Un peu d’histoire
L’année 2015 marquait le 90e anniversaire de l’entrée en vigueur de la première loi fixant un niveau de salaire minimum au Québec, la Loi sur le salaire minimum des femmes. L’objectif de cette loi était de protéger les femmes et les enfants de l’exploitation et de freiner un nivellement à la baisse des salaires. Cette loi constitue un des premiers filets de sécurité dont le Québec s’est doté.
Plus de 90 ans plus tard, malgré l’évolution législative et les progrès sociaux que le Québec a connus, nous sommes encore aux prises avec plusieurs problèmes de pauvreté, d’exclusion et de discrimination à l’endroit de divers groupes de travailleuses et de travailleurs. La multiplication des formes d’emploi, comme le travail à temps partiel, temporaire, sur appel ou pour une agence de placement, accentue la précarité économique. La politique du salaire minimum demeure toutefois un instrument privilégié pour protéger contre de trop faibles salaires et assurer une participation à la richesse collective.
Les mobilisations autour de l’augmentation du salaire minimum au Québec ne datent pas d’hier. Parmi les moments charnières, il faut se rappeler la marche Du pain et des roses en 1995. À la suite de cette grande mobilisation des femmes, le salaire minimum était passé de 6 dollars ($) l’heure à 6,45 $ au Québec, soit 7,5 % d’augmentation. Une telle hausse en 2018 ferait passer le taux de 11,25 $ à 12,09 $ !
Plus récemment, trois campagnes ont mené à des augmentations consécutives de 50 cents en 2008, 2009 et 2010 :
La campagne du Front de défense des non-syndiqué-es (FDNS) sur l’augmentation du salaire minimum s’est conclue par le dépôt d’une pétition de 28 000 signatures à l’Assemblée nationale en décembre 2007 ;
La campagne de la Coalition du Québec pour la Marche mondiale des femmes sur l’autonomie économique des femmes s’est terminée par l’encerclement de l’Assemblée nationale en 2008 ;
La campagne Mission collective : bâtir un Québec sans pauvreté, a permis le dépôt de 100 000 cartes signées à l’Assemblée nationale en 2009.
Depuis 2012, nous assistons à une forte mobilisation en provenance des États-Unis pour une augmentation du salaire minimum à 15 $. Lancés par les travailleuses et les travailleurs de la restauration et soutenus par les organisations syndicales, des mouvements comme Fight for $15 ou Fast Food Forward ont progressivement touché le Québec. On retrouve le Centre des travailleurs et des travailleuses immigrants parmi les initiateurs du mouvement.
L’émergence de la campagne 5-10-15
À l’automne 2015, le Collectif pour un Québec sans pauvreté et le Front de défense des non-syndiqué-es décident de s’unir dans cette lutte. Plancher sur l’organisation d’une campagne nationale au Québec demande toutefois un peu de patience et, surtout, du temps d’appropriation pour les différentes organisations. En effet, un certain consensus existe déjà, tant du côté syndical que communautaire, pour militer en faveur d’un rehaussement du salaire minimum à la hauteur du seuil de faible revenu de Statistique Canada. S’engager dans une lutte pour un salaire minimum à 15 $ nécessite donc une révision de cette position. L’identification d’un nouvel indicateur devient, du même coup, un enjeu important.
Le 7 octobre 2015, à l’initiative du Front de défense des non-syndiqué-es, une journée de discussion est organisée sous le thème : Salaire minimum/ living wage/salaire viable quelles luttes mener pour sortir les travailleuses et les travailleurs de la pauvreté ? Plusieurs organisations tant syndicales que communautaires participent à cette journée. Parmi les invités, on retrouve notamment, l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) du Québec et le Workers Action Center de Toronto.
Pendant les mois qui suivent, les instances de plusieurs organisations québécoises se positionnent en faveur d’un rehaussement du salaire minimum à 15 $ l’heure. Bien que l’indice de salaire viable développé par l’IRIS soit un indicateur très intéressant et mis de l’avant dans les argumentaires, il ne devient pas l’unique indicateur. La notion de sortie de pauvreté, qui correspond à une situation économique qui permet d’effectuer des choix de consommation au-delà des stricts besoins de base, s’impose comme objectif. Cette sortie de pauvreté se situe à un seuil bien au-dessus du « panier de consommation » qui est la mesure officielle de pauvreté utilisée par le gouvernement. Mais au-delà des arguments reliés aux indicateurs, la revendication de l’augmentation du salaire minimum à 15 $ prendra ancrage dans les luttes menées par les travailleuses et travailleurs aux États-Unis et en Ontario, et s’enracinera ici comme le symbole d’une réelle amélioration des conditions de travail.
