Un pays divisé en deux
Bref, l’Iran est une société divisée, aux prises avec des forces sociales enracinées et en lutte les unes contre les autres. Et puisque les camps en présence sont plus ou moins de force égale, cela exclut une situation où une minorité se laisse réprimer sans réagir. Il faut certes demander à l’État iranien qu’il cesse d’utiliser la force contre les manifestants. Et aussi pour qu’un véritable dialogue politique s’instaure de façon à ce qu’un compromis soit trouvé sur le résultat des élections et sur ce qui a sans doute été une fraude. Mais cela n’a rien à voir avec les points de vue extrémistes qui demandent la fin du régime islamique, qu’on entend par ailleurs très rarement en Iran même.
Une histoire de révoltes
La tradition démocratique en Iran date de la fin du 19ième siècle. En 1905, une alliance regroupant les classes sociales urbaines, le clergé et les travailleurs du pétrole (dans le nord du pays) organise un soulèvement contre la dynastie Quajar. Inspirée par la révolution russe, cette insurrection réussit finalement à imposer au Shah (roi) Mozaffar ad-Din une constitution. Entre temps, les insurgés mettent en place une assemblée populaire, le majli. Parallèlement, des comités (anjomans), sorte de soviets locaux, sont organisés par les ouvriers. Plus tard, le parlement (majli) élargit les droits pour les femmes en leur ouvrant l’éducation supérieure. Cela peut aller plus loin, mais les grandes puissances de l’époque, la Grande-Bretagne et la Russie tsariste s’entendent pour mettre fin aux « troubles » en envoyant la soldatesque écraser les paysans et les ouvriers armés (fédayins) alors commandés par un leader charismatique, Mirza Kuchak Khan, qui plus tard (1921) mettra en place une éphémère « république soviétique dans la région de Gilan.
L’Iran du Shah
Après l’intervention britanno-russe, une nouvelle dynastie apparaît sous la gouverne d’un officier cosaque, Reza Khan, dynastie qui dure jusqu’en 1979. Reza Khan veut «moderniser » l’Iran avec l’aide des puissances, notamment en établissant une armée « moderne », laquelle draine l’essentiel des ressources du pays. Encore en 1978, 40% des Iraniens sont analphabètes. La richesse, concentrées à Téhéran, bénéficie à une petite élite de marchands et de militaires qui ne sont pas vraiment capables d’ériger une économie moderne ni de fournir un minimum de vie décente à la masse des travailleurs. En 1941 le fils de Réza arrive au pouvoir au moment où l’Iran entre à nouveau dans une période troublée. Les ressources pétrolières sont maintenant exploitées par les entreprises anglo-américaines, pillant le pays d’une manière éhontée. Parmi les travailleurs, le nouveau Parti communiste (Toudeh) prend racine, ce qui effraie les forces alliés qui occupent le pays et écrasent les foyers insurrectionnels dans les régions azéries et kurdes. Sur le plan politique toutefois, les forces nationalistes relèvent la tête sous l’égide du Front national de Mohammad Mosaddeq, qui réclame la nationalisation des entreprises pétrolières et la réforme agraire. Alors qu’il s’attaque aux privilèges de l’élite et de l’armée, un coup d’état fomenté par la CIA le renverse. Conforté dans sa position, le Shah tente de consolider son régime en effectuant un tournant autoritaire. En 1957, il crée la SAVAK, une redoutable police politique qui pratique la terreur à une grande échelle, appuyée « techniquement » si on peut dire par les services secrets américains et israéliens. Avec l’aide occidentale et les revenus pétroliers, le Shah embarque son pays dans une soit disant entreprise de modernisation. Une réforme agraire dite « blanche » confronte les paysans et également le clergé qui, sous l’influence de l’ayatollah Khomeiny passe à l’opposition. En partie cette opposition cléricale est provoquée par les lois imposées par le Shah concernant la famille et le droit de vote pour les femmes, ce qui permet au roi de se présenter comme un réformiste. En réalité toutefois, la situation des classes populaires ne cesse de s’aggraver, transformant les réformes du Shah en mesures au mieux inutiles.
