui comportent leur lot de surveillance et de contrôle du travail des acteurs de l’école. La troisième, enfin, est le produit de la seconde : le transfert de l’expertise enseignante à un ensemble de personnes étrangères au travail enseignant et, ce faisant, la redéfinition des fins et des moyens de ce travail.
Le travail enseignant redéfini par la nouvelle gestion publique
Penser l’école en termes économiques exige de la concevoir comme une organisation orientée vers des objectifs comme la rentabilité financière dans l’atteinte de résultats ciblés, opérationnalisés sous la forme d’indicateurs quantifiables[5]. Ces derniers signaleraient aux parents-clients quelle école choisir sur le marché scolaire à partir de la « performance » ou de la « qualité » de ses acteurs, qui la rendent la plus « apte » à assurer l’ascension sociale de leur enfant. Ces indicateurs obscurciraient ainsi les paramètres de la réussite éducative. Ils excluraient la complexité du travail enseignant et l’importance du contexte de l’enseignement, en particulier les facteurs socioéconomiques, dont l’accès aux ressources, y compris des ressources privées, le capital culturel, la scolarité des parents. Ce sont tous des enjeux liés à la réussite des élèves ainsi qu’à la « performance » et à l’« efficacité » des écoles et du personnel enseignant. Par exemple, les cibles des plans d’engagement vers la réussite des centres de services scolaires sont obligatoirement arrimées à l’objectif général du ministère de l’Éducation, soit un taux de diplomation secondaire de 80 %. De plus, elles se conjuguent au discours sur « l’effet enseignant » et « l’enseignant efficace », qui en propose des caractéristiques universelles, basées sur des « données probantes », menant à la réussite des élèves peu importe le contexte. Selon les partisans de cette approche, l’enseignante ou l’enseignant devient le premier responsable du dépassement des facteurs socioéconomiques des disparités scolaires et de la rationalisation des ressources pour faire réussir les élèves. Certains parlent même de l’existence d’enseignantes et d’enseignants « à valeur ajoutée », soit « ceux dont les scores moyens de leurs élèves sont supérieurs à ceux qu’il est possible d’envisager pour ceux-ci au regard de leurs caractéristiques ainsi que [de] celles de la classe dans laquelle ils sont scolarisés[6] ».
La dynamique de marchandisation et de rentabilité du système éducatif québécois est soutenue par de nouvelles logiques contractuelles et rapports de surveillance, de contrôle et d’imputabilité dans le travail des acteurs de l’école. Ils sont consacrés notamment dans de nouveaux cadres législatifs.
Les projets de loi 124 et 88 modifiant la Loi sur l’instruction publique (LIP), adoptés en 2002 et 2008, inscrivaient officiellement le système scolaire québécois dans la stratégie de contractualisation de la NGP connue sous le nom de gestion axée sur les résultats[7]. Ils transforment ainsi l’obligation de moyens, consacrée dans la LIP et dans la culture professionnelle des enseignantes et des enseignants, en obligation de résultats mesurables, enchâssée dans des modalités de reddition de comptes.
La convention de gestion, introduite en 2008, lie la commission scolaire et le ministère de l’Éducation, et porte depuis 2018, par l’adoption du projet de loi 105 modifiant la LIP, le nom de « plan d’engagement vers la réussite ». Elle resserre à la fois le pouvoir du ministre sur les centres de services scolaires, les ex-commissions scolaires, et l’alignement des actions de ces centres sur le plan stratégique du ministère, orienté vers le positionnement concurrentiel du système scolaire québécois. Maroy et Vaillancourt soulignent qu’au Québec, la GAR a comme visées :
de mettre en place de nouveaux outils de gestion (plans stratégiques) ou de régulation (outils de contractualisation, de reddition de comptes, indicateurs de suivi) censés mieux aligner les objectifs et le fonctionnement des établissements scolaires avec des objectifs fixés contractuellement à des échelons d’action supérieurs, ceux des commissions scolaires (CS) et du ministère de l’Éducation[8].