Cette étape de consultations, bien que démocratiquement essentielle, retarde quelque peu le lancement de la campagne, mais elle permet de rassembler plusieurs acteurs sociaux dans une lutte et des revendications communes.
Lancement de la campagne
C’est le 7 octobre 2016, à l’occasion de la Journée mondiale pour le travail décent, et sous le thème « Il nous faut plus que ça », que la campagne 5-10-15 est lancée. La campagne réunit la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Centrale des syndicats démocratiques (CSD), le Collectif pour un Québec sans pauvreté et le Front de défense des non-syndiqué-es. Se sont ajoutés quelques mois plus tard, le Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ) et le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ). Les membres se mettent d’accord pour que les deux porte-paroles de la campagne soient issus des groupes de défense des personnes non syndiquées et de lutte contre la pauvreté.
La campagne 5-10-15 doit aussi servir à attirer l’attention de la population sur d’autres facteurs qui influencent les conditions de travail et qui ont des conséquences appauvrissantes. De plus, d’autres revendications s’ajoutent : que l’augmentation du salaire minimum à 15 $ de l’heure se fasse le plus rapidement possible, que les personnes salariées aient le droit de connaître leur horaire de travail cinq jours à l’avance et qu’elles aient droit à 10 jours de congé payé, par année, pour des absences dues à la maladie ou des responsabilités familiales. Toutes ces revendications interpellent plusieurs travailleuses et travailleurs, qu’ils soient syndiqués ou non. Elles nécessitent d’ailleurs des changements législatifs et des modifications aux conventions collectives. Les défis sont donc de taille pour tous les partenaires de la campagne 5-10-15 !
Mobilisation et actions politiques
Une première mobilisation se fait dans le cadre du lancement. Les personnes présentes marchent au centre-ville de Montréal et s’arrêtent à deux endroits symboliques : le bureau du premier ministre et le bureau de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante. Après la prise de parole des organisations, des sacs d’arachides sont symboliquement déposés aux deux endroits, en référence à l’affiche de Il nous faut plus que ça, où le « ça » est illustré par des pinottes.
Cette marche marque le début de 10 jours d’action pour culminer le 17 octobre, Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté. De la Côte-Nord, en passant par le Bas-Saint-Laurent, Québec, l’Estrie, la Mauricie, le Centre-du-Québec, l’Outaouais, les revendications de la campagne 5-10-15 se sont fait entendre.
Dès le 24 octobre, moins de trois semaines après le lancement de la campagne, une rencontre avec la ministre responsable du Travail, Dominique Vien, est organisée. D’obtenir cette rencontre est déjà le signe que la campagne marque des points dans l’opinion publique. Alors que les augmentations des dernières années du salaire minimum avaient été de 0,20 $ de l’heure, la ministre Vien laisse clairement entendre qu’une hausse aussi faible serait indécente pour 2017. Elle dit toutefois, du même souffle, que la hausse prévue ne permettra pas d’atteindre 15 $ de l’heure.
Un appel est par la suite lancé aux organisations qui soutiennent la campagne à rencontrer leur député pour influencer la décision sur la prochaine hausse qui sera en vigueur le 1er mai 2017. Des rencontres ont eu lieu dans plusieurs régions du Québec dont en Estrie, au Centre-du-Québec, en Mauricie. À Montréal, une caravane s’est organisée et une trentaine de personnes se sont déplacées en autobus pour rencontrer trois ministres féminines du gouvernement québécois. Leur message : l’amélioration des conditions de travail et de vie des femmes passe par une hausse du salaire minimum à 15 $ de l’heure.
