Les Cahiers du Socialisme

Origines et objectifs de départ

Le premier numéro de la revue Les Cahiers du Socialisme parut au printemps de 1978. Les fondateurs, ayant participé à des expériences militantes différentes et provenant d’horizons intellectuels variés, cherchaient alors à combler le vide causé par la disparition de Chroniques et les échecs de relance de Socialisme Québécois[1]. Tous étaient universitaires, pour la plupart membres du département de sociologie, de l’Université du Québec à Montréal.

La fondation des Cahiers tient aussi du contexte des années 1975-1980. Ce contexte, caractérisé par l’arrivée du PQ au pouvoir et la crise d’unité nationale du Canada que celle-ci provoqua, donna également naissance, en 1979, à la revue Studies in Political Economy: A Socialist Review. Cette dernière se définissait d’ailleurs dans son premier numéro comme la contrepartie canadienne-anglaise des Cahiers et affirmait avoir l’intention de faire quelques co-publications avec les Cahiers[2]. Et, au départ il y eut effectivement quelques articles qui furent traduits par chacune de ces revues.

Dès leur premier numéro, les Cahiers se définissaient comme une tribune ouverte aux études portant sur la société québécoise et ayant pour but de faire avancer la connaissance des rapports entre les classes sociales[3]. L’objectif de faire paraître de telles études tenait au constat qu’il y avait alors peu d’analyses socialistes de la société québécoise et que les quelques travaux de cet ordre n’étaient pas suivis d’approfondissements et de débats[4].

Dans la présentation du premier numéro, le comité de rédaction affirmait que les problèmes auxquels s’intéressait la revue étaient ceux qui semblaient essentiels pour comprendre et transformer la société québécoise. Il précisait : «Il s’agit, notamment, des rapports entre classes sociales au Québec et au Canada, de la nature de l’État capitaliste fédéral et québécois, de la place du Canada dans le système impérialiste, des voies d’organisation et d’accession au pouvoir des classes opprimées, de la question nationale, etc.»[5].

Et, dans cette présentation, on ajoutait que les Cahiers se voulaient indépendants des divers mouvements et partis de gauche existant alors[6].

Un bref historique

Depuis ce premier numéro du printemps 1978, Les Cahiers du Socialisme ont publié 16 numéros contenant plus de 135 articles.

Le développement de la revue s’est effectué en trois périodes : la première, du numéro 1 (printemps 1978) au numéro 6 (automne 1980); la seconde commença avec le numéro 7 (hiver/printemps 1981) pour se terminer avec le numéro double 12/13 (printemps 1983); et, la dernière période qui débuta avec le numéro 14 paru au printemps 1984. Ce développement a donc été marqué par deux moments d’importantes transformations.

Le premier moment

Les Cahiers connurent durant la première période de leur encore courte histoire une diffusion assez large dans les milieux de gauche de cette époque. Plusieurs des articles alors publiés par la revue renouvelaient autant l’approche théorique qu’empirique prévalant alors. Ainsi, certains textes eurent une circulation importante et furent repris par beaucoup de gens, par des revues dites « savantes » de même que par les milieux populaires. On peut à ce titre entre autres mentionner les articles de Jorge Niosi sur la bourgeoisie canadienne-française[7], de Dorval Brunelle sur les rapports fédéral-provincial[8] et de Gilles Bourque sur la bourgeoisie québécoise et l’État québécois[9]. Notons qu’à ce moment pré-référendaire, les années 1979-1980, beaucoup « d’esprits » étaient préoccupés par la nature de la bourgeoisie québécoise. La revue, par ces articles, participait donc au débat en cours dans la société québécoise. Cela se poursuivit jusqu’au numéro 5 (printemps 1980). Par la suite un certain flottement se fit sentir; cela allait conduire à une transformation des Cahiers.