Hood estime que l’imputabilité (accountability) est une clé de la NGP et de la conception de la « responsabilité » publique qu’elle incarne, « puisqu’elle reflète une confiance élevée à l’égard du marché et des méthodes de l’entreprise privée […] et une confiance faible à l’égard des fonctionnaires et professionnels du secteur public […] dont les activités doivent être plus étroitement chiffrées et évaluées par les techniques comptables[9] ». Bernier et Angers soulignent également que, en ce qui concerne la fonction publique et parapublique, la GAR se tourne autant vers les « produits » mesurables[10] que vers le rendement et la performance des employé·e·s[11], dans le but « d’augmenter leur motivation à être davantage efficaces et productifs, en vertu de l’imputabilité[12] ». Ainsi, non seulement les indicateurs de performance des élèves deviennent-ils l’objet prescrit du travail enseignant, mais ils conditionnent les actions. Cela réduit de façon draconienne les horizons d’action, l’innovation, la créativité, la recherche de solutions nouvelles pour répondre aux conditions contextuelles[13] qui constituent une dimension incontournable de l’autonomie professionnelle et reposent sur la reconnaissance de l’expertise professionnelle. Dans les faits, cela se traduit par « une itération toujours plus ciblée, orientée vers l’intensification des mêmes interventions plutôt qu’une analyse plus holistique des conditions, contextes et possibilités d’intervention[14] ». Les évaluations serviraient ainsi à mesurer la conformité des pratiques aux outils de mesure[15], ce qui oriente les pratiques enseignantes vers le « teach to the test », qui consiste à enseigner aux élèves à répondre à l’examen, aux questions présumées, selon les grilles de correction fournies par le ministère, pour atteindre les cibles. Ce type de pratique « rend toute théorique l’autonomie professionnelle des enseignants ou celle d’un établissement, tous deux contraints à performer à tout prix pour survivre, attirer de bons élèves ou tout simplement, pour garder le moral[16] ». Ici encore se profile la réduction importante du contrôle qu’exercent les enseignantes et les enseignants sur leur profession, ainsi que sur les mécanismes et les buts de l’évaluation de leur travail. Le projet de loi 40[17] adopté en février 2020 a également ajouté la possibilité de soumettre l’évaluation que fait l’enseignante ou l’enseignant des apprentissages des élèves à une surveillance et à une validation extérieures, effectuées par des personnes étrangères au contexte d’évaluation.
Dans une recherche sur la mise en œuvre de la GAR dans quatre commissions scolaires, Maroy et ses collègues ont conclu qu’elle se traduirait en « une institutionnalisation plus poussée et renouvelée de la gestion de la pédagogie[18] ». Cette dernière se caractériserait par la régulation et l’orientation des pratiques enseignantes par les directions d’école et les conseillers pédagogiques, en fonction des résultats des élèves aux épreuves ministérielles ou des centres de services scolaires pour « harmoniser les pratiques entre évaluations en classe et prescriptions du MELS » et, partant, pour modifier les pratiques enseignantes. Pour certains, « l’usage de tests standardisés par le MELS serait aussi un levier puissant qui amènerait les enseignants à recentrer leurs pratiques sur les exigences de ces tests[19] ». C’est ainsi que les enseignantes et les enseignants doivent faire face aux données centralisées dans des bases de données comme Lumix, qui servent à évaluer leur « rendement » à partir des résultats des élèves. En fonction de ces données, les enseignants seraient incités (parfois très fortement), sur la prémisse que leurs pratiques expliquent à elles seules les résultats, à modifier celles-ci. Selon Maroy et ses collègues, « cette nouvelle forme de gestion de la pédagogie implique la mise en place de transformations institutionnelles qui visent à rationaliser et à gouverner le travail pédagogique, le travail des divers professionnels qui participent de [sic] l’apprentissage des élèves, en particulier et au premier chef les enseignants[20] ». Ils soulignent également :
l’importance d’outils variés, mobilisés pour mettre en œuvre la GAR, et plus largement la tendance à institutionnaliser la gestion de la pédagogie : outils de mesure et d’analyse des résultats scolaires (indicateurs des buts de la ministre, bases de données GPI ou Charlemagne, tableaux d’analyse et présentation des données Lumix, etc.), outils de connaissance de la satisfaction des acteurs (parents, élèves, enseignants) à différents points de vue (QES-WEB), épreuves du ministère ou de la CS [commission scolaire][21].