Révolutions
En 1977, les résistances se multiplient à nouveau dans le sillon des difficultés économiques. Les étudiants sortent dans les rues massivement. En septembre 1978, le Shah invite les chefs de l’armée à faire partie du gouvernement. La fronde continue et s’étend aux travailleurs du pétrole et aux multitudes urbaines. L’armée et la SAVAK tirent dans la foule, il y a plus de 20 000 morts. La révolution entraîne encore une fois une vaste alliance sociale qui se définit d’abord comme nationaliste et peu comme religieuse. Une fois le Shah renversé, Khomeiny et son groupe prennent le contrôle de la dynamique et créent la République islamique. La gauche est prise de court, puis réprimée, notamment par un jeune cadre khomeyniste dénommé Ahmadinejad, qui s’acharne contre le Parti communiste et d’autres organisations comme les Mojahedin-e Khalq. Khomeiny affirme, « notre ennemi n’est pas seulement le Shah, mais quiconque se sépare de l’Islam au nom de la démocratie et de la république ».
«Réformateurs » et « Conservateurs »
Mais ce sont précisément ces traditions de démocratie et de républicanisme qui ré émergent en 1979, y compris au sein des élites cléricales, d’où les scissions entre « réformateurs » et « conservateurs », constantes dans l’histoire de l’Iran, et qui ont un fondement dans les classes sociales. En effet, les mollahs « millionnaires » sont ceux qui gèrent le pays, comme Ali Rafsanjani, ex-président et aujourd’hui président du Conseil des experts, et qu’on présente comme un « réformateur ». Sa famille compte parmi les plus riches en Iran. Un de ses frères est propriétaire de la plus grande mine de cuivre du pays. Un autre est le PDG de la télévision d’État. Ses fils et cousins dominent l’agro business, le pétrole et la construction. Rafsanjani parle au nom de ceux qui habitent le nord de Téhéran, notamment le quartier de Elahiyeh (Shemiran), et dont on aperçoit les voitures rutilantes défiler sur l’avenue Fereshteh. Pour ce groupe, la liberté ne signifie pas surtout la fin des rituels sociaux des conservateurs, mais surtout, la privatisation de l’économie. Mais les réformistes comptent aussi d’autres composantes qui combattent, dans une perspective de gauche, la République islamique sur la question des droits humains, ceux des femmes et des travailleurs en particulier, ainsi que la liberté de parole. On voit donc que le label de «réformateur» inclut une alliance plutôt étrange, entre ceux qui veulent la liberté par hédonisme et ceux qui la veulent pour mettre fin à l’autocratie, comme les cheffes de file féministes (Mehrangiz Kar, Shirin Ebadi), des journalistes (Akbar Ganji), et des organisateurs syndicaux (Mansour Osanlou du syndicat des travailleurs de Téhéran et Mahoud Salehi du syndicat des boulangeries). Bref les réformateurs se retrouvent dans la lutte pour les droits, mais ne s’entendent pas sur un agenda économique.
Avantage Ahmadinejad
Durant la campagne électorale de 2005, Ahmadinejad va chercher l’appui des pauvres urbains et des travailleurs ruraux. Il leur promet de distribuer des actions dans le cadre d’un fonds pour la justice, réparti égalitairement entre les 4,6 millions de pauvres. La croissance des inégalités économiques, l’impact des sacrifices imposés pendant la guerre Irak-Iran des années 1980 et la faiblesse des alternatives de gauche expliquent pourquoi les pauvres vont vers Ahmadinejad, apprécié pour sa piété et son antipathie à l’endroit des nouveaux riches. Ce qui l’avantage parmi les classes populaires qui habitent les bidonvilles (44% de la population urbaine). Les orientations de Ahmadinejad sont idiosyncratiques, portées en partie par la montée du prix du pétrole, catalysées aussi par son anti-américanisme. Évidemment, Washington sous l’administration Bush est un « allié » naturel pour Ahmadinejad qui peut facilement porter le blâme contre le « grand Satan ». Depuis quelques temps cependant, l’étoile de Ahmadinejad pâlit. La chute du prix du pétrole, l’élection d’Obama et les taux d’inflation élevés entament la confiance que la population a en Ahmadinejad, même si une grande partie continue de l’appuyer. Cette situation encourage les réformateurs qui veulent l’empêcher de continuer au pouvoir. Bref, que la fraude électorale ait été massive ou qu’elle ait été mitigée, les contradictions de la société iranienne ne peuvent que de se développer. Étrangement, la gauche se retrouve des deux côtés de la frontière qui sépare les réformateurs des conservateurs.
Vijay Prashad enseigne au Trinity College à Hartford. Son livre The Darker Nations: A People’s History of the Third World, sera publié en français par Écosociété à l’automne 2009.