Ce premier moment de transformation de la revue est marqué par le numéro 7. L’éditorial de ce numéro, le premier que les Cahiers publièrent, fait un court bilan des trois premières années de la revue et signale deux problèmes étroitement liés : la teneur essentiellement académique des articles et la composition très restreinte du comité de rédaction. Le comité affirmait alors que si la démarche et l’approche, jusque-là pratiquées par les Cahiers, permettaient d’établir la pertinence d’une analyse critique dans le contexte québécois, elles pouvaient toutefois maintenir entre le comité de rédaction et les lecteurs une trop grande distance. Il précisait : « (…) en d’autres mots, si l’approche théorique pouvait être valable, la représentativité du comité lui-même, son rôle, sa place et ses fonctions dans la conjoncture sociale et politique des années 1980 par rapport au milieu dans lequel il est sensé intervenir pouvait s’avérer trop grande»[10].

Ces constats eurent deux impacts. D’une part, ils amenèrent le comité à s’élargir et à diversifier sa composition sociale en intégrant des gens qui n’étaient pas de l’UQAM et en étendant les horizons critiques et la provenance géographique (en termes de régions du Québec) des membres du comité de rédaction. D’autre part, ces constats amenèrent le comité à définir le contenu des futurs numéros de manière à ce que la critique du capitalisme s’inscrive plus immédiatement et plus concrètement dans les préoccupations des intellectuels et militants socialistes[11].

Dans l’éditorial de ce numéro-charnière dans le développement des Cahiers, la revue se définissait comme un instrument de lutte idéologique défendant le socialisme et l’indépendance du Québec. Toutefois, le comité précisait ne pas vouloir définir de ligne théorico-politique, ni identifier les Cahiers à un courant politique spécifique[12]. Le comité ajoutait alors : « (…) la revue demeurera ouverte à la pluralité des gauches sans nulle exception. Notre tâche spécifique sera précisément de favoriser le questionnement »[13]. Cet objectif fut précisé par l’éditorial du numéro 9 affirmant que cette perspective « ouverte » visait à assurer que dans l’effervescence des idées se développe un projet unifié de société par l’enrichissement des diverses propositions plutôt que par leur réduction à un dogme[14].

À compter des numéros 7 et 8 s’ouvre donc la deuxième période de développement de la revue. Cette période sera caractérisée par un élargissement important du comité de rédaction. Toutefois, la composition sociale de celui-ci demeura très majoritairement académique. Par contre, les lieux d’implication militante des membres s’accrurent de façon appréciable avec cet élargissement.

Cette transformation du comité de rédaction allait transparaître dans la nature des articles et la composition des numéros. Ainsi, à partir du numéro 7, la revue aborde-t-elle plus fréquemment et plus substantiellement des problèmes préoccupant directement les milieux militants. On vit alors : dans le numéro 8 un premier article sur le féminisme; plusieurs articles sur Solidarité et la Pologne dans le numéro 9; des dossiers sur les groupes populaires et la dissolution d’En lutte dans le numéro double 10/11; et plusieurs articles sur la crise politique et la crise du syndicalisme dans le numéro double 12/13.

Cette deuxième période de développement des Cahiers du Socialisme fut également marquée par la publication d’éditoriaux. C’était, pour les Cahiers, une façon d’intervenir plus activement dans les débats et préoccupations des militants et militantes des milieux populaires et syndicalistes autant que politiques.

Le deuxième moment

Après la parution, en mars 1983, du numéro double 12/13, la publication des Cahiers fut interrompue pendant près d’un an. Les raisons de cette interruption sont multiples mais les plus importantes tiennent à des difficultés financières et à une crise interne nullement étrangère à la crise qui assaille toute la gauche depuis plusieurs années. Cette crise interne se solda par quelques départs du comité de rédaction et l’arrivée de quelques nouveaux membres.

Cette crise, de même que la relance qui s’ensuivit, ne firent pas l’objet d’un éditorial comme ce fut le cas lors du premier moment de transformation des Cahiers. Cependant, la nature de cette crise et les objectifs de la relance transparaissent dans l’éditorial du numéro 14, paru au printemps de 1984[15].

Dans un texte interne ayant servi de base à la relance de la revue, le comité de rédaction se donnait alors l’objectif de travailler à l’élaboration d’un point de vue de gauche sur la réalité sociale et politique québécoise dans la perspective de la construction d’un rassemblement de la gauche dans le champ politique[16]. Cet objectif s’inscrit à l’intérieur de limites balisées par les notions de « rassemblement de la gauche » et de « socialisme ».