Cette surveillance et ce contrôle par les données est également constatée par Broadfoot qui souligne qu’un système dans lequel les résultats forment la base de la reddition de comptes, « le pouvoir de fixer les indicateurs et les cibles par lesquels les personnes sont évaluées permet aux échelons supérieurs de la hiérarchie d’affirmer leur contrôle sur le personnel scolaire[22] ». Placés en concurrence, amoindris ou encouragés à « faire mieux » que leurs collègues en fonction des résultats des élèves, les enseignants vivraient une sorte d’urgence d’autopréservation, laquelle « incite à agir prudemment, à suivre les orientations de ceux qui détiennent le pouvoir et à se conformer aux injonctions assurant des rendements élevés de leurs élèves, à court terme, puisqu’il s’agit des attentes fixées à leur égard[23] ». Le simple fait d’être évalué, nonobstant l’issue, alimente le contrôle : « [d]e cette manière, l’obligation d’avoir à rendre compte ou d’être tenu pour responsable agit elle-même comme une forme importante de contrôle[24] ».
Les valeurs et finalités qui sous-tendent le travail enseignant, les choix des moyens pour les atteindre et des modalités pour évaluer l’adéquation de ces choix aux finalités ont été redéfinis par la NGP. Un survol de certains plans d’engagement vers la réussite de centres de services scolaires[25] permet de constater que ces derniers ont fixé leur mission au regard des améliorations statistiques liées aux résultats aux épreuves de français, à la réduction du décrochage, à l’augmentation du taux de diplomation, notamment par la mise en œuvre de « pratiques pédagogiques probantes ». Ces « meilleures » pratiques peuvent prendre la forme de prescriptions lorsqu’elles sont appliquées à l’échelle d’une école. Les enseignantes et enseignants sont appelés à modifier le choix des moyens qu’ils mettent en œuvre afin d’atteindre ces objectifs, ainsi qu’à substituer à leur évaluation professionnelle des besoins des élèves dans leur contexte – leur jugement professionnel, en somme – les prescriptions pour des pratiques « efficaces » et « probantes ». L’imposition tous azimuts de pratiques comme la réponse à l’intervention (RAI), l’enseignement explicite, la formulation d’objectifs de type SMART[26], le soutien aux comportements positifs ou les apprentissages essentiels sont autant d’approches qui proposent des interventions à taille unique et soi-disant universelles – ou pire, « garanties » – et sont parfois imposées à l’échelle d’un centre de services scolaires. Pourtant, la salle de classe est de plus en plus hétérogène, les besoins des élèves de plus en plus diversifiés et complexes et les ressources professionnelles raréfiées, ce qui exige que les enseignantes et les enseignants disposent d’une plus grande marge de manœuvre alors que cette dernière s’érode.
Il est ainsi possible de constater que la reconnaissance de l’expertise des enseignants aurait été transférée à d’autres – gestionnaires, consultants, chercheurs. Fischman estime en ce sens que cette perte d’expertise ferait partie du discours de la formation initiale :
La réforme des programmes de formation à l’enseignement […] est fondée sur un ensemble de suppositions : que les écoles ont échoué par le passé, en partie par la faute d’enseignants inefficaces et incompétents, et que les concepteurs de politiques et les gouvernements sont les mieux placés pour déterminer ce qui fait un enseignant « efficace » et une « bonne école »[27].
Nous ajoutons que force est de constater que la consécration des « données probantes », sources de « pratiques pédagogiques probantes », a également transféré cette expertise à certains chercheurs et consultants (parfois la même personne) qui proposeraient des « pratiques probantes » comme recette infaillible à appliquer fidèlement. Nous soutenons que ces concepts sont incompatibles avec la réalité des professions fondées sur les relations humaines et dépendantes de contextes fluides etdynamiques – comme la complexité incommensurable qui caractérise l’enseignement. En ignorant ce que l’on nomme communément le « soft-data » (les données contextuelles, définissant les particularités de chaque individu, groupe ou situation) et en postulant la supériorité des données dites dures, les données quantifiées, leurs promoteurs ont délégitimé les savoirs et l’expertise professionnels, contextuels et expérientiels des enseignantes et des enseignants. Les données probantes et les pratiques probantes censées en découler sont désormais mobilisées comme des nécessités dont le système scolaire ne peut se passer et qui, parce qu’elles sont maîtrisées par les chercheurs, consultants, gestionnaires, etc., s’imposeraient de l’extérieur aux enseignants. Cette pression se conjugue bien entendu à la rationalisation des ressources humaines et financières dans le but de forcer l’adhésion à un nouveau schème de valeurs pour l’école.
