AccueilNuméros des NCSNo. 20 – Automne 2018Les enjeux de l’économie sociale en Argentine

Les enjeux de l’économie sociale en Argentine[1]

On dit souvent que les entreprises ne correspondant pas aux modèles classiques de l’économie capitaliste sont peu productives et ne perdurent pas. Néanmoins, tout n’est pas toujours aussi tranché. En Argentine, depuis l’implosion économique qui a mis à pied des centaines de milliers de travailleuses et de travailleurs, les projets de création d’emplois menés par des entreprises à but non lucratif se sont multipliés. Dans certains cas, ces projets ont été instrumentalisés par le gouvernement. Dans d’autres cependant, ils se sont inscrits dans une perspective de transformation sociale dès les années 1990. Il importe donc de mieux comprendre ces différentes manifestations de « l’économie sociale ».

De la crise à la confrontation

Pour l’essentiel, au vingtième siècle, l’Argentine a connu un niveau de vie relativement élevé grâce à son industrialisation. La classe ouvrière était organisée au sein de grands syndicats, agissant souvent comme fers de lance du mouvement social. Cette politique d’industrialisation a subi un premier recul lorsque des militantes et des militants de ces mouvements ont pris le pouvoir en 1976. Avec le soutien de la bourgeoisie, ils ont démantelé une partie importante du patrimoine industriel pour restructurer l’économie, la réorientant vers l’exportation de matières premières et l’agro-industrie. Au-delà de ces dimensions proprement économiques, cette politique avait aussi pour objectif d’affaiblir une classe ouvrière considérée comme trop rebelle. Par la suite, ce processus s’est accéléré dans les années 1980-1990 alors que cesse la dictature et que l’on assiste au retour de la démocratie. Les divers gouvernements qui se sont succédé depuis ont tous adopté des politiques néolibérales, enfonçant davantage le pays dans une ère d’austérité, assurant la captation de la richesse créée par les classes dominantes et entrainant la désindustrialisation du pays.

Les nouveaux mouvements sociaux

À la fin des années 1990 sont alors apparus de nouveaux mouvements sociaux appelés piqueteros du fait des barrages (piquetages) qu’ils installaient sur les routes et les rues pour protester contre le chômage et la misère. Les militantes et les militants de ces mouvements étaient souvent des ouvrières et des ouvriers qui avaient perdu leur emploi, mais avaient une longue tradition de luttes, entre autres dans les banlieues de Buenos Aires et, en région, dans les villes de Gran La Plata, Rosario, San Salvador, Jujuy, sans compter celles des zones pétrolières à Neuquen et Salta. Plusieurs de ces mouvements sont devenus de plus en plus combatifs, adoptant parfois un caractère quasi insurrectionnel.

Créer des emplois, pour qui et pourquoi ?

D’abord désemparés, les gouvernements, et spécialement le gouvernement péroniste lors de son retour au pouvoir au début des années 2000, ont alors adopté une nouvelle tactique. Au lieu de réprimer les piqueteros, ils ont plutôt négocié et offert des programmes assurant la création d’emplois. Mais au lieu de traiter directement avec les mouvements des piqueteros, ce sont les municipalités qui ont été désignées comme gestionnaires et responsables de ces projets. Plusieurs mouvements se sont opposés à cette manière de faire. Ils voulaient gérer eux-mêmes leurs initiatives, être autonomes, et décider des priorités et des critères de sélection pour élaborer des projets ayant une fonction sociale pour les communautés, non pas seulement pour créer des emplois. Ils voulaient mettre sur pied des jardins communautaires, des cuisines populaires, des bibliothèques, boulangeries, forgeries, ébénisteries ou briqueteries. Mais le gouvernement ne voulait pas de ce partage du pouvoir d’autant plus que les subventions aux municipalités avaient été accordées à travers le système de patronage et de corruption qui sévit en Argentine et qui fait que, quiconque est du côté du pouvoir, reçoit des appuis de l’État, mais si on ne l’est pas, on ne reçoit rien !

Réponses à la crise argentine

L’Argentine a été secouée par une grave crise financière, politique, économique et sociale dans les années 1990, culminant en 2001, et qui est symbolisée par le mouvement des piqueteros (les chômeurs et les chômeuses bloquent les routes pour manifester leur mécontentement) et les cacerolas (manifestations spontanées de masse). La majorité des Argentins et des Argentines devaient alors trouver de quoi vivre au jour le jour. À partir de ce drame, de vives critiques contre le système économique capitaliste se sont fait entendre et des alternatives, notamment dans le domaine de l’économie sociale et solidaire, ont vu le jour. C’est ainsi que de nombreuses entreprises menacées de fermeture ont été « récupérées » par leurs ouvriers. L’Argentine en compte aujourd’hui plus de 300 qui représentent environ 10 % du PIB[2].

Cynthia : cet encadré peut aussi se mettre avant.

Quelle forme d’économie sociale ?

Cette situation a suscité d’autres débats. Initialement, plusieurs mouvements favorisaient l’idée d’un espace économique non capitaliste. Des activités économiques à caractère social pourraient, espérait-on, développer, dans une logique de solidarité, un « troisième » secteur (distinct du capital public et privé). D’autres étaient sceptiques, estimant que les projets en question n’allaient pas permettre d’aller au-delà de petites initiatives isolées les unes des autres et, au mieux, permettre à des groupes de survivre, sans être une réelle alternative de transformation sociale au capitalisme. On peut constater rétrospectivement que les sceptiques avaient raison, du moins en partie. Des projets d’économie sociale ont été confinés dans une forme de ghetto toléré par le système. L’État permettait à des mouvements sociaux, des ONG et des professionnels de recevoir des subsides et de mener à bien quelques expérimentations, à la condition que ce soit fait dans une perspective assistantialiste et à court terme.