Par « rassemblement de la gauche » la revue réfère aux individus, groupes, associations, organisations politiques qui, en dépit de leurs contradictions internes, s’interrogent sur les mêmes questions de fond concernant l’organisation sociale et qui sont à la recherche d’une alternative progressiste, d’une transformation radicale des rapports de domination tels qu’ils existent aujourd’hui[17].

Le « socialisme » auquel la revue se réfère trouve ses fondements dans le marxisme dans ce qu’il a en lui d’essentiel : la méthode d’analyse et la mise en lumière de la nature des rapports sociaux. Dans cette perspective le marxisme auquel se réfèrent les Cahiers renvoie à tous ceux et toutes celles qui sont conscients-es des rapports de domination et d’exploitation, qui luttent contre ceux-ci et qui cherchent une alternative[18].

Les plus récents numéros de la revue, les numéros 14, 15 et 16, sont inspirés par cette définition. La facture des Cahiers a été peu changée mais la composition, elle, en fut modifiée. Ainsi, depuis le début de cette troisième période de développement, la revue cherche à produire des numéros plus articulés autour d’un thème et encore mieux inscrits dans la conjoncture.

Les cinq caractéristiques des Cahiers du Socialisme

Le bref historique que nous venons d’esquisser permet de faire ressortir les grandes caractéristiques de la revue.

Premièrement, la revue a toujours accordé une importance aux problèmes concernant le socialisme et la question nationale québécoise.

Deuxièmement, elle s’est toujours définie comme un instrument de débats et chacune de ses transformations tente de concrétiser plus activement cet objectif. D’une certaine façon, la diversité des articles de même que la diversité de leur provenance comme les réactions que certains suscitèrent montrent que cet objectif ne fut pas illusoire. Cependant, la réalisation de celui-ci demeure limitée car le tirage modeste de la revue, qui a toujours varié entre 1000 et 1500 exemplaires[19], indique que cet instrument de débat est demeuré un outil dont l’utilisation reste limitée.

Troisièmement, les Cahiers se sont toujours voulus le plus près possible, par les membres du comité de rédaction et les articles publiés, des lieux d’implication, de lutte. Cela fut concrétisé par l’élargissement et le renouvellement du comité de même que par certaines transformations de la revue. La poursuite des objectifs de départ au travers de ce renouvellement témoigne d’une certaine réussite de la revue. Toutefois, les femmes sont encore peu nombreuses au comité et il n’y a pas de jeunes. La revue est, à ce titre, traversée par les mêmes contradictions et sujette aux mêmes problèmes que rencontrent actuellement toutes les formes d’organisations militantes.

Quatrièmement, les Cahiers se sont toujours voulus indépendants des groupes, mouvements et partis politiques, des syndicats et/ou des autres formes d’organisation. Le comité de rédaction a ainsi toujours voulu préserver l’autonomie et la liberté de critique de la revue. Cette caractéristique a d’ailleurs fait que la revue a été « ouverte » à un pluralisme de points de vue critiques.

Finalement, la revue a toujours préservé son autonomie financière. Évidemment, la pauvreté chronique des Cahiers n’est pas étrangère à cela. En fait, la revue survit grâce aux abonnements et au soutien financier des membres du comité de rédaction.

À qui s’adressent les Cahiers du Socialisme?

Le bref historique que nous venons de faire nous permet de constater que les Cahiers se sont toujours adressés aux classes dominées, à ceux et celles qui subissent l’exploitation et les multiples formes d’oppression qui l’accompagnent. Évidemment, cela définit de façon très large quel est pour les Cahiers l’acteur principal du progrès social. Les Cahiers ont toujours voulu éviter le débat stérile concernant l’identification de « l’avant-garde-qui » doit « présider-aux-destinées-du-peuple » au profit d’une conception plus large, moins « pure », et moins restrictive. C’est la raison pour laquelle des concepts tels ceux de classe ouvrière et peuple québécois sont souvent côtoyés dans les Cahiers par des concepts moins précis socialement et politiquement comme ceux de travailleurs, de groupes populaires et de classes populaires. Cependant, même académiquement moins sûrs, ces concepts ont l’avantage de désigner plus concrètement les acteurs réels d’un éventuel progrès social démocratique.