Déprofessionnalisation, déqualification, prolétarisation
La déprofessionnalisation de l’enseignement telle que définie par Ginsburg et Magehad et incarnée dans 1) une surveillance et une supervision accrues du travail enseignant par les gestionnaires, 2) la perte d’autonomie professionnelle, ainsi que 3) la dévalorisation sociale de ce travail[28] nous semble bien à l’œuvre au Québec. C’est également le cas de la déqualification des enseignants, par laquelle le contrôle sur la planification du travail (qui comprend la détermination de ses visées et le choix des moyens pour les atteindre) a été retiré aux enseignantes et enseignants, devenus exécutants, et la reconnaissance de l’expertise – les savoirs et savoir-faire spécialisés – a été transférée aux strates gestionnaires et aux énonciateurs de « meilleures pratiques » d’une noosphère désincarnée. C’est ici que la perspective de la déprofessionnalisation et celle de la prolétarisation se rejoignent, selon notre analyse.
Derber définit la prolétarisation selon deux processus clés. En premier lieu, il y aurait prolétarisation si les travailleurs deviennent dépendants du salaire qui leur est versé par les corporations ou l’État et que « le travail contractuel formel suppose une véritable subordination basée sur l’appropriation du pouvoir sur le processus de travail par une gestion hétéronome[29] ». En deuxième lieu, la prolétarisation des travailleurs impliquerait la perte de leur autonomie, du contrôle exclusif sur leurs savoirs, savoir-faire, voire savoir-vivre. Nous voyons ici à l’œuvre ces mêmes processus qui découlent de l’implantation de la NGP et de la GAR dans le système scolaire québécois.
En 2013, Tardif affirmait que « la profession enseignante traverse depuis les années 1980 une phase de régression par rapport à la période précédente[30]». Cette régression est notamment alimentée par la stagnation des salaires des enseignants qui, au Québec, en 2015, se situaient à près de 19 % en dessous de la moyenne canadienne[31]. Le salaire des enseignants québécois demeure le plus bas au pays et l’atteinte du maximum de l’échelle salariale est la plus longue (15 ans). Par ailleurs, le travail enseignant s’intensifie et le temps disponible pour répondre à cette intensification a été réduit par diverses exigences administratives et de concertation, l’ajout d’heures de travail supplémentaires obligatoires en échange de l’équité salariale (!) qui a plutôt permis aux gestionnaires de dicter l’emploi du temps professionnel, ce qui a miné d’autant plus l’autonomie des enseignants. Les dépôts patronaux de 2010, 2015 et 2020 lors du renouvellement des conventions collectives insistent sur une « plus grande souplesse dans l’organisation du travail » (2015) et l’« utilisation optimale d’enseignants de tous les secteurs » (2020), ce qui se manifesterait notamment par l’« obligation de disponibilités pour répondre à des besoins spécifiques, ponctuels ou urgents » et la priorité accordée aux activités professionnelles « à valeur ajoutée » (2020). En ce qui concerne le contrôle externe sur les enseignants, les demandes patronales des trois dernières négociations comprenaient une plus grande imputabilité des enseignants à l’égard des résultats des élèves, ainsi qu’un pouvoir accru des gestionnaires sur la formation continue. Les intentions relatives à la rationalisation des ressources sont présentes en 2015 dans des demandes d’« utilisation responsable[32] des ressources centrées sur l’élève » (2015), ce qui, en 2020, signifierait qu’avant de demander des services pour les élèves à besoins particuliers, les enseignantes et les enseignants doivent d’abord faire la preuve qu’ils ont déployé « des stratégies d’intervention pédagogique et sociale ». Les pressions pour accroître le ratio élèves-enseignant demeurent également soutenues.