Cooptation

Les projets servaient souvent de tremplin à la transformation de coopératives ou de projets autogérés en entreprises capitalistes « normales ». C’est ainsi que de petites entreprises paysannes se sont transformées en grands domaines, encourageant l’exode rural, l’expropriation des savoirs populaires et le remplacement des semences paysannes par celles brevetées par des multinationales. Bref, progressivement, plusieurs entreprises coopératives ont perdu leur orientation politique de transformation sociale en s’adaptant à la stratégie de contrôle planifiée par le gouvernement.

Les usines autogérées

Dans le sillon du mouvement populaire de 2001, des milliers de travailleuses et de travailleurs se sont « réapproprié » leurs lieux de travail, en en prenant possession et en les remettant en marche sous leur contrôle. Il y a encore aujourd’hui plus de 300 entreprises « réappropriées » impliquant plus de 100 000 salarié-e-s. Néanmoins, ce mouvement qui se voulait au départ une alternative à l’économie capitaliste s’est essoufflé. Les difficultés économiques ne sont pas mineures pour ces entreprises. Les travailleurs ne peuvent compter sur un capital de départ et ils n’ont pas accès au crédit. Or les outils de travail vieillissent et ces comités ouvriers n’obtiennent pas le capital nécessaire au remplacement ou à l’entretien des machines; alors la productivité de ces entreprises chute. De plus, ces coopératives ne trouvent pas dans l’économie alternative un débouché solide, capable d’absorber toute leur production de marchandises. La plupart d’entre elles dépendent donc de firmes privées ou des autorités gouvernementales qui sollicitent des commandes importantes, de manière régulière. Mais pour attirer une clientèle qui négocie avec les entreprises avec les prix les plus bas, ces coopératives doivent baisser leurs prix. Les bénéfices étant faibles, celles et ceux qui y travaillent doivent accélérer la cadence et parfois allonger la journée de travail. Le temps consacré à la production des marchandises devient ainsi une priorité pour la survie de la coopérative. En ce sens, certaines pratiques autogestionnaires sont mises en tension dans ce contexte économique, car le temps passé en assemblée n’est pas compensé en production[3].

Cynthia : tu peux mettre cet encadré un peu avant.

Quel héritage ?

La montée des luttes populaires qui a culminé en 2001 avec le renversement du gouvernement de droite et l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle équipe de centre gauche a permis l’intégration de nouveaux acteurs sociaux à la lutte que menaient déjà ces travailleuses et travailleurs. Ceux-là ont suscité l’espoir que la mobilisation et ces nouvelles organisations pourraient conduire à une alternative politique capable de transformer les orientations politiques du pays. L’intégration de mouvements territoriaux a élargi la capacité de lutte populaire, ajoutant à l’expérience déjà riche accumulée par les travailleuses et travailleurs qui luttaient comme salarié-e-s depuis le début du XXe siècle. Aujourd’hui, il faut se demander quels sont les acquis et les limites de ces expériences. Les coopératives et les projets autogérés ont répondu à l’urgence du moment alors que des dizaines de travailleuses et de travailleurs perdaient leur emploi. Ils ont été également des lieux de solidarité et de coopération. Mais globalement, ces coopératives ont été cooptées par le gouvernement et ses alliés, notamment par la puissante bureaucratie syndicale. Parallèlement, les mouvements issus des piqueteros ne se sont pas unifiés et se sont retrouvés incapables de confronter les forces politiques en place et de répliquer aux velléités étatiques.

 

Guillermo Cieza, Journaliste argentin

 

Notes

  1. Texte traduit, abrégé et adapté par Sébastien Rivard. La version originale : Guillermo Cieza, « La “Economía social” trinchera de resistencia, o islas para sobrevivir avalando al capitalismo? ¿Los movimientos populares soportes de una propuesta política de cambio social, o “factores de poder” integrados al Estado capitalista ? »(en français, cela peut se lire ainsi : « Les mouvements populaires soutiennent-ils une proposition politique de changement social, ou sont-ils des “acteurs de pouvoir” intégrés à l’État capitaliste ? »), ContrahegemoniaWeb, 21 décembre 2016, <http://contrahegemoniaweb.com.ar/la-economia-social-trinchera-resistencia-islas-sobrevivir-avalando-al-capitalismo-los-movimientos-populares-soportes-una-propuesta-politica-cambio-socia/>.
  2. « L’économie sociale en Amérique latine », RECMA, Revue internationale de l’économie sociale, 2013, <http://recma.org/actualite/leconomie-sociale-en-amerique-latine-un-dossier-de-way-coop-pour-le-ciriec>.
  3. Natalia Hirtz, « Les entreprises récupérées par les travailleurs en Argentine : laboratoire d’une nouvelle économie ? », GRESEA, 28 janvier 2016, <http://www.gresea.be/Les-entreprises-recuperees-par-les-travailleurs-en-Argentine-laboratoire-d-une>.

 

 


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