Mais le faible tirage des Cahiers et la nature des articles, encore souvent trop académiques,expliquent que concrètement la revue n’est accessible qu’à un cercle plus restreint surtout composé de militants et militantes de groupes politiques, de groupes populaires, des syndicats et d’intellectuels-les.

Théoriquement, il n’y a pas de contradiction entre le fait de s’adresser aux classes populaires et celui de ne circuler que dans un cercle plus restreint.

Cependant, la vie de la revue ne peut être assurée que par une circulation grandissante tout comme le progrès social ne peut être assuré que par une mobilisation débordant le cercle immédiat des militants et militantes directement impliqués-es. Il y a là pour les Cahiers, comme pour toutes les publications alternatives, un problème fondamental à surmonter. Et, ce n’est pas uniquement la survie de ces publications qui dépend de la résolution de ce problème mais également leur légitimité sociale et politique.

Conclusion

En conclusion je voudrais, en tant qu’actuel coordonnateur et plus ancien membre de la rédaction des Cahiers, essayer d’évaluer le rôle social des Cahiers.

Bien sûr les Cahiers ne sont qu’une modeste revue qu’un groupe d’obstinés maintiennent « à bout de bras ». Le rôle social de la revue ne peut donc être que fort modeste. Modeste peut-être… mais tout de même utile, je le pense, pour la défense de l’idée de progrès social, de libération de l’exploitation.

Les Cahiers se sont voulus un lieu de débats et un médium de diffusion des idées progressistes. À ce titre, près de huit ans de publication et plus de 135 articles représentent un apport non-négligeable. Et si l’objectif des fondateurs était de combler le vide laissé par la disparition de Chroniques et de Socialisme Québécois, on peut penser que les Cahiers ont au moins contribué à assurer une tribune à la diffusion des idées progressistes et des analyses socialistes sur la société québécoise.

De plus, au cours de leur développement, les Cahiers se sont toujours définis comme actifs dans les débats dont ils ont fait état. Cette implication demeure une modeste contribution au processus de lutte contre l’exploitation. Cependant, dans le contexte actuel où la gauche est très minoritaire et en crise, où il n’est pas facile de défendre le socialisme comme outil nécessaire de la libération des classes dominées, la poursuite de l’expérience des Cahiers contribue au développement des lieux de débats et de questionnement sur le progrès social… conçu autrement que par le profit et la rentabilité.


[1] Éditorial, Les Cahiers du Socialisme, 1981, no 7, p. 5.

[2] Editorial Statement, Studies in Political Economy: a Socialist Review, Spring 1979, no 1, p. IV.

[3] Présentation, Les Cahiers du Socialisme, 1970, no 1, p. 2.

[4] Ibidem.

[5] Ibid, p. 3.

[6] Ibidem.

[7] Jorge Niosi, «La nouvelle bourgeoisie canadienne-française», Les Cahiers du Socialisme, printemps 1978, no 1, p. 5-51.

[8] Dorval Brunelle, « L’intervention de l’État dans l’économie et la question du rapport entre le fédéral et les provinces », Les Cahiers du Socialisme, printemps 1978, no 1, p. 51-87.

[9] Gilles Bourque, « Petite bourgeoisie envahissante et bourgeoisie ténébreuse », Les Cahiers du Socialisme, printemps 1979, no 3, p. 120-162.

[10] Éditorial, Les Cahiers du Socialisme, 1981, no 7, p. 3.

[11] Ibidem.

[12] Ibid., p. 5.

[13] Ibidem.

[14] Jean-Guy Lacroix et Pierre Milot, «Éditorial : Les Cahiers, les revues, la conjoncture», Les Cahiers du socialisme, automne 1981, no 8, p.8.

[15] Jean-Guy Lacroix, «Éditorial : La coalition pour que cesse notre paralysie politique», Les Cahiers du socialisme, printemps 1984, no 14, p. 4-13.

[16] Comité de rédaction des Cahiers du socialisme, Projet de relance, document interne, 1984, p. 1.

[17] Ibid., p. 2.

[18] Ibid., p. 2.

[19] Exception faite du numéro 2 dont le tirage s’éleva à 2500 exemplaires.

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