L’énumération qui précède fait état de la déqualification des enseignantes et des enseignants, de l’intensification et de la dépossession de leur travail, ainsi que de l’accroissement du contrôle qui est exercé sur ce dernier par les gestionnaires. Cet « ajout de nouvelles dimensions d’aliénation à la condition du travailleur et le cumul de leurs effets imbriqués[33] » se résument à la prolétarisation des enseignants. La question centrale qui nous anime ici est celle de la participation subjective de l’enseignante ou de l’enseignant à la définition des finalités de son travail, du choix des moyens pour les atteindre et pour évaluer l’adéquation de ces derniers aux finalités. À qui appartient le travail enseignant ? La réponse à cette question n’est pas seulement névralgique pour saisir les mécanismes par lesquels les enseignants sont aliénés de leur travail, mais également pour repérer des pistes de résistance et de réappropriation de leur pouvoir collectif.
Si la détérioration des conditions de travail constitue l’envers de la médaille du déclin de l’école publique, il nous paraît important que les solutions proposées se centrent sur la réhabilitation et la revalorisation des finalités de cette dernière. Les enseignants, comme les autres acteurs de l’école publique, doivent résister à l’usurpation des finalités de l’école publique par les discours et pratiques économistes et capitalistes, en la dénonçant publiquement et en exigeant une commission Parent 2.0. La première avait fourni le terreau de l’essor de la profession enseignante et affirmé l’autonomie professionnelle des enseignants. Il appert fondamental que les enseignants récupèrent leur expertise des mains des acteurs extérieurs à l’école, y compris des chercheurs et gourous des meilleures pratiques. Les syndicats doivent contribuer à outiller leurs membres de façon à ce qu’ils puissent répondre aux injonctions pédagogiques à taille unique, interroger rigoureusement les données de recherches manipulées et formatées pour les mettre au pas. Ils doivent refuser de se plier à la mesure de ce qui est incommensurable et aux cibles quantifiées, que l’on voudrait leur imposer comme but de leur travail. Pour ce faire, les syndicats devront lutter pour une protection accrue des lanceurs d’alertes et un renforcement des mécanismes de consultation des enseignants. Les réformes avortées l’ont démontré : aucune réforme ne peut réussir si elle ne se construit pas avec les enseignantes et les enseignants.
[1] Le domaine de l’économétrie a particulièrement envahi le système québécois. Voir, par exemple, les travaux de Marie Connolly et Catherine Haeck du Groupe de recherche sur le capital humain : « Taille des classes et résultats scolaires : un effet hétérogène », dans Marcelin Joanis et Claude Montmarquette (dir.), Québec économique 7. Éducation et capital humain, Québec, Presses de l’Université Laval, 2018.
[2] Lise Demailly, « Le nouveau management public et les particularités des secteurs d’action publique : le cas de la santé en France », Éducation et sociétés, vol. 2, no 32, 2013, p. 77.
[3] Glen Filson, « Ontario teachers’ deprofessionalization and proletarianization », Comparative Education Review, vol. 32, no 3, 1988, p. 301.
[4] La théorie du choix public repose sur l’analyse des comportements des « consommateurs et consommatrices » de services et biens publics et stipule que les phénomènes sociaux seraient le cumul de la poursuite des intérêts particuliers par les individus. Les partisans et partisanes de cette théorie remettent en question les notions de bien commun et d’intérêt public au profit de la notion du consommateur dans un marché sociopolitique, du choix individuel, du principe de l’utilisateur-payeur. Voir Isabelle Fortier, « La modernisation de l’État québécois. La gouvernance démocratique à l’épreuve des enjeux du managérialisme », Nouvelles pratiques sociales, vol. 22, n° 2, 2010, p. 37.
[5] Claude Lessard, « L’obligation de résultats en éducation : de quoi s’agit-il ? Le contexte québécois d’une demande sociale, une rhétorique du changement et une extension de la recherche », dans Claude Lessard et Philippe Meirieu (dir.), L’obligation de résultats. Évolution, perspectives et enjeux internationaux, Bruxelles, de Boeck, 2008.
[6] Joël Clanet, « L’efficacité enseignante, quelle modélisation pour servir cette ambition ? », Questions Vives, vol. 6, no 18, 2012.
[7] André Brassard, Jacques Lusignan et Guy Pelletier, « La gestion axée sur les résultats dans le système éducatif du Québec : du discours à la pratique », dans Christian Maroy (dir.), L’école à l’épreuve de la performance. Les politiques de régulation par les résultats, Bruxelles, De Boeck, 2013, p. 142-143.
[8] Christian Maroy et Samuel Vaillancourt, « Le discours syndical face à la nouvelle gestion publique dans le système éducatif québécois », Éducation et sociétés, vol. 2, n° 32, 2013, p. 93.