À l’hiver 2017, en réponse à l’annonce décevante de la ministre du Travail d’augmenter le salaire minimum de 50 cents le 1er mai, la campagne publie deux mémoires, un court et un long, pour faire part de son insatisfaction et lance une action éclair : on demande aux organisations et aux personnes qui appuient la campagne d’envoyer l’un ou l’autre des mémoires à l’ensemble des élu-e-s de l’Assemblée nationale. Des centaines de mémoires sont ainsi envoyés. Plusieurs partis profitent de l’occasion pour répondre et expliquer leur position sur le salaire minimum à 15 $.
La Fête internationale des travailleuses et travailleurs du 1er mai 2017 est aussi un moment charnière avec comme thème Le travail pas à n’importe quel prix ! 15 $ minimum. Les porte-paroles de la campagne ont prononcé des discours tant à Montréal qu’à Québec.
Formation et éducation populaire
Les membres de 5-10-15 ont vite constaté que les mythes entourant les augmentations du salaire minimum sont toujours bien ancrés. Bien que le site Web de la campagne comprenne une section qui déboulonne les arguments des organisations patronales, il s’avère essentiel de répondre aux nombreuses demandes pour débattre des revendications.
Les militantes et militants engagés dans la campagne ont ainsi fait près d’une centaine de présentations et de séances de formation auprès d’organisations tant populaires que syndicales, de même que des interventions dans les universités ou des journées de réflexion, et ce, dans plusieurs régions du Québec. De ces interventions ont découlé de nombreuses adhésions à la campagne. De plus, à l’automne 2017, la campagne met en ligne une formation complète dans un but d’éducation populaire.
Réforme de la Loi sur les normes du travail
Dès le départ, en plus des 15 $, la campagne 5-10-15 s’est dotée de deux revendications très significatives pour l’amélioration des conditions de travail. À l’automne 2016, des rumeurs de révision de la Loi sur les normes de travail (LNT) sont déjà dans l’air et des consultations particulières ont lieu en juin et juillet 2017 avec le cabinet de la ministre du Travail. Le personnel politique s’évertue alors à baisser les attentes, l’on parle de changements mineurs à la loi.
Tout en maintenant le cap sur les actions pour le 15 $ à l’automne 2017, la campagne se donne comme objectif d’intervenir davantage sur le « 5 » et le « 10 ». Le Devoir du 16 septembre 2017 titre d’ailleurs : « Un automne sous le signe du 5-10-15 »[1].
Une fois de plus, le 15 octobre 2017, une grande marche sur un trajet de 15 km se tient à Montréal. Bien que la participation s’avère plus modeste qu’en 2016, elle a tout de même des répercussions médiatiques importantes.
Il faut croire que la pression maintenue de la campagne 5-10-15 a porté des fruits, tant pour la revendication du salaire minimum que pour l’amélioration des normes du travail. En janvier 2018, le gouvernement annonce son intention d’augmenter le salaire minimum de 75 cents au 1er mai 2018 et ainsi le porter à 12 $. Bien qu’insuffisante, cette augmentation est plus importante que celle annoncée l’année précédente. De plus, le projet de loi 176 présenté en mars 2018 par la ministre Vien est plus qu’une réformette. En effet, il comporte des avancées intéressantes : le droit pour une personne de refuser de travailler si elle n’est pas avisée au moins 5 jours à l’avance de son horaire de travail et deux journées rémunérées en cas d’absence pour cause de maladie ou pour raisons familiales.
Les membres de la campagne 5-10-15 poursuivront le travail en commission parlementaire pour que les revendications du 5 et du 10 soient prises en compte dans la réforme. Les membres ont aussi l’intention de demeurer unis et actifs pour que le Québec emboîte le pas à l’Ontario et l’Alberta et que le salaire minimum soit fixé à 15 $ de l’heure le plus rapidement possible.
Mélanie Gauvin et Virginie Larivière, porte-paroles de la campagne 5-10-15
Notes
- Hélène Roulot-Ganzmann, « Un automne sous le signe du 5-10-15 », Le Devoir, 16 septembre 2017. ↑
Vous appréciez cet article ? Soutenez-nous en vous abonnant au NCS ou en faisant un don.
Vous pouvez nous faire parvenir vos commentaires par courriel ou à notre adresse postale :
Collectif d’analyse politique
CP 35062 Fleury
Montréal
H2C 3K4