[9] Christopher Hood, « The “New Public Management” in the 1980s : variations on a theme », Accounting, Organizations and Society, vol. 20, n° 2-3, 1995, p. 94.
[10] Les commissions scolaires doivent cibler les objectifs ministériels suivants : « l’augmentation de la diplomation et de la qualification avant l’âge de 20 ans; l’amélioration de la maîtrise de la langue française; l’amélioration de la persévérance scolaire et de la réussite scolaire chez certains groupes cibles, particulièrement les élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage; l’amélioration de l’environnement sain et sécuritaire dans les établissements; l’augmentation du nombre d’élèves de moins de 20 ans en formation professionnelle » : Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS), La convention de partenariat. Outil d’un nouveau mode de gouvernance. Guide d’implantation, 2009, p. 6, <https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/1945981>.
[11] Luc Bernier et Sébastien Angers, « Le NMP ou le nouveau management public », dans Stéphane Paquin, Luc Bernier et Guy Lachappelle (dir.), L’analyse des politiques publiques, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2010, p. 229-254.
[12] Stéphanie Demers, La guerre contre l’école publique et ses enseignant·es, Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur, 2020, p. 76.
[13] H. George Frederickson, Easy Innovation and the Iron Cage. Best Practice, Benchmarking, Ranking, and the Management of Organizational Creativity, Dayton (Ohio), Kettering Foundation Occasional Paper, Dayton, 2003.
[14] Demers, op. cit. p. 78.
[15] Christian Maroy, André Brassard, Cécile Mathou, Samuel Vaillancourt et Annelise Voisin, La mise en oeuvre de la politique de gestion axée sur les résultats dans les commissions scolaires au Québec. Médiations et mécanismes d’institutionnalisation d’une nouvelle gestion de la pédagogie, Rapport de recherche, Montréal, Université de Montréal, 2016.
[16] Lessard, 2008, op. cit., p. 35.
[17] Loi modifiant principalement la Loi sur l’instruction publique relativement à l’organisation et à la gouvernance scolaires, 8 février 2020. Cette loi a aboli les élections scolaires et mis en place les centres de services scolaires à la place des commissions scolaires.
[18] Maroy et al., 2016, op. cit., p. 105.
[19] Ibid., p. 117.
[20] Ibid., p. 105-106.
[21] Ibid., p. 149.
[22] Patricia Broadfoot, « Un nouveau mode de régulation dans un système décentralisé : l’État évaluateur », Revue française de pédagogie, n° 130, 2000, p. 45.
[23] Demers, op. cit., p. 85.
[24] Broadfoot, op. cit. p. 44.
[25] Voir par exemple le Plan d’engagement vers la réussite de la Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys :  <http://public.portailadm.csmb.qc.ca/sites/implication/Documents/PEVR-CSMB%20Version%20Consultation%2003-04-2018.pdf>.
[26] NDLR. Les lettres SMART signifient: spécifique, mesurable, acceptable, réaliste et temporellement défini.
[27] Gustavo Fischman et Nelly Stromquist, Imagining Teachers. Rethinking Gender Dynamics in Teacher Education, Londres/New York, Rowan et Littlefield Publishers, 2000, cité par Meg Maguire, « Towards a sociology of the global teacher », dans Michael W. Apple, Stephen J. Ball et Luis Armando Gandin, The Routledge International Handbook of the Sociology of Education, Londres, Routledge, 2010.
[28] Mark B. Ginsburg et Nagwa M. Magahed, « Comparative perspectives on teachers, teaching and professionalism », dans Lawrence Saha et Anthony Gary Dworkin (dir.), International Handbook of Research on Teachers and Teaching, New York, Springer Science, 2009, p. 539-556.
[29] Charles Derber, « Managing professionals : ideological proletarianization and post-industrial labor », Theory and Society, vol. 12, n° 3, 1983, p. 311.
[30] Maurice Tardif, La condition enseignante au Québec, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013, p. 247.
[31] Statistiques Canada, Indicateurs de l’éducation au Canada : une perspective internationale, 2017, <https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/81-604-x/2017001/t/tbld2.1-fra.htm>.
[32] Nos italiques.
[33] Erik Olin Wright, Classes, Londres, New Left Books, 1985, p. 